VI - Les crochets du serpent

Par Jamreo
IV . VI 

 

— Messire Ward !

Iccara franchit la porte qui la menait à la salle principale de la Couleuvre et trouva Ward toujours à genoux, concentré sur sa prière avec les deux hommes. La jeune fille s'arrêta en glissant sur le sol, haletante. Le bourdonnement de son sang couvrait son ouïe, elle n'entendait presque plus rien.

— Messire Ward ! cria-t-elle à nouveau.

L'intéressé leva une tête blanche comme un linge vers elle et se redressa.

— Hé, dit-il, me donne pas du « messire » ! Qu'est-ce qu'y a ?

Sa voix était sourde. Iccara secoua la tête pour retrouver son souffle, frappa d'une main contre son oreille, mais rien n'y fit.

— T'as trouvé quelque chose ?

— Non, non, rien.

Le visage de Ward se ferma.

— Repars au boulot, alors. On va pas attendre ici une éternité. Faut absolument qu'on trouve le moyen de les convoquer.

— Non, il faut qu'on parte d'ici. Maintenant. J'ai entendu un loup !

Le plus jeune soldat prit une inspiration paniquée. Près de l'entrée, les chevaux s'agitaient à nouveau, piaffaient, poussaient des hennissements. Ward leur accorda une œillade perplexe.

— Un loup, et puis ? Je croyais que Siva t'avait prévenue. Y a des loups par ici, ouais, un ou deux, mais t'inquiète pas. On a les moyens de se défendre. Allez, l'exhorta-t-il.

Iccara ne bougea pas. Elle sentait bien que quelque chose n'allait pas. L'air lui-même s'était alourdi. Elle entendit un deuxième hurlement.

— Ils se rapprochent, chuchota-t-elle. Ils sont plusieurs.

Le jeune soldat contracta ses doigts autour du pommeau de son arme, prêt à dégainer, et s'enfuit vers l'entrée pour jeter un œil à l'extérieur. Mais le crépuscule était trop épais à présent, il ne verrait rien. Ward fixait Iccara sans bouger. Elle se précipita vers lui et, avant qu'il ait pu faire un geste, lui attrapa le bras.

— Vous ne sentez pas ? articula-t-elle.

Les lèvres du soldat formèrent un « quoi ? » énervé.

— L'air est lourd... dit-elle lentement.

C'était comme parler, hurler alors que sa bouche était emplie de soie ou de tissu. Elle planta ses ongles dans le bras de Ward afin de conserver un appui, de garder un ancrage dans le monde réel.

Il ne pensa pas à la repousser. Bientôt, les trois hommes commencèrent eux aussi à se frotter les oreilles et à jeter des regards paniqués autour d'eux, impuissants

C'était comme si le bâtiment lui-même, au son des prières répétées de Ward et de ses acolytes, était sorti de son sommeil ancestral. C'était peut-être les Anges, qui avaient répondu. Au cœur des pierres, dans ces murs ancestraux et froids elle distinguait une présence, qui flottait en l'air également, mais ce n'était pas une présence amicale ou bienveillante. Elle sentait le poids d'un jugement horrible et diaboliquement mauvais dans cette fourbe conscience qui s'enroulait autour d'eux, tel un serpent. Les Anges étaient-ils en colère ? Ward avait-il murmuré des mots qu'ils n'avaient pas voulu entendre ? Ou bien était-ce Iccara, par ses errements dans les entrailles secrètes de la Couleuvre, qui avait provoqué leur courroux ?

Mais étaient-ils seulement là ?

S'il-vous-plaît, se mit à scander Iccara en son for intérieur, s'il-vous-plaît.

Elle ne savait pas ce qu'elle implorait, pour quoi elle priait. Pour la pitié ? La miséricorde ? Une vibration lourde ébranla la terre et fit trembler les vitraux de la Couleuvre encore en place. Iccara fut projetée au sol et Ward s'effondra sur elle. Elle dut mâcher sa langue pour ne pas crier de douleur. L'homme se redressa en jurant.

Les hurlements ne faiblissaient pas. C'était la lente annonce de la menace qui avançait, l'annonce de la mort que les Anges souhaitaient répandre. Pourquoi réagissaient-ils de cette manière ?

Non... non, ce n'était pas possible. C'était une erreur que de vouloir reconnaître les Anges dans la présence noire qui envahissait l'intérieur de la Couleuvre. Elle qui connaissait sur le bout des doigts la légende, et quelques variantes populaires que lui avaient racontées son père adoptif, aux cuisines de Milan, avait gardé le souvenir d'êtres infiniment puissants, et blancs. Ils étaient sans compassion et ne se mettaient pas au niveau de celles et ceux qu'ils protégeaient, mais c'était leur devoir de se battre contre la vermine qui contaminait la civilisation et de préserver cette dernière du mal.

Or, le mal était ici.

Les Anges n'étaient pas là... partis... morts, ou changés. Corrompus eux aussi.

Pendant un instant, si bref qu'elle crut rêver, Iccara aperçut dans la nef des formes plus noires que la pénombre ; on aurait dit de fins personnages encapuchonnés, aux contours imprécis, armés chacun d'une lance. L'étoffe de leur vêtement était de vapeur et de miroitements, et bien qu'elles n'aient pas d'yeux visibles la petite servante eut la sensation que ces choses la fixaient. Derrière, avant que le spectacle ne s'évanouisse, un éclat d'une blancheur crue souligna leurs contours et sembla les happer. Elles reculèrent et s'y noyèrent.

Iccara cligna des paupières. Il n'y avait plus rien. Elle eut la certitude que les Anges n'étaient plus. À la place il y avait ces créatures d'ombre et de désolation qu'elle avait aperçues.

Cela n'avait pas d'importance. La Couleuvre était maudite et corrompue, repère de mal qu'il fallait déserter. Aucune aide ne leur serait apportée ici. À la plainte des loups s'ajoutait le bruit infâme de leur salivation, des crocs qui claquaient et de leurs griffes puissantes s'enfonçant dans la terre. Ils se rapprochaient.

La jeune fille se précipita vers Ward.

— Ward !

Elle agrippa son bras et le tira en arrière. Il se raidit et empoigna le pommeau de son épée avant de se retourner, prêt à dégainer. Iccara lui fit signe de ne pas attaquer. Les yeux du soldat s'étrécirent et il cria quelque chose.

— Il faut partir! s'époumona-t-elle. Maintenant !

Son teint était livide, cadavérique, et il affichait une mine passablement perplexe.

— Il faut partir ! répéta-t-elle. Les Anges sont morts, ils sont morts !

En désespoir de cause, elle pointa vers la sortie. La mâchoire de Ward se durcit et il fit un signe négatif de la tête. Sortant l'épée de son fourreau, il se campa solidement sur ses jambes et dit, la mine grave :

— Les loups.

Iccara eut un saisissement de frayeur. Elle n'aurait pas cru qu'ils puissent être si rapides... mais la meute était sur eux.

Les deux frères d'armes de Ward n'étaient plus en vue. Peut-être s'étaient-ils enfuis pendant qu'il en était encore temps, laissant leur compagnon et la jeune fille seuls face au danger pour sauver leur propre vie. La servante et le soldat étaient seuls.

Non, pas tout à fait seuls : les chevaux étaient là. Les pauvres bêtes se cabraient comme des diables, l'écume aux babines, et leurs yeux se révulsaient de terreur. Ils étaient leur dernière chance. Si Iccara réussissait à dénouer les rênes...

Iccara serra les poings, enfonça ses ongles dans la chair tendre de ses paumes. Le courage sembla naître de la douleur. Ignorant la poigne de Ward qui chercha à la retenir, elle s'élança vers les montures. Des pattes grattaient aux murs. Iccara attrapa la crinière du premier cheval. Elle s'y agrippa, entraînée par ses ruades. L'urgence de la situation l'aveuglait, endormait ses réflexes, et elle ne songea pas à se replier lorsqu'il se cabra. Un sabot l'atteignit au coude et elle se trouva propulsée en arrière. Sa bouche s'ouvrit sur un gémissement.

Un martèlement sourd fit trembler le sol où Iccara s'était échouée en serrant contre elle son bras blessé. Cette nouvelle manifestation de forces malignes lui glaça le sang : car après le dernier coup, qui ébranla les dalles et s'infiltra dans les os de tout son corps, les grondements, jappements, bruits de griffures sur les murs extérieurs de l'église s'évanouirent. Il ne restait plus qu'un silence surnaturel et oppressant. Tout s'était arrêté, suspendu, et le regard de la jeune fille parcourait, avec peine et lenteur, la nef irisée d'écarlate et de bleu, au gré des derniers vitraux fendillés et de la nuit qui y tombait. C'était grandiose, austère, autant que terrible ; car les pierres étaient noires, l'air nauséabond de peur, et on n'entendait plus que la respiration des êtres pris au piège dans la maison d'un Dieu glacial, absent, qui ne daignait pas tourner son regard vers eux. Qu'avaient-ils fait ? c'était la mort qu'ils attendaient dans ce silence ; le calme n'était qu'un leurre, une façade. Mais qu'avaient-ils donc fait ?

Iccara se releva. Dans son bras pulsait une douleur profonde qui lui faisait monter les larmes aux yeux. Et ce fut à travers ces larmes qu'elle distingua, là-bas, la silhouette de Ward qui se tenait près de l'autel, épée brandie à deux mains. La lame brillait d'un éclat sinistre, ainsi que son regard planté sur elle. Il hocha une nouvelle fois la tête, l'air incertain.

— Venez avec moi ! mugit-elle à son attention.

Il baissa son épée, puis, après un instant d'hésitation, s'élança vers elle. La trêve était inespérée. Iccara ignorait combien de temps cela durerait. Ward, replaça son arme dans son fourreau et allia ses efforts à ceux d'Iccara pour maîtriser le cheval fou. Il saisit la servante par la taille tout en retenant les rênes, et réussit à la propulser sur la selle.

— Accroche-toi bien, conseilla-t-il.

Iccara hocha la tête. Lorsque la porte céderait l'affrontement serait inévitable. Son imagination lui faisait voir des choses et ressentir des douleurs incroyables : elle voyait presque les pupilles perçantes et cruelles des loups déchirer l'ombre, sentait leur salive dégouliner sur elle tandis que leurs pattes labouraient le flanc du cheval et traçaient des sillons ensanglantés dans ses jambes. Elle ressentait la rage de leurs crocs plantés dans ses mollets... jusqu'à ce qu'un de ces êtres au poil hirsute, grondant tel un diable, se jette sur sa gorge pour la lui arracher.

Non, ce n'était qu'imagination. Pour combien de temps encore ?

— Montez-dit-elle à Ward.

Mais le soldat n'en fit rien. Certes, ce serait plus facile pour la monture de filer à travers bois sans devoir traîner le poids d'un homme adulte, mais...

— Ward, implora-t-elle.

Il ne comptait tout de même pas rester ici ? Iccara fut bientôt soulagée : le soldat entreprenait de domestiquer un deuxième cheval

Mais alors qu'il tentait vainement de se mettre en selle, un hurlement solitaire cassa le silence. Il se retourna, surpris, ébahi, perdu, et laissa échapper un juron. Iccara enfouit son visage dans la crinière de sa propre monture en sanglotant de peur.

Quelques secondes plus tard, la porte de l'église s'écrasa contre le mur. Sans les voir, Iccara sentit les loups se déverser à l'intérieur de la Couleuvre, dans un courant d'air imprégné de leur odeur délétère. Le cheval fit une embardée qui faillit la projeter à terre. Iccara rassembla son courage et dressa le cou. Les bêtes à la parure noire et aux dents éclatantes se perdaient dans un seul mouvement, une rumeur unique. Elle fut emportée par les sursauts du cheval qui, attaqué de toutes parts, donnait coups de tête et de sabots pour se défendre.

Elle espérait que Ward s'en sortirait, car il était trop tard pour faire demi-tour. Le cheval s'était élancé vers la porte. Tenue relativement hors des morsures par la hauteur, Iccara ne tentait même pas de le guider. Il se secouait dans tous les sens, frappait, avançait dans cet océan de noir, qu'il écartait de coups de sabot. Elle sentait le frottement des fourrures contre ses jambes, le frôlement des crocs, les éclaboussures de sang qui devaient napper ses mollets.

Heureusement sa monture tint bon. Dans un dernier sursaut d'énergie, elle franchit la porte et s'effondra dans un hennissement épuisé. Iccara fut projetée au sol, un pied retenu par l'étrier. Elle ignora la douleur dans sa cheville et se contorsionna pour s'agenouiller près de l'animal.

— Relève-toi, supplia-t-elle en lui tapotant le cou. Relève-toi, je ne m'en sortirai pas sans toi...

Des blessures béaient à son côté. Iccara ne pouvait que lui murmurer des encouragements. Il sembla y être sensible car il poussa un faible hennissement. Ses yeux humides roulaient sous les paupières, sans se fixer, perdus. La jeune fille glissa ses doigts dans sa crinière et se pencha à son oreille pour murmurer tout bas, des murmures lourds d'angoisse.

— S'il-te-plaît...

Alors, miraculeusement, il roula sur le côté avec une deuxième plainte. Du sang tachait les cailloux, là où il s'était trouvé allongé, mais Iccara ne réussit pas à déterminer si les blessures qu'il avait à l'autre côté étaient graves ou non. Le cheval tenta une première fois de se mettre debout, sans succès.

— Allez, tu peux le faire...

Le vacarme de la lutte leur parvenait depuis la Couleuvre : des bruits indéterminés, fracas, déchirements et craquements hideux, noyés de cris qu'elle ne discernait pas clairement, ou plutôt qu'elle refusait d'entendre tout à fait, car ils lui faisaient peur.

Le cheval se dressa d'abord sur ses genoux, puis, difficilement, sur ses jambes. La jeune fille dut s'y reprendre à plusieurs fois pour se hisser sur son dos. Il attendit, avec une dignité effacée, stoïque. Il laissa échapper un sifflement exténué lorsque, de son genou, elle effleura la coupure que son côté gauche. Elle n'était pas experte ; les saignements abondants lui avaient fait craindre le pire, mais la plaie ne paraissait pas si profonde. Peut-être y avait-il de l'espoir ? La gorge nouée, à nouveau elle flatta l'encolure du pauvre animal.

Ils se mirent en route dans la forêt. Iccara n'avait pas la moindre idée de la direction à prendre, mais tout ce qui comptait en cet instant était de mettre le plus de distance possible entre elle et la maudite Couleuvre.

 

 

 

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Milan

Cela faisait six jours qu'ils étaient arrivés à Milan.

Dans la nuit du septième, Luca se réveilla en sursaut. Il avait une sensation terrible de vertige et de tournis, et ouvrit les yeux pour voir les murs danser. Il se redressa en faisant glisser la couverture qui lui tenait trop chaud. Le décor se stabilisa.

Il avait cru entendre un cri et un son de sabots... le jeune souffleur voulut se lever pour vérifier l'extérieur qui se déployait sous sa fenêtre. Non pas qu'il y ait grand-chose à voir : un chemin tenu à moitié caché par des broussailles, qui faisait le tour de la bâtisse et remontait vers la porte principale du château. Peut-être un cheval était-il arrivé ? S'asseyant au bord du lit, les mains posées sur les cuisses et le regard tourné vers le sol, il prit une seconde pour remettre ses idées en place. Les plumes contenues dans le matelas et l'oreiller faisaient de son sommeil un épisode lourd et fracturé d'éveils intempestifs. Il n'était pas habitué à tant de luxe et préférait de loin le contact râpeux de la paille, même s'il serait jugé inconfortable par les habitants de ce château.

Le monde des grandes gens était une chose incompréhensible. Il lui semblait qu'ici, les courants d'air étaient les véritables maîtres ; dans les couloirs et les vastes salles en murs de pierres, recouverts de tapisseries élimées par le temps qui ne suffisaient pas à cacher les fissures et les meurtrières, les os se glaçaient de froid quand bien même le soleil brillait à l'extérieur. Jamais, semblait-il, la douceur et les beaux jours ne parviendrait à percer l'ombre et l'humidité de l'intérieur.

Cependant, Luca avait conscience que la majeure partie du château lui était refusée. Il avait été confiné dans une aile à l'aspect austère et inamical qui ne correspondait pas à ce qu'il avait pu voir à son arrivée. Cette façade majestueuse, dotée de fenêtres larges qui devaient accueillir la lumière par vagues entières... on ne lui laissait plus rien en voir. Après un bref entretien avec la petite Bianca, dès le premier jour de sa présence à Milan Luca avait été conduit par Siva dans cette chambre, et enfermé. Heureusement, comme pris de remords ou torturé par une conscience pour le moins surprenante, Siva était revenu le lendemain pour le libérer. Non, libérer n'était pas le mot juste : il lui avait annoncé qu'il pouvait déambuler dans cette aile du château pour quelques temps, s'il voulait chasser l'engourdissement de ses jambes et l'ennui de ses pensées. Une attention que Luca n'avait su vraiment apprécier. Oui, il y reconnaissait de la prévenance, mais songeait qu'il aurait été plus simple de l'accueillir sans se méfier de lui, ainsi, comme s'il était atteint de la peste. Tous les jours, absurdement, Siva venait le chercher et lui permettait de marcher dans les corridors les plus sinistres, lui interdisant l'accès aux autres parties du château, gardées derrière des portes fermées et surveillées. Luca n'avait pas pu s'empêcher de remarquer que Siva, lors de ces chiches promenades, gardait ses distances et saisissait son arme au moindre sursaut. Comme s'il se préparait à frapper.

Luca se leva du lit et s'approcha de la fenêtre pour observer le dehors, où il avait entendu ce bruit de sabots. Il n'y avait rien. Songeur, à la lueur dispensée par la lune il fixa le mur d'enceinte mangé par le lierre. Ce côté-ci n'avait rien d'élégant. Tout compte fait le château lui semblait être la combinaison improbable d'une place forte et d'une maison d'habitation. Et cela le faisait rire des demeures de riches familles qu'il y avait sur Murano. Celle des Galladun, celle des Deontan qui prétendaient à la noblesse et au prestige. Elles étaient loin du compte. Leurs petites maisonnées n'avaient rien de comparable avec le château de Milan, empli de contrastes, de majesté, d'autorité.

Il fut secoué d'un frisson. Une prémonition venait de lui serrer la poitrine que quelque chose de mauvais se préparait, se dissimulait dans la nuit et avançait vers lui à pas de loups. Il s'imagina un être sans contours, indistinct, glisser dans les couloirs jusqu'à la porte de sa chambre, pareil à un fossoyeur. Mais il n'y avait aucun bruit à cet étage. Seulement le son habituel de Siva, en bas, s'affairant à des choses connues de lui seul. Luca l'avait entendu la nuit précédente, celle d'avant également et cela n'aurait pas dû l'inquiéter. Mais la rumeur, si fine soit-elle, n'était-elle pas cette fois plus insistante ?

Luca se dirigea vers la porte et en tourna la poignée. Fermée à clef, bien sûr. Il retourna à son lit et s'assit. Sur Murano, ses sens ne lui avaient que très rarement fait défaut quand il s'agissait de sa survie. Pourquoi devrait-il maintenant les mettre en doute ?

Un moment fila. Puis quelqu'un passa dans le couloir près de sa porte. La personne avait une démarche furtive : Luca serra les mains sur ses genoux nus. La robe de chambre en chanvre dont il était vêtu l'irritait. Il avait envie de se gratter le cou et les épaules. Malgré l'épaisseur de la matière il se sentait nu, privé de défense dans cet habit de nuit si peu pratique. Il se maudit d'avoir quitté ses vêtements. Les premières nuits il s'y était refusé mais, constatant qu'il ne lui était toujours rien arrivé de mortel, avait cédé, se disant bêtement que ce serait peut-être confortable. Comment faire pour s'enfuir ? Courir, avec ceci... et si on essayait de le blesser ? Une lame pourrait facilement passer à travers le chanvre.

À cet instant un tintement de métal racla le mur du couloir.

Luca pressa une paume contre ses côtes et les coups de son cœur se propagèrent dans ses doigts, aux limites de son poignet qu'ils traversèrent sourdement. La blessure à son cou le lança ; grâce aux soins d'Anis son état s'était nettement amélioré, mais le souvenir des dents qui s'étaient plantées là revenait le mordre, avec autant de vigueur que si le véritable monstre – Leo – s'était trouvé suspendu à son cou. L'entaille présentait un aspect propre, et Luca n'avait plus eu de délires ni de crises ; autant d'indices qui lui donnaient l'espoir ne ne pas avoir été contaminé, comme Anis avait semblé le soupçonner. Il n'y avait pas de contamination. Tout au plus faisait-il des cauchemars, où le spectre inquiétant de Leo flottait devant lui ; mais cela ne signifiait rien.

Luca se frotta les paupières. Maintenant il en était certain, quelqu'un se mouvait dans le couloir. Une personne prudente et armée. Siva ? Le souffleur se leva, et crut voir le sol partir en poussière sous lui. Il lui fallut un instant pour reprendre ses esprits. Lorsque sa vision se fut reconstituée il s'approcha de la porte et y apposa son oreille.

D'après ce qu'il put deviner de la trajectoire de la personne qui se déplaçait, cette dernière prenait le chemin de la chambre d'Anis qui, elle aussi, avait été enfermée, dans une pièce desservie par le même couloir, si bien qu'il pouvait parfois entendre ses cris et ses supplications. Car Anis, il l'avait rapidement compris, ne profitait pas du même privilège ; Siva ne la laissait pas sortir. Sans doute devait-il la considérer bien trop dangereuse pour s'autoriser cette folie, tandis que Luca... alors la pauvre femme en était réduite à pourrir dans sa cellule improvisée, à frapper le mur de ses poings, à proférer des menaces ; de temps en temps elle dégainait sa dague et l'affûtait contre les pierres, pour tromper l'ennui, et le son rythmait la nuit pendant des heures. Le souffleur avait de la peine pour elle. Et puis, elle lui manquait.

Une voix venait de rompre le silence, mais ce n'était pas celle d'Anis. Il enrageait de ne pas la comprendre ; cependant la chambre d'Anis était suffisamment proche pour qu'il puisse reconnaître Siva. Il ne fit d'abord que chuchoter et bientôt Anis lui répondit. Luca s'appuya d'une main plaquée contre la porte. Il ferma les yeux et se concentra. Les voix changeaient graduellement de ton. Celle d'Anis restait calme et maîtrisée mais c'était Siva, plus que tout, qui inquiétait Luca. Il s'était mis à crier, et le souffleur pouvait maintenant percevoir des mots et des morceaux de phrases détachés de l'ensemble : … plus la patience... une bête comme eux... contaminée... vous tuer tous les deux...

Alors, les accents d'Anis forcirent pour lui tenir tête, enrayer son discours de fou. Siva parlait de bêtes... le souffleur n'avait pu glaner que des informations éparses – et si imprécises qu'il peinait à leur donner ce nom ; celui de suspicion aurait plus convenu - au sujet de cette légende milanaise qui terrifiait Siva au point qu'il voulait tuer Anis, l'histoire dont l'ombre et le poids semblaient régner sur Milan et débiliter la cité. Des monstres qui auraient autrefois déferlé dans les campagnes ; il n'en savait pas plus, si ce n'est qu'Anis l'avait pendant un temps cru contaminé – se pourrait-il que Leo soit l'un de ces monstres ? Il y avait bien eu chez lui une aura plus que naturelle, même avant l'incident, avant la morsure et ce rêve qui avait fait voir à Luca une facette encore différente de Leo, bestiale et cruelle.

Des picotements se réveillèrent dans sa blessure à demi-cicatrisée. Luca ramena les mains le long de son corps et déglutit. Il se sentait fébrile ; de plus en plus à mesure que les voix se paraient d'accents furieux et emplissaient sa tête d'échos indiscernables.

Cela changea. Plus de paroles enflammées, pour couvrir le silence de mort des couloirs déserts. Le jeune homme perçut un bruit de lame raclant contre une surface rêche, suivi d'un cri étranglé. On luttait. Des coups sourds martelaient les murs. Luca recula, jusqu'à sentir contre ses mollets le bord du lit. Il resta planté là, impuissant. L'urgence faisait bouillir son sang, le déchirait entre deux émotions contradictoires, la première lui soufflant de chercher à s'enfuir par tous les moyens possibles tandis que la seconde l'exhortait à accourir pour aider Anis. S'il arrivait quelque chose à Anis... Luca réalisait qu'il ne lui avait jamais fait confiance. Bien sûr, elle avait eu sur lui, depuis le début, un effet tranquillisant qu'il n'aurait pu expliquer ; peut-être était-ce par contraste avec la compagnie aride, taciturne, de Leo et d'Achille qu'il avait subie avant de croiser son chemin. Néanmoins il avait remis sa vie entre ses mains car il n'avait pas eu d'autre choix, et avait eu plusieurs occasions de douter d'elle et de ses intentions.

Une plainte stridente le pétrifia. La lutte avait cessé. Lorsqu'il tenta de bouger, Luca se rendit compte qu'une boule nerveuse s'était formée dans sa gorge. Un poids anormal était descendu sur ses membres. Il se déplaça avec peine, lentement, jusqu'à la porte. Il lui sembla entendre une porte s'ouvrir et se refermer et se demanda qui était mort.

Quelqu'un s'était approché de sa chambre. Il le sentait, devinait une présence de l'autre côté de ces planches criblées de clous, de l'autre côté de ces pierres qui lui semblaient, en dépit de leur solidité, une mince protection. Qui était-ce ? Luca se surprit à prier pour qu'il s'agisse d'Anis. Pour qu'elle ait survécu et soit venue le chercher.

— Luca ?

Au son de ce murmure cassé, il poussa un soupir. Le soulagement était tel qu'il n'avait plus aucune énergie ; chancelant sur ses jambes, il s'entendit dire :

— Anis !

Elle ne répondit rien mais le grincement d'une clef dans la serrure parla pour elle. L'instant d'après elle apparut au seuil de la chambre. Luca ne vit d'abord que sa silhouette, et ses yeux, luisant dans l'obscurité, grand ouverts, habités par un éclat vert de colère et de terreur qui le fit frissonner. Puis une émotion distincte s'y peignit : l'apaisement. Elle était restée cloîtrée six jours durant et cette escapade constituait son premier pas de liberté, depuis tout ce temps.

L'épée qui pendait de son bras, plus précisément sa lame parcourue de reflets opaques. Le tranchant de l'arme était maculé de sang.

— Qu'est-ce que vous avez fait, s'étrangla-t-il.

— Il n'est pas mort, répliqua-t-elle sèchement. J'ai réussi à lui voler sa clef, et je l'ai enfermé. Ah, et... j'ai dû l'assommer.

— Je suis heureux que vous alliez bien...

Elle ne l'entendit pas, ou bien n'en donna pas signe.

— Bien, fit-elle. Il nous faut partir d'ici immédiatement. C'est bien ce que je craignais : Siva est tout aussi fou que le duc. Venez.

D'un geste autoritaire qui dut provoquer chez Luca une réaction de défense dont il n'avait pas eu conscience, car Anis sembla fâchée, elle lui attrapa le bras. Ses yeux lançaient des éclairs d'émeraude, et la lueur brouillée de la lame qui raclait le sol, à ses côtés, lui donnait l'air d'une apparition horrifique sortie de nulle part, ou d'un cauchemar.

— Nous allons passer par les sous-sols, chuchota-t-elle. Surtout, restez derrière moi.

Elle le poussa dans le couloir. La pierre était inamicale contre ses pieds nus. Dirigé par Anis qui gardait une main plaquée entre ses omoplates, il se mit à courir. Il la sentait nerveuse, bien que décidée, résolument décidée à sortir de là.

Ils s'arrêtèrent à l'angle d'un couloir plus large, qui menait sur le reste du château. Luca savait d'expérience qu'un vigile attendait là, sans doute assoupis à cette heure – le souffleur imaginait aisément que les hommes n'étaient consciencieux que sous le regard sévère de Siva, mais laissaient en son absence transparaître leurs faiblesses et leur manque de zèle. Le dos contre le mur, il se retourna vers Anis. Il vit à peine qu'elle avait porté un doigt à ses lèvres pour lui indiquer de le faire aucun bruit, et opina du chef.

Anis le dépassa et risqua un regard à l'angle. Elle resta ainsi quelques secondes, puis glissa dans l'ombre. Le cœur du jeune homme semblait s'être arrêté. Elle avait disparu si subitement qu'il n'avait pas eu le temps de se préparer à son absence. Comment ferait-il le poids si par malheur un ennemi fondait sur lui ? Il fut tenté de rappeler Anis à lui mais cela pourrait trahir sa présence.

Il crut entendre un lointain bruit de lutte au bout du couloir dans lequel Anis s'était engagée. C'était comme refaire le même cauchemar encore et encore, tenace et poisseux. Des geignements étouffés lui parvenaient, dilués dans l'écho écrasant du château, la rumeur qui toujours l'habitait. Le lieu avait une vie propre, un caractère qu'on ne réduisait pas au silence si facilement. Maintenant le son de sa respiration, de son cœur, de sa présence, quelle que soit cette chose qui l'habitait constamment, était souillée par les coups, le tintement de la lame qui venait par à-coups.

Tout s'arrêta. Des pas remontaient maintenant le couloir ; ils avaient la démarche furtive d'un prédateur, et leur lente avancée resserrait graduellement le nœud dans la gorge de Luca.

Il vit d'abord l'ombre se découper sur la tapisserie du mur opposé. C'était une ombre presque inhumaine.

Une main se posa sur son épaule, la main d'Anis ; il le sentait à la pression de ses doigts, à la surface de sa paume. C'était elle. Luca ne réagit pas tout de suite à son toucher mais ferma les yeux, emportant dans les tréfonds de ses pupilles l'image déformée de cette ombre sur le mur. Sa respiration était très lente, comme celle d'un homme au seuil de la mort.

— Luca, dit la guide en le secouant. Reprenez-vous, la voie est libre.

Il se força à regarder droit devant lui alors qu'Anis, penchée tel un loup sur un cadavre, fouillait à la ceinture de l'homme qu'elle venait de tuer. Il était conscient de la présence de la mort, qui laissa en lui une marque irritante, même après qu'ils eurent franchi la porte auparavant fermée à double tour qui leur avait interdit le reste du château pendant des jours. Mais son instinct de survie dépassait la pitié ou l'horreur qu'il aurait pu éprouver face à la redoutable efficacité d'Anis, elle qui disait ne pas aimer tuer, ne pas le vouloir, tout en ne cessant de le faire. Les jours de sa captivité l'avaient rendue d'autant plus redoutable, et décidément elle paraissait dans son élément avec la mort, décontractée par elle. Qui était-elle vraiment ? Tandis qu'ils dévalaient une volée de marches, la main d'Anis solidement refermée sur sa manche, il songea qu'il ne connaissait pas sa véritable identité. « Anis » n'était là que pour effrontément masquer la femme qu'elle avait été, qu'elle était peut-être encore sous ce surnom choisi. Qu'avait-elle fait, pourquoi avait-elle ressenti le besoin d'oublier ? Était-ce pour cacher un méfait ou un crime ?

Il chassa ses doutes ; ce n'était pas exactement le moment.

— Qu'est-ce que Siva vous a dit ? demanda-t-il entre deux halètements.

Anis ne répondit pas immédiatement. L'angoisse était revenue, cela se voyait. L'épée toujours en main, elle laissait derrière eux des taches de sang qui coulaient de manière irrégulière, marquaient leur parcours sur tapis et planchers. Ce manque de prudence ne lui ressemblait pas ; elle devait être chamboulée ou se sentir suffisamment en danger et privée de défenses pour refuser d'abandonner sa seule arme.

Enfin, se retournant à peine vers lui, elle lança :

— Il a parlé de me tuer, et vous avec moi. Persuadé que vous êtes un monstre, et que j'ai été contaminée par vous. Il a perdu toute sa raison.

Elle lui fit signe de s'arrêter. Il n'y avait personne. Les quelques niches censées abriter des flambeaux ou des chandeliers étaient vides. L'humidité et la nuit formaient un cocon étouffant.

— Où sommes-nous ?

— Nous nous rapprochons des sous-sols. Écoutez-moi bien. Il y a un tunnel à l'arrière du château, qui mène directement hors de l'enceinte et près du bois qui encercle la ville de Milan. Nous allons la rejoindre. Lorsque vous serez dehors, et quoiqu'il arrive, ne vous retournez pas. Continuez de courir. Ne tentez pas de vous approcher de la cité. Fuyez, et évitez les sentiers.

— Et vous ?

— Je viens avec vous. Je ne suis plus en sécurité ici. Ce que je vous dis vous servira au cas où nous nous trouvions séparés.

Réchauffé par sa réponse, il s'engouffra par une poterne basse qu'elle lui indiquait. Mais sitôt qu'il déboucha au sommet de l'escalier pentu, étroit, menant sans aucun doute aux sous-sols dont Anis avait parlé, le soulagement disparut. L'endroit lui évoquait le moulin, perdu en pleine forêt, où Leo et Achille l'avaient retenu prisonnier ; et bientôt l'image du visage barbouillé de sang, doté d'yeux qui paraissaient brûler d'un feu brun sombre, fixés sur lui avec intensité comme s'il cherchaient à transpercer sa chair, lui revint en mémoire. C'était le souvenir de son rêve qui accourait, plus précis que jamais. Luca cligna des paupières. Pas maintenant, se dit-il, ne faiblis pas... mais tandis qu'Anis le guidait le long des marches traîtresses, il ne pouvait s'empêcher de trembler. Chaque pas en avant lui donnait envie de reculer. Chaque battement de cœur ajoutait au portrait monstrueux de Leo un détail qui s'était égaré dans les limbes de sa mémoire.

— Qu'est-ce que vous avez ? chuchota Anis avec énervement.

Luca fut incapable de répondre. Heurté, il sentit que la main plaquée sur son dos se contracta. Anis commençait à s'impatienter. Lorsqu'ils furent arrivés en bas, après une descente qui sembla durer des heures, entrecoupée de pauses subites lorsque Luca était pris de stupeur, Anis le poussa sans ménagement contre un mur et le dépassa pour inspecter le couloir sinueux qui s'étirait devant eux.

— Nous sommes arrivés jusqu'ici, normalement tout devrait bien se passer pour nous, souffla-t-elle, et le soulagement était audible dans sa voix. Les sous-sols servaient de prison autrefois. À présent, il n'y a plus rien.

Elle disait ceci tout en marchant et tirant Luca à sa suite, sur un ton qui était redevenu nerveux. Tout devrait bien se passer pour eux mais mieux valait ne pas lanterner, car on ne savait jamais : c'était en tout cas ce que Luca comprenait.

Ils passèrent derrière une tapisserie en lambeaux qui dissimulait une pièce privée de lumière. Alors qu'Anis laissait retomber le pan tressé derrière eux Luca sentit un nouveau nœud se loger près de sa pomme d'Adam. Ils étaient coupés du corridor et de ses flambeaux. Anis continuait d'avancer malgré l'obscurité, ses doigts agrippant ceux de Luca. Le jeune homme suivit. Des toiles d'araignées lui effleuraient le front et les cheveux et tombaient sur lui dans un soupir, dans un dernier souffle résigné. Il crut sentir le cadavre d'une ou deux araignées dégringoler dans son cou, mais pas le temps de s'en assurer. Les sensations qui dévalaient son dos, tout compte fait, auraient pu être provoquées par n'importe quoi.

En vérité, quelque chose d'autre que ces remémorations intempestives le dérangeait. Il y avait une forme, une réalisation de mauvais augure qui naissait dans ses pensées...

Il s'arrêta.

— Attendez...

C'était précisément l'obscurité qui n'allait pas. Le couloir avait été peint de lumière. Des torches...

— Les torches étaient en train de brûler, dit-il lentement. Pourquoi ?

— Qu'est-ce que vous dites ?

— Les torches.

Silence. Luca lui-même ne saisissait encore que de manière diffuse ce que cela signifiait. Ils s'étaient crus en sécurité dans ces entrailles humides, touchant à leur but d'évasion, mais dans leur hâte avaient mis de côté ce détail d'apparence banal et pourtant d'importance capitale.

— Il y a quelqu'un ici, murmura Anis à sa place.

Elle avait raison, bien sûr. Les sous-sols qu'elle avait dits quasiment abandonnés, du moins délaissés, étaient contre toute attente habités. Par qui ? Pourquoi ?

Comme pour répondre à ces questions, il y eut de lointains bruits de pas. Luca sentit la poigne de la guide se resserrer autour de son poignet. Ils filèrent dans le noir, se cognèrent à des meubles renversés, foulèrent des meubles renversés et brisés au sol, verre, bois, tissu qui crissaient et voletaient sur leur passage et formaient une mélodie fantôme, portée par les maigre courants d'air que les fugitifs laissaient derrière eux. Luca avait toujours son habit de nuit sur lui ; il était pieds-nus et s'entailla la plante du pied droit. Le sang chaud qui coulait le faisait déraper.

Ils trouvèrent après quelques tâtonnements la porte menant au couloir opposé ; la lumière des flambeaux leur parut plus sombre et filasse qu'à leur arrivée, une lueur qui menaçait de s'éteindre, porteuse d'un espoir trop mince. Ils s'étaient rapprochés de ces bruits parasites, frottements de semelles dures et de voix reprises en échos, qui s'agitaient quelque part dans les circonvolutions du labyrinthe. Luca était frustré, exaspéré de ne pas pouvoir les localiser. Comment se défendre d'un danger dont on ne connaissait pas la provenance ? Il ne lui restait que cette peur fiévreuse et l'instinct qui le poussait à continuer d'avancer coûte que coûte, pour ne pas s'engluer dans l'immobilité. L'immobilité, dans un moment comme celui-ci, était le pire des maux.

Anis marmonna.

— Qu'est-ce que vous avez dit ?

— Cela pourrait expliquer que le château soit désert. Le duc absent, les nobles résidents évanouis... et la garnison de Milan ?

Luca eut un sursaut.

— La garnison ?

Elle ne pensait tout de même pas que les soldats de Milan s'étaient trouvés sous leurs pieds durant tout ce temps ? La simple idée faisait froid dans le dos. Mais il pensait deviner, la vérité, la connaître depuis quelques temps par soupçons trop nuancés pour qu'il puisse consciemment les saisir et leur donner un nom. Ce n'était qu'à cet instant qu'il appréhendait la situation.

On voulait le tuer. Pas seulement Siva, électron fou, mais Milan dans son entier. Luca ignorait comment le maître d'armes avait projeté de le supprimer, pourquoi il avait attendu si longtemps avant de se décider, mais il avait le sentiment que s'il ne sortait pas du château cette nuit, il ne serait plus là pour voir le lever du jour.

Ainsi, les soldats dont Anis et lui entendaient distinctement les conversations à présent, avaient tous été réunis ici, protection invisible, menace qui palpitait sous leurs pieds depuis six jours.

Ils s'étaient mis à courir. L'affreuse impression que les pas se rapprochaient malgré leur fuite refusait de quitter Luca. Il voulut aller trop vite et fit trébucher Anis qui, prise par surprise, lâcha l'épée. L'objet s'écrasa par terre avec un bruit de ferraille. Le son assourdissant résonna contre les parois, se distordit, leur vrilla les tympans.

— Oh non, murmura-t-elle. Qu'est-ce que vous avez fait ?

Des éclats de voix alertées. Anis et le souffleur, de concert, tournèrent la tête vers l'extrémité du couloir. Les ennemis étaient encore plus proches qu'ils ne l'auraient pensé...

— Continuez d'avancer, urgea Anis.

Il ne restait plus rien du soulagement premier. Désormais, les sous-sols apparaissaient comme un ennemi rusé, qui s'était savamment déguisé pour endormir leur méfiance. Luca ne sentait plus la douleur de ses pieds entaillés ni celle de ses mollets. Les raclements de métal dans leur dos étaient plus proches. Soudain Anis le poussa vers la gauche, dans un passage si étroit que Luca crut étouffer. Il avait l'affreuse impression d'être pris au centre d'un piège. Derrière ce n'était plus une, mais plusieurs séries de pas furieux qui les suivaient. Ou était-ce par un jeu d'échos trompeurs que l'ennemi semblait se démultiplier, quand bien même il était seul ?

— Halte !

— Arrêtez !

Ils étaient au moins deux. Comment la situation avait-elle pu dégénérer ainsi ? Tout était allé si vite... quelques instants auparavant Anis s'était montrée optimiste, mais à présent... Luca n'était pas sûr de qu'il ressentait lui-même. L'exaltation était toujours présente, enfouie sous la noirceur de l'action et une panique aveugle qui avait pris le contrôle sur son corps. Il n'y avait plus de place pour les doutes conscients ou le véritable pessimisme.

— Nous y sommes, annonça-t-elle.

Un air frais touchait le visage de Luca, venu d'un point encore invisible. Une ouverture sur le dehors les attendait au bout du tunnel. Anis ne s'était pas trompée ; bientôt la liberté. Le jeune homme sut que s'ils parvenaient à atteindre l'extérieur, ils seraient sauvés. Ils n'auraient plus qu'à courir vers les bois... Luca était capable de courir vite, habitude que Murano lui avait laissée.

Il commençait à apercevoir un point gris-bleu devant lui. Plein d'un espoir nouveau, il accéléra l'allure.

Quelques secondes passèrent avant qu'il ne se rende compte que le contact de la main d'Anis dans son dos avait disparu. Il se retourna.

— Anis ! hurla-t-il. Anis !

Il n'avait pas réalisé à quel point les ennemis étaient proches. Juste derrière eux... Anis devait être tombée entre leurs mains. Elle l'avait laissé passer devant et s'était mise en position de vulnérabilité, mais lui n'avait même pas senti le moment où elle avait abandonné. Il lui semblait qu'il n'entendait plus rien, tant le sang bouillonnait contre ses tympans. Où était-elle ? Plus trace d'elle.

Comment avait-elle pu se laisser dominer ? Elle qui montrait l'adresse et et l'efficacité d'une mercenaire... mais voilà, cette fois-là Luca l'avait entravée ; préoccupée par lui et par sa vulnérabilité – car il était habile et avait fait faux bon à nombre d'ennuis par le passé, certes, mais ne valait rien face à la menace des armes expérimentées – elle s'était fait surprendre...

Il se détourna et se remit en marche. Il s'élança vers le point bleuté qui s'étirait au devant. En quelques secondes il fut à l'air libre, savourant l'air froid qui se colla contre ses lèvres et sa peau à lui en faire mal. Il emplit ses poumons de cet air qui lui redonna de l'énergie. Le sang affluait toujours à ses tympans, frémissait et bruissait, de sorte qu'il ne percevait même pas le son de ses propres pas. Ses pieds nus se blessaient derechef sur le sol, mais il n'en tint pas compte. Les yeux fixés sur l'horizon où une orée de bois commençait de se dessiner, il continua de courir. Il y était parvenu. Les remords viendraient, bien sûr. Les remords de l'avoir laissée se sacrifier pour lui, de ne pas être retourné la chercher dans ce couloir. D'avoir été lâche.

Il fallait penser au futur, et non au passé : Luca était encore loin de la couverture protectrice des arbres. Que ferait-il ensuite ? Où irait-il ? Il n'avait aucun repère, aucun ami sur qui compter. Arraché de Murano, il était complètement seul. Tout d'abord il mettrait en pratique les conseils d'Anis : il éviterait les sentiers et tout irait bien.

Tout irait bien. Il se répétait ceci en boucle. Il n'avait pas osé regarder en arrière, mais se doutait que des soldats étaient sortis du tunnel à sa suite ; heureusement il avait rapidement bifurqué de sorte à ne plus être directement visible depuis l'embouchure du tunnel. Il entendait bien qu'on le poursuivait, en revanche.

Luca perçut un drôle de sifflement dans l'air. Le cœur battant, il se jeta sur le côté, dans les fourrés qui bordaient le chemin. Une flèche venait d'être tirée. Le sifflement prit fin, tout proche, dans un craquement. Accroupi derrière les branches emmêlées, il tenta de voir ce qu'il se passait. Deux hommes s'étaient élancés dans le chemin. Luca, paniqué, resta un moment figé. Valait-il mieux rester immobile, retenir sa respiration, en espérant qu'ils le dépassent sans le voir ? Mais ces soldats étaient entraînés. Cela ne se remarquait peut-être pas dans leur soudain désarroi d'avoir laissé filer leur proie – une de leurs proies, se dit le jeune homme avec un affreux coup au ventre -, mais ils ne feraient preuve d'aucune pitié s'ils l'attrapaient. Ses chances de survie étaient minces s'il décidait de rester ici. Il comprit que son seul salut serait de sortir de ce couvert appréciable et de se remettre à courir. Il avait l'habitude de courir et la fatigue, la vraie fatigue, de celles qui terrassent, ne viendrait pas avant longtemps. Légèrement habillé comme il l'était, et ce même si sa tenue de nuit n'était pas idéale, il les distancerait aisément.

Oui mais, et les flèches ? Pas le temps de penser à cela. Il préférait choisir une issue plus qu'hasardeuse à la certitude de la mort. Il pressa ses paumes terreuses contre ses paupières et murmura une prière. Il n'avait presque jamais prié de sa vie ; et maintenant qu'il le faisait ce n'était pas pour Anis, qui gisait sans doute dans ce maudit tunnel, privée de sa vie. Ce n'était pas pour elle mais pour lui-même, pour continuer de sentir le sang pulser dans ses veines, la vie animer ses entrailles et ses muscles. C'était un acte d'égoïsme. Pour l'heure, il n'était capable de rien d'autre.

Il rouvrit les yeux. C'était le moment.

Il bondit sur ses pieds et se remit à courir désespérément vers la forêt. La douleur qui irradiait depuis ses talons jusqu'à la pointe de ses orteils donna forme à des larmes au coin de ses yeux. Il sentait qu'il glissait sur son propre sang, poisseux, laissé derrière lui, empreintes terriblement reconnaissables de sa fuite. Son seul espoir était de gagner cette fichue forêt... là, son sang se perdrait dans les feuilles et la terre. Les hommes derrière lui poussèrent des cris de surprise. Ne pas se retourner. La panique ajoutait à sa force, tout autour de lui n'était plus qu'ombres et vague lumière, déposées sur une toile qui défilait sans cesse, trop rapidement pour que les formes ne s'y déposent. Deux ou trois sifflements passèrent près de lui, mais étrangement il n'eut pas peur : il n'avait pas le temps de ressentir la peur. La lisière de la forêt approchait ; bientôt, avant même de s'en rendre compte, il tomba entre ses multiples bras, les branches qui se tendaient vers le ciel invisible ou ployaient vers le bas, pour le cueillir. Elles lui donnaient une protection inestimable.

Les poursuivants ne lâchaient pas l'affaire mais il se sentait léger, telle une plume, capable de franchir des lieues et des lieues sans s'arrêter. Paradoxalement, il se sentait puissant. La bête traquée allait triompher de ses chasseurs. Il plongea la tête la première dans un dédale de ronces et de buissons, sans écouter la douleur.

Luca courut encore et encore, erra tant qu'il perdit toute notion d'orientation. Tout se ressemblait, arbres, lianes, ronces ; il était resté loin des sentiers et s'était volontairement fait un itinéraire des plus compliqués et improbables, douloureux aussi, endurant la souffrance parce qu'elle était le prix à payer pour la vie. Sa blessure s'était partiellement rouverte, mais les éraflures étaient inscrites si nombreuses dans sa peau qu'il n'y faisait plus particulièrement attention. Il fut étonné d'apercevoir parfois, entre les arbres, des morceaux de toits et des tours lointaines, celles de Milan ; elle était blanche sous le soleil dont il voyait les rayons se poser sur les vallées de l'horizon, blanche ornée de bleu. Le spectacle, à toujours se déchirer au profit des branches et des ombres, lui donnait le tournis. Il se souvint que le bois encerclait le château, et l'avait donc traîtreusement mené vers le devant de Milan alors qu'il avait espéré s'en échapper. Mais tant qu'il restait sous la protection des arbres, cela se passerait bien. Il eut plusieurs fois peur de perdre l'équilibre et de chuter, de se briser une cheville ou un genou, car il ne voyait pas grand-chose, se contentant de courir à tort et à travers.

Tout à coup... Luca s'arrêta pour la première fois, une main sur la poitrine. Il tendit l'oreille. Ses poursuivants avaient abandonné. Il avait réussi. La joie déferla sur son cœur, si pure et sans détour. Il pressa ses paumes contre ses côtes sans croire encore à sa chance. Ils avaient abandonné.

Mas... pourquoi ? Avait-il vraiment été trop rapide, trop rusé pour eux ? S'étaient-ils laissé décourager par la forêt ? Luca commençait de douter. Et tandis qu'il doutait ainsi, un bruit différent naquit du brouillon éloigné de la ville et de ses murmures cotonneux, aux facettes maladroites et étouffées par la distance.

C'étaient des sabots de cheval. Mais la forêt n'était pas praticable pour des chevaux. Luca plissa les yeux et chercha de la lumière : là-bas. Il s'y dirigea maladroitement, trébuchant sur des racines, s'emmêlant les cheveux dans des branches trop basses. Il ne s'en était pas rendu compte, mais son chemin aveugle l'avait mené près de la route dégagée qui venait de Milan et longeait le bois. Il se mit à genoux et écarta prudemment deux lianes de ronces qui lui bloquaient la vue.

Dans une vague de poussière soulevée par leurs sabots, une rangée de chevaux puissants, des chevaux de guerre, remontaient à grande allure de la ville, vers le château. Alors qu'ils s'approchaient, les draperies qui couvraient leur flanc se précisèrent. Car ce n'était pas la couleur de leur poil, d'une couleur surprenante qui lui avait fait froncer les sourcils ; ces montures avaient été décorées d'un lion ailé, brodé sur un fond bleu. Un des cavaliers se détacha de ses compagnons et chevaucha à l'avant. Il portait un étendard qu'il laissait filer dans le vent derrière lui. Sur leur passage, Luca recula et tomba assis. Il leva instinctivement ses bras au-dessus de sa tête pour se protéger, oubliant qu'on ne pouvait le voir depuis le chemin. Des morceaux de terre furent projetés jusqu'à lui sur le passage du cheval, mais personne ne le vit. Lorsque la troupe fut passée, il retourna en rampant à son poste d'observation et suivit le spectacle des yeux. Cela ne dura pas longtemps. Les cavaliers prirent un tournant vers le château et disparurent.

Qui étaient-ils ? Envoyés de Venise, peut-être... ce n'était pas la première fois que Luca voyait le motif du lion. Mais qu'espéraient-ils ? Ce qu'il venait de voir ne constituait pas une armée. Un détachement diplomatique, sans doute...

Luca venait de comprendre pourquoi les soldats milanais avaient abandonné leur poursuite. Venise se précipitait à leur porte... ils avaient à présent d'autres choses à faire que de le prendre ne chasse.

Il avait du mal à mesurer sa chance. Chance qui pourrait bien se briser en morceaux s'il restait ici une seconde de plus : Dieu seul savait quel message ces cavaliers amenaient avec eux. Luca se remit sur pieds. Il décida de ne pas se priver de la protection des arbres. Certes, il n'y avait à première vue plus personne sur le chemin dégagé de Milan, mais mieux valait ne pas tenter le diable. Un sentiment d'urgence, de joie mais aussi de peine immense l'animait.

Il allait vivre. Son avenir immédiat n'avait jamais été très certain : la mort, les changements drastiques pouvaient vous frapper à tout moment sur Murano. La main du destin n'était pas sûre ; ses yeux, cachés derrière un voile. Mais il était à présent loin de tout ce qu'il connaissait, perdu et plus seul que jamais...

Cela n'avait pas d'importance. Il apprendrait à se construire de nouveaux repères, il se servirait de ses réflexes chèrement acquis sur l'île des souffleurs de verre, célèbre pour ses pièges, ses coupe-gorges et ses passages suspendus qui faisaient chaque jour des victimes. Luca avait survécu à vingt ans passés là-bas. Il trouverait un moyen, comme toujours.

Il se remit sur ses pieds. Sa gorge était sèche, la moindre parcelle de lui-même le faisait souffrir, il était sale de la tête aux pieds, mais bien vivant. C'était formidable, inespéré, et d'autant plus douloureux qu'il gardait, inscrites en lui à jamais, l'horreur et la honte d'avoir laissé Anis derrière lui. Elle s'était sacrifiée pour lui. Elle ne vivait plus, ne respirait plus ; son coeur avait cessé de battre pour que le sien à lui puisse continuer sa mélodie faiblarde et chaotique. Cela le terrifiait. Pourquoi n'était-elle pas partie sans lui ? Le laisser au château, prisonnier de sa chambre lui aurait laissé les quelques instants de répit qui lui avaient manqué à la sortie de ce tunnel. Elle se serait trouvée là, à sa place, à se cacher dans le bois avec maîtrise et habitude, cette habitude serine qui l'habitait. Et lui... lui serait mort.

La vie avait un très goût amer, et des relents de douceur qui ne faisaient que passer sur sa langue pour s'enfoncer dans sa gorge et l'étrangler. C'était un supplice délicieux, qui sembla le porter, l'emporter dans son courant et le soulever de terre tandis qu'il se faufilait silencieusement, le plus loin possible du château, le plus loin possible de Siva. 

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Slyth
Posté le 10/09/2016
Me revoici (mieux vaut tard que jamais paraît-il) ! 
Je suis cette histoire depuis le début et je compte bien en connaître le dénouement, non mais ! ><
En tout cas, c'était chouette de pouvoir suivre ces chapitres du point de vue de Leo : tu nous donnes accès aux scènes qui nous manquaient en suivant Luca et, en plus de montrer les choses sous un autre angle, ça nous amène également de nouveaux éléments de compréhension sur les événements. C'était vraiment intéressant et j'ai beaucoup aimé pouvoir me replonger là-dedans ! ^^
Et puis voilà qu'on reprend maintenant le cours présent de l'histoire. Visiblement, Anis était bel et bien là pour aider Luca... maintenant, je regrette mes soupçons et je ne peux juste pas croire qu'on n'entendra plus parler d'elle, non je refuse d'y croire !
Cela dit, j'ai adoré toute la partie les concernant : d'abord séparés, puis lorsqu'ils se retrouvent et quand ils sont à nouveau séparés. Franchement, j'ai vraiment été tenue en haleine tout du long !
Et puis ces événements à la Couleuvre... brrr, tout ça n'a vraiment rien de très engageant !
Mais cela ne réduit en rien mon envie de connaître la suite, cela dit ! ;)
Jamreo
Posté le 10/09/2016
Salut ! Ca fait très plaisir de te revoir par ici ^^ un our, peut-être qu'un jour je finirai la publication aussi, mais des fois je m'effraie du temps que je mets pour absolument tout ><
C'était ce qui manquait je crois, des changements de point de vue pour ne pas être coincé dans la tête d'un seul personnage, qui plus est un personnage qui ne sait jamais rien ! Eh bien oui alors on peut le dire : Anis n'a jamais eu l'intention de lui nuire, même si certaines de ses réactions étaient ambiguës. Je t'avoue être soulagée de lire que tu as apprécié ce passage avec elle et Luca, j'avais constamment l'impression que c'était bancal et illisible... ^^
Merci beaucoup pour ton (re-)passage par ici, Slyth ! Et j'espère que la suite (et fin, bientôt) te plaira si tu la lis ! 
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