La sonnerie annonçant la fin des cours fut comme un coup de poignard pour Zahira. Alors que la majorité de ses camarades rangeaient avec entrain leurs affaires, la jeune fille se recroquevilla sur sa chaise, essayant de calmer ses crampes d’estomac.
— Alors “Sahara”, on fait la vidange ?
— T’es crade “Ça-ira”, tu pourrais attendre d’être aux toilettes, c’est juste en face.
Les deux chipies se pincèrent le nez en faisant une grimace dégoûtée, puis sortirent de la salle en pouffant, fière des surnoms qu’elles avaient donnés à leur souffre-douleur. Assis à son bureau, le professeur d’histoire semblait absorbé par son téléphone. Cela faisait longtemps qu’il avait choisi son camp : si pendant les cours, il mettait ses élèves en garde contre les dictateurs et les oppresseurs, au quotidien il préférait ignorer les tyrans au sein de sa propre classe.
Zahira attendit que tout le monde soit parti pour se lever à son tour et ranger lentement ses affaires. Elle savait que Sonia et Tiphaine l’attendaient à la sortie, pressées de pouvoir la harceler loin des figures d’autorité du lycée. Qui sait ce qu’elles inventeraient cette fois-ci ? Après les classiques croche-pieds dans les couloirs, le chewing-gum dans les cheveux, le verre d’eau renversé sur son entrejambe et les insultes quotidiennes, les deux filles étaient passées au niveau supérieur grâce aux réseaux sociaux. Les attaques se multipliaient en ligne et certains cyber-harceleurs s’étaient même donné rendez-vous devant le lycée pour continuer leur œuvre de manière plus concrète. Après avoir essuyé plusieurs coups de poing et même un coup de pied dans les côtes, Zahira avait compris qu’il valait mieux sortir par l’arrière du bâtiment et couper à travers le parc.
Ce n’était pas faute d’en avoir parlé à ses professeurs et au proviseur du lycée, montrant ses bleus comme preuves. Mais les deux pestes savaient y faire et planifiaient leurs attaques loin des regards. Quant à sa famille, il ne fallait pas en attendre grand-chose. La mère de Zahira pensait qu’elle exagérait, tandis que son père lui affirmait qu’elle devait rendre les coups. Oeil pour oeil, dent pour dent. En théorie, c’était séduisant. En pratique, Zahira ne faisait pas le poids face à ces démons. Il fallait qu’elle s’arme.
*
Puisque personne ne voulait l’aider, Zahira s’était réfugiée dans son monde, un univers imaginaire dans lequel tout est possible si on s’en donne les moyens. Un univers où on est libre de développer ses propres pouvoirs et de concocter des armes puissantes. Ses nouvelles idoles pouvaient invoquer des démons, lancer des malédictions et créer des élixirs mortels.
C’est dans ces moments-là que Zahira regrettait sa famille trop classique. Elle n’avait ni grand-mère mystique ni vieille tante persuadée qu’elle communiquait avec l’au-delà à travers une boule à neige et quelques bâtons d’encens. Non, dans sa famille, la seule personne à sortir un peu des clous était sa cousine Tahra, qui avait décidé de vivre au sein d’une communauté hippie à la campagne. Rien de très menaçant. C’est donc vers la bibliothèque municipale qu’elle s’était d’abord tournée. Mais dans ce bâtiment aseptisé, les sorcières qui habitaient les livres se contentaient de distribuer des pommes empoisonnées ou de construire de jolies maisons en sucreries. Face à la tempête qu’elle affrontait au quotidien, Zahira savait qu’elle avait besoin d’une inspiration plus… corsée. Elle rêvait de sorts puissants et implacables, d’un supplice insidieux et d’une vengeance douloureuse.
Son intuition la mena jusqu’à la vitrine camouflée d’un magasin d’antiquités. L’enseigne, isolée au fond d’une allée, représentait le cliché parfait pour un magasin ésotérique. Et effectivement, une fois qu’on passait les quelques meubles poussiéreux de l’entrée et les étagères pleines de bibelots, un lourd rideau en velours rouge indiquait la présence d’une pièce secrète. La première fois qu’elle s’était glissée derrière l’étoffe, Zahira avait laissé échapper une exclamation de surprise. Vieux grimoires, fioles multicolores, paquets d’herbes sèches et squelettes d’animaux décoraient des étagères étroites : un paradis pour ceux et celles qui cherchaient un peu de magie dans leur vie.
Cette pièce poussiéreuse était devenue un refuge réconfortant pour Zahira. Elle y passait souvent après l’école, comme une étape indispensable pour se remettre d’aplomb avant de revenir chez elle et d’affronter le sourire inquisiteur de sa mère. La propriétaire des lieux, une jeune femme au look classique, l’avait prise sous son aile et lui détaillait avec plaisir les pouvoirs de chaque objet mystique. Pour ne pas berner Zahira, elle insistait bien sur le caractère hypothétique de tout cet univers, mais la lycéenne y croyait dur comme fer. Des poudres pour attirer le mauvais œil, pourquoi pas. Des rituels pour calmer des fantômes hurlants, certainement. Il fallait que ces sorts tiennent la route, sinon elle n’avait plus rien à quoi se raccrocher.
*
Quand l’incident arriva, ce n’est pas la sirène des ambulances qui avertit Zahira, mais les chuchotements de ses camarades de classe suivis d’un brouhaha excité d’élèves se ruant devant l’établissement. Plus calme que ses collègues, elle prit le temps de ranger ses affaires avant de suivre le mouvement. Devant les grilles du lycée, une marée humaine s’était formée et Zahira eut du mal à se glisser au travers. “Il n’a même pas freiné !” Après avoir joué des coudes pour accéder au centre de la scène, elle s’arrêta net. Au milieu de la route, à quelques centimètres à peine d’une voiture au capot endommagé, se trouvaient les corps de Sonia et Tiphaine. Quelques égratignures ornaient leurs visages, où l’on distinguait encore une rondeur enfantine, et leurs cheveux en pagaille s’étalaient joliment sur l’asphalte sombre. Très vite, deux ambulanciers arrivèrent, essayant de disperser la foule pour s’occuper des deux adolescentes. Avant que le proviseur du lycée l’empoigne par le coude pour l’éloigner des lieux, Zahira aperçut l’angle bizarre que formaient les jambes de ses tyrans. L’impact avait dû être violent.
Après ce qu’il s’était passé, les professeurs savaient qu’ils auraient du mal à garder l’attention de toute une classe. Le proviseur préféra donc renvoyer tout le monde chez soi, en leur demandant de sortir par l’arrière de la cour, par le parc. La plupart des élèves en profitèrent pour se réunir dans un coin de verdure et discuter de ce qu’ils avaient vu.
“Le chauffeur avait l’air tellement choqué, je l’ai vu vomir sur le trottoir !”
“Tu sais ce qu’elles faisaient là toi ?”
“J’espère qu’on n’aura pas cours demain.”
Zahira soupira et se mit en marche pour rentrer chez elle. Cette fois, elle ne passerait pas par le magasin d’antiquités. Il faut croire que ce n’était plus nécessaire. Quel dommage. Cela faisait des semaines qu’elle se renseignait sur l’occulte, qu’elle travaillait fort à se venger, et voilà qu’une voiture récoltait tous les honneurs ? Au mauvais endroit au mauvais moment. Parfois, il suffit de pas grand-chose.
Du bout des doigts, Zahira caressa les poupées en tissu qui se cachaient au fond de sa poche de manteau. Elle avait passé tant de temps à les façonner, trouvant la couleur de ruban parfaite pour illustrer les cheveux châtains de Tiphaine, avant de fouiller dans les rayons de la quincaillerie pour dénicher des boutons bleus comme les yeux de Sonia. Elle y avait passé de longues nuits blanches, traçant des symboles mystiques à la craie, mélangeant poudres et ointments, sacrifiant même quelques gouttes de son propre sang. Elle était fière de son œuvre et regrettait de ne pas pouvoir les utiliser.
Créer des poupées vaudou visant ses harceleuses, puis découvrir qu’elles se sont fait violemment renverser par une voiture. Quel hasard. Quel choc ! La jeune lycéenne ne saura jamais si elle avait réussi à s’approprier des pouvoirs obscurs.
À moins que…
Zahira esquissa un sourire narquois et jeta les deux poupées dans une poubelle.
Au suivant.
J'ai beaucoup aimé ton histoire et spécialement la chute : est-elle responsable ou non ? On ne le saura sans doute jamais mais ce choix est laissé à l'appréciation du lecteur.
Merci pour ce récit !
Intriguée par ton avatar, je suis allée sur ton profil et les premières lignes de ton récit m'ont bien intriguée ! Hâte de te lire.
Court et efficace! Et la fin est très bien, laisser le doute chez nous... Le temps que prend Zahira pour ranger ses affaires m'a marqué. Est-ce parce qu'elle a l'habitude de laisser ses harceleuses partir (en espérant qu'elles ne l'attendent pas), ou parce qu'elle sent ce qui s'est passé? Doute ;)
J'ai lu que tu avais eu un nombre de caractères limités pour cette nouvelle. Je comprends donc les choix. Si jamais tu as envie un jour de l'augmenter, tu pourrais aller un peu plus loin pour décrire les émotions de Zahira par rapport au harcèlement. A la fin peut-être aussi: elle soupire lorsqu'elle repart de l'école. Mais n'y a-t-il pas d'autres émotions qui la traversent?
Au plaisir de lire d'autres de tes nouvelles!
J’aime bien le côté « On ne saura jamais » laissant le lecteur décider. Tu pourrais insister encore plus sur la détresse de Zahira face au harcèlement (malheureusement bien répandue, même si plus rare au lycée et plus fréquente au collège), indiquer que les représentants de l’ordre (à savoir ici le proviseur et les professeurs) l’ont écoutée, crue, mais se sont retrouvés aussi impuissants qu’elle (c’est encore pire de savoir que même l’autorité a les mains liées).
Quoi qu’il en soit, j’ai passé un bon moment de lecture.
Proposition de correction :
Quand l’incident arriva, ce n’est pas la sirène des ambulances qui avertit Zahira
→ ce ne fut pas la sirène des ambulances
Cette fois, elle ne passerait pas par le magasin d’antiquités. Il faut croire que ce n’était plus nécessaire.
→ Il fallait croire que ce n’était plus nécessaire.
Et merci pour les propositions de correction, effectivement je ne fais pas toujours attention à la concordance des temps, je vais regarder ça !
Enfin, je suis contente que la fin "mystérieuse" ait plu, effectivement c'est au lecteur de décider si oui ou non, Zahira s'est fait vengeance elle-même.