VI • Sang

Avec mon frère bien aimé, bien avant que je ne trahisse notre serment, nous jouions entre les parois gelées.

Les ossements deviennent bronze lorsque les démons se meurent. Nous les prenions donc pour des épées, quand ils n'étaient point récupérés pour la forge. Ainsi, ces enfantillages, qui duraient plusieurs heures, nous redonnaient le sourire. Loin de nos apprentissages oppressants. Loin du regard désapprobateur de nos parents.

Je l'aimais de tout mon être. Aucune force en cet univers ne pouvait briser cette affection que nous ressentions l'un pour l'autre. Entre les parois gelées, la liberté était nôtre.

Il serrait ma main quand père me punissait pour avoir versé quelques larmes. Il endurait mes sanglots les plus douloureux lorsque, tard le soir, mes blessures se transformaient en d'épouvantables cauchemars. Je ne craignais ni la mort, ni l'infini, ni les anges, ni la colère de père à ses côtés. Il était l'astre solaire qui pansait mes plaies.

Jusqu'au jour où père le demanda. Livide, j'attendis qu'il revienne dans notre chambre d'enfant. L'affolement interne qui tourmentait mon esprit grandissait à mesure que les minutes défilaient. Est-ce que père le punit pour avoir joué ? A-t-il été cruel avec lui ? L'a-t-il blessé, et est-ce sans gravité ? Je demeurai allongé au sol, tenant fermement une poupée qu'il avait lui-même fabriquée pour me l'offrir. Je la tenais tout contre moi lorsqu'il devait s'absenter.

L'image atroce de son corps mutilé ne quittait pas mes pensées agitées. Je murmurais "pitié, pitié, pitié", l'air suppliant. S'il m'était permis de prier Dieu, je l'aurais fait sans aucune hésitation à cet instant.

Finalement, il revint. Je crus ne pas le reconnaître. Debout, face à lui, je le fixai tout tremblant. Du sang coulait depuis sa bouche. Son sourire s'était évaporé. Ses yeux avaient perdu l'éclat que j'admirais tant.

Je compris tardivement qu'il avait goûté ce que je me suis toujours refusé de faire.

Dévorer de la chair humaine.

Le sang des créatures de Dieu ne procure pas seulement un plaisir se rapprochant de l'extase. Il peut déployer en nous une force prodigieuse. Ce luxe n'est pas à la portée de tous nos semblables.

Les années passèrent, et je le vis prendre goût à cette cruauté. Arrachant leurs veines. Les massacrant parfois par centaines.

Un jour, ce fut mon tour. Père me demanda.

Je savais ce qu'il allait me dire. Je savais ce qu'il allait m'ordonner. Le refus me coûta des coups si insoutenables que mon corps fut incapable de sentir la douleur. Je baignais dans mon propre sang, à ses pieds. Mère s'époumona pour l'arrêter, horrifiée. Je sentis ses bras se blottir tout autour de moi tandis que père laissa la proie, à moitié vivante, se fracasser le crâne sur le sol. En les quittant, je croisai mon cher aîné. Il m'adressa un regard si sombre que mon être tout entier se figea. Il se pencha vers moi.

"Tu es pitoyable".

Ce fut la dernière phrase qu'il m'adressa avant de m'ignorer pendant des siècles.

 

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Nightbringer
Posté le 09/06/2023
Coucou !

Une nouvelle très triste, j'ai de la peine pour le protagoniste principal... :'(
D'ailleurs, est-ce que le narrateur a un genre défini ? J'ai imaginé une petite sœur tout du long, mais en repassant rapidement, je ne vois aucun indice à ce sujet...

En tout cas, je trouve l'émotion incroyable dans ce texte pourtant cout :o
Et la fin est si heurtante ! C'est très beau, et si triste à la fois...

Un texte vraiment agréable à lire ! C'était une merveilleuse expérience ^^
lukyaspyndell
Posté le 13/06/2023
Merci pour ton commentaire ! Oui j'ai du mal à écrire des choses joyeuses... :')
Je laisse le mystère sur son genre volontairement car on comprendra ailleurs ^^

Très heureuse que ça t'ait plu, et encore merci pour ton avis :)
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