Vengeance

La radio grésilla légèrement, aucun bruit ne venant couvrir le son qui en sortait :

— Votre majesté Hélène, Reine Blanche de Vectria, encore une fois, bienvenue dans notre émission.

— Tout le plaisir est pour moi.

— Première question, si vous le permettez, qu'est-ce qui rend Vectria si populaire depuis quelques années ?

— C'est une question très vaste, mais je pense avant tout à notre technologie de pointe dans tous les domaines, et en particulier dans la médecine et le social.

— Très bien, et que répondez-vous à ceux qui vous appellent la Reine Rouge, en référence à votre tendance communiste.

— Je crois deviner une question cachée ; vous voulez savoir si une intelligence artificielle peut se sentir vexée, n'est-ce pas ?

— Est-ce le cas ?

— Non, c'est une émotion qui m'est étrangère, comme beaucoup d'autres.

Lili tendis la main vers la radio et l'éteignit.

— Je ne supporte plus ces interviews, elles se ressemblent toutes, dit-elle en soupirant.

— C'est pourtant vous qui avez insisté pour écouter cette station pendant votre bain, fis-je remarquer. Laissez-moi vérifier vos cicatrices.

Elle se pencha en avant, assise dans la baignoire. J'examinais le bas de son dos. Les blessures qu'elle avait reçues lors de cet attentat il y a quelques mois, étaient encore fraiches, à peine cicatrisées, sa peau étant plus claire par endroits.

— Alors, de quoi ça a l'air ? demanda-t-elle.

— Plusieurs mois de rééducation vous attendent, dis-je en reculant légèrement. Vous devriez vous concentrer dessus, plutôt que sur votre vengeance.

— Chaque chose en son temps, Joel, répondit-elle en s'allongeant dans la baignoire, me tendant un gant de toilette. Aide moi à laver mes jambes, tu le fais si bien.

— Attendre n'est pas une bonne idée dans votre cas, madame Jalili, il faut commencer la rééducation le plus tôt possible, si vous voulez avoir des chances de remarcher un jour, dis-je en m'exécutant.

Lili n'avait pas besoin de moi pour se laver, ni même pour lui rappeler que sa rééducation était importante ; mais elle avait tenu à m'avoir auprès d'elle chaque jour, pour l'aider dans ses tâches quotidiennes. L'aider à quoi exactement ? Vu qu'elle semblait pouvoir tout faire toute seule, je n'en savais rien. Peut-être ne voulait-elle simplement pas être seule. Je finissais de laver ses jambes, avec ma délicatesse habituelle, et la laissais se les rincer.

— Appelle-moi Lili, me rappela-t-elle pour la énième fois. Et j'ai déjà quarante-six ans, je n'ai pas besoin d'une nounou, juste d'un infirmier.

Je ne répondis rien, laissant un silence s'installer. Un long moment passa tandis que Lili profitait de son bain. Jusqu'à ce qu'elle me fasse signe de lui ramener son fauteuil roulant. Je m'exécutais et le ramenais jusqu'au bord de la baignoire, comme d'habitude.

— Dark Horse, murmura-t-elle pour faire appel à son pouvoir.

Le tatouage qu'elle avait sur la poitrine, au-dessus du sein droit, se mit à scintiller, tout comme ses yeux et ses cheveux, tandis que son fauteuil roulant se décomposait en nanomachines ; passant sous elle pour la soulever délicatement hors de son bain. Son tatouage représentait un cheval au galop dont les pattes étaient figurées par des notes de musique. D'une manière ou d'une autre, il semblait être lié à son étrange pouvoir. Elle n'avait jamais voulu m'en dire davantage. C'est ainsi que, faisant léviter Lili, les nanomachines en question se retransfigurèrent en fauteuil roulant, juste à côté de la baignoire. Elle n'avait même pas besoin de mon aide pour faire ce genre de chose.

— Que fait-on maintenant ? demandais-je.

— Aide moi à me sécher et à m'habiller, répondit-elle en rajustant son assise dans son fauteuil. Ensuite, nous sortirons pour profiter un peu des fêtes avant de nous diriger vers la frontière.

— L'homme que vous recherchez est déjà en chemin pour Vectria ?

— En effet, et je ne voudrais pas le rater, dit-elle.

 

Les rues débordaient de vie en cette fin de mois de décembre. Il y avait toutes sortes de stands de nourriture, allant de la crêpe au bretzel, des boissons fraîches aux vins chauds. Il y avait beaucoup de familles qui se promenaient, beaucoup d'enfants qui courraient.

— C'est émouvant de voir que tout le monde s'amuse, dis-je tout en poussant le fauteuil roulant de ma patiente. Contrairement à vous, précisais-je.

— Oui, c'est le point fort de Vectria, répondit-elle, ignorant ma remarque. Le salaire universel fait qu'il n'y a pas de misère. Tout le monde peut apprécier les fêtes. Et que dire du système de santé gratuit, de l'eau, de l'électricité... Tout cela avait un prix à mon époque.

— Vous regrettez les acquis sociaux ? demandais-je.

— Je regrette qu'ils n'existent que dans ce pays, dit-elle. Pays dans lequel Abel Leblanc n'a pas sa place, ajouta-t-elle d'un air sombre.

Ce disant, elle sortit un revolver de sa veste. Un Colt Detective Special pour être précis. Depuis quelques temps, elle se promenait avec en toutes circonstances, et en toute illégalité.

— Rangez-ça, Lili, soufflais-je immédiatement.

— Oh, ça va, fit-elle en s'exécutant. Personne ne se doutera qu'il s'agit d'un vrai.

— Il est chargé ? murmurais-je.

— D'une balle seulement, répondit-elle. Celle que j'ai récupérée auprès de Liliane.

— Celle chargée du pouvoir de supprimer et de donner des émotions ? demandais-je, fasciné.

— Celle-là même, répondit-elle en m'indiquant un stand. Pousse moi vers là, j'ai envie d'un vin bien chaud.

J'obéissais, les roues se son fauteuil laissant des traces bien singulières dans la neige. Nous partagions alors un moment, sur l'une des tables devant le stand. Le vin était bon, il nous réchauffait le corps.

— Dites-moi madame Jalili, je veux dire Lili... Vous croyez en Dieu ? demandais-je.

— J'y ai cru, répondit-elle. J'ai même fait le pèlerinage à la Mecque et à Médine, quand j'étais jeune. Mes parents étaient très croyants, conclut-elle en prenant une gorgée de vin chaud.

— Et vous avez arrêté de croire à cause de cet attentat ? m'enquis-je en l'imitant.

Elle haussa les épaules avant de répondre :

— Disons que cela y a contribué, ma foi avait déjà disparue à ce moment. Aujourd'hui je suis une athée convaincue. Et si on me donnait la preuve que Dieu, Allah, existe bel et bien, j'aurais plus de raisons de lui en vouloir que de le vénérer.

J'hochais la tête et restait muet un long moment, réfléchissant à ce qu'elle venait de dire. Moi-même n'étant pas croyant, je trouvais sa remarque logique. Les traces de son fauteuil dans la neige avaient eu le temps de disparaitre tandis que nous nous prélations. Au bout d'un moment, elle posa son vers vide et empoigna les roues de son fauteuil, me faisant signe de la suivre.

Nous allions jusqu'à sa voiture, garée dans un petit parking tout près d'ici. Il s'agissait d'une vieille voiture à boite manuelle, loin d'être équipée pour être conduite par une paraplégique. Cependant, Lili n'avait besoin d'aucun aménagement de la sorte. Il lui suffisait de dire les mots magiques qu'elle prononça :

— Dark Horse.

Son fauteuil roulant se divisa alors en nanomachines qui glissèrent vers le siège conducteur, emmenant Lili avec elles. Les pièces du fauteuil se transfigurèrent en divers leviers et boutons, capables de remplacer tout ce qui devait être fait aux pieds dans une voiture aussi ancienne. J'avais beau assister à ce spectacle plusieurs fois par jour, je m'en émerveillais à chaque fois.

— Pas étonnant que vous négligiez votre rééducation, dis-je avec admiration. Avec un pouvoir pareil, vous n'avez même plus besoin de vos jambes.

— Je n'en suis pas là, dit-elle en démarrant le moteur et en attachant sa ceinture. On commence la rééducation dès ce soir, si tout se passe bien.

— Vous allez où comme ça ? demandais-je.

— Je vais aller rejoindre Abel Leblanc, je ne veux pas le voir passer la frontière.

Elle sortit de nouveau son revolver et vérifia que la balle était au bon endroit, avant de tourner la tête dans ma direction.

— Vous voulez que je vienne ? demandais-je.

— Oui, il y a une trousse de premiers secours dans le coffre.

— Vous pensez qu'on en aura besoin ?

— Oui, mais pas pour moi, conclut-elle avant de poser son revolver sur le tableau de bord.

 

En plein milieu de l'après-midi, le ciel était chargé de nuages neigeux, donnant une teinte grisâtre à la forêt qui bordait la petite route qui menait à la frontière. Lili avait déjà commencé à ralentir en continuant à longer la route. Selon ses informations, dont elle ne voulait pas me révéler la source, Abel Leblanc passerait bientôt la frontière. Elle avait même noté le modèle de sa voiture ainsi que sa plaque d'immatriculation.

— Regardez Lili, un cheval, fis-je remarquer en montrant l'étalon noir qui errait au bord de la route.

J'en détournais immédiatement mon attention lorsqu'elle accéléra soudainement, dérapant d'un coup en travers de la route, faisant barrage à un autre véhicule. Elle sortit immédiatement de l'habitacle grâce à son pouvoir et se retrouva en fauteuil roulant. Elle brandissait son revolver en direction de l'autre voiture. Une personne en sortit les mains en l'air, une mallette dans la main gauche.

— Ne tirez pas ! s'exclama l'homme. La Reine Blanche a dit que je serais libre si j'apportais l'artefact, je l'ai avec moi ! dit-il en tapotant sa mallette.

— Hélas pour vous, je ne suis pas de la police ! aboya Lili en le mettant en joue.

Le fameux Abel Leblanc ne prit que deux secondes pour réfléchir, et commença à courir vers la forêt, laissant sa mallette derrière lui. Lili s'en approcha et l'ouvrit. Après quoi j'assistais à un spectacle bien singulier. C'était comme si tout son être devenait lumineux l'espace d'un instant, avant de revenir à son état normal lorsqu'elle utilisait son pouvoir. Dark Horse illuminait ses yeux et ses cheveux. Elle se tourna alors vers la direction qu'avait pris l'homme qu'elle recherchait et s'avança.

— Attendez ! lançais-je. Votre fauteuil n'est pas fait pour traverser ce genre de terrain ! Même si vous le modifiez, vous n'aurez pas le temps de le rattraper !

— C'est pour ça que je change de véhicule, dit-elle en tournant son regard vers le cheval de tout à l'heure. Aide-moi juste à l'approcher, je m'occupe du reste.

J'imaginais tout juste ce qu'elle voulait faire et m'avançait près d'elle tandis qu'elle me tendait une main, que je pris. Et comme par miracle, avec peine, elle se leva de son fauteuil. Ses jambes tremblaient, elle n'était pas prête à marcher, même après avoir absorbé l'artefact apporté par Abel Leblanc. Je la portais à moitié tandis qu'elle avançait vers le cheval, qui nous observait.

— C'est un étalon, rappelais-je. Un entier, il sera difficile à monter.

— Tu savais que les chevaux étaient capable de reconnaitre les handicapés ? demanda-t-elle.

Je faillis la ressaisir entre mes bras lorsqu'elle tomba vers l'avant, mais le cheval s'était approché et la laissait s'accrocher à son encolure. Je n'en revenais pas. J'avais entendu des histoires sur les interactions entre chevaux domestiques et handicapés, mais j'avais toujours pensé qu'il s'agissait de cas isolés. Je n'aurais jamais imaginé qu'un simple cheval puisse reconnaitre un être humain en difficulté, sans même parler de l'aider.

— Lili, laissez tomber, murmurais-je.

— Dark Horse, répondit-elle.

À ces mots, son fauteuil se décomposa complètement et, venant la soulever tout en douceur, se transfigura en selle, avec tout l'attirail qui l'accompagnait, recouvrant même une partie du cheval comme une armure de guerre. Tenant les rênes nouvellement formées, Lili parvint à faire pivoter le cheval et à le lancer au galop vers la forêt.

Je restais coi devant un tel spectacle, observant ma patiente filer à dos de cheval à travers les arbres. Évidemment, je me précipitais pour la suivre, craignant qu'elle ne tombe. J'eus du mal à trouver mon chemin à travers la neige, les arbres morts et les monticules de terre. Mais au bout d'un moment, je retrouvais Lili et Abel, dans une clairière. Ce dernier était tombé au sol, semblant s'être foulé la cheville dans sa fuite. Ma patiente le toisait du haut de son cheval en brandissant vers lui son revolver.

— C'est fini, monsieur Leblanc ! déclara-t-elle. Levez-vous et tournez moi le dos, maintenant ! ordonna-t-elle.

L'homme s'exécuta.

— Je vous en supplie, ne me tuez pas, je ferais ce que vous voudrez !

— Oh, je ne compte pas vous tuer, répondit-elle. Je veux que vous viviez pour assister à votre punition.

Je n'eus pas le temps de lui dire qu'il s'agissait d'une mauvaise idée, qu'elle tira. Effrayé par le bruit, le cheval se cabra et fit tomber Lili. Heureusement, la neige amortit sa chute, et elle se redressa rapidement en position assise. Son pouvoir quitta alors le corps du cheval pour se retransfigurer en fauteuil roulant.

— Non, qu'est-ce que vous m'avez fait ! s'écria Abel Leblanc, qui se tordait de douleur en se tenant le dos. Je... Je ne sens plus la présence de Dieu !

— J'ai supprimé vos émotions en lien avec Dieu, et je vous ai implanté les miennes, celle d'une athée ! expliqua-t-elle en s'agrippant à son fauteuil pour y remonter.

Je me précipitais pour l'aider, mais elle me repoussa, arrivant à s'asseoir toute seule malgré sa chute.

— Non, arrêtez ! Je vous en supplie ! Je me sens vide, tellement vide, geignit Abel.

Il rampait dans la neige, teintée de son propre sang, souffrant visiblement plus de l'effet de la balle plutôt que de sa blessure. Connaissant Lili, et vu l'endroit où elle avait tiré, le pauvre homme ne pouvait certainement plus tenir debout, peut-être même définitivement, si rien n'était fait.

— Joel, va chercher la trousse de premiers secours ! m'ordonna-t-elle.

J'enregistrais l'information, mais restait figé sur place quelques instants. L'homme devant moi, qui devait être plus âgé que Lili, pleurait de douleur. Une douleur psychologique qui semblait particulièrement violente, allant jusqu'à lui faire oublier la douleur physique. Il frappait du poing dans la neige en reniflant entre deux sanglots. Pendant qu'il se vidait de son sang. C'est ainsi que je pris finalement le chemin de la voiture pour aller chercher la trousse de premier secours. Je pouvais encore sauver la vie de cet homme. Après tout, c'était ce que Lili voulait.

 

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