III . VI
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« I've found a world where love and dreams and darkness all collide
Maybe this time we can leave our broken world behind »
Evanescence – Together again
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La figure noire de Ladro, le capuchon rabattu sur ses épaules et le teint verdâtre, fut secouée d'un rire. Ses lèvres étaient striées de crevasses, sa peau presque noire au coin des yeux et dans le cou. Il avait des taches sur les bras, là, entre les griffures et les morsures. Terrifié, les yeux prêts à sortir de leurs orbites, Leo se terrait contre le mur de la cellule, le bras enchaîné. Sa langue irradiait une douleur cendrée qu'il connaissait bien et qu'il n'avais jamais réussi à apprivoiser. La substance de la potion se délia dans sa gorge, se fondit dans son être. Il se recroquevillait, spectateur impuissant, tandis que son estomac se refermait sur du vide et entamait des remous douloureux. Cela devenait de plus en plus dur. Il perdait le contrôle de lui-même, jusqu'au point de non-retour. Une force prenait le dessus en lui et faisait se mouvoir corps et esprit ; il n'était plus seul à l'intérieur de lui.
À genoux, les yeux mi-clos, il aspirait des goulées d'air chaud et visqueux. Il avait l'impression que son cœur pouvait s'arrêter à tout moment et respirait à s'en rendre malade, en prévision du jour où il ne pourrait plus le faire.
La main osseuse et glacée de Ladro pressa son épaule. Dans la lumière tamisée du chandelier qui se consumait sur l'étagère à potions de Viviane, Leo vit que l'homme le jaugeait avec un sourire innocent et empli de joie. Puis Ladro se détacha de lui, porta un doigt à ses lèvres pour lui intimer le silence, dans un tremblement maladroit, et se dirigea vers la porte par mouvements saccadés.
Il était parti chercher le sang.
Leo resta seul avec Viviane, assise sur un tabouret près de l'étagère. Dans la peur et l'attente fébrile de ce qui allait arriver, il crut entendre des voix horribles, des échos de murmures derrière ces murs épais qui l'entouraient.
Le temps se faisait long. Ladro avait quelque chose à accomplir et ne reviendrait pas avant de l'avoir mené à bien.
Lorsqu'il revint, ce fut comme une délivrance : il tirait un seau rouillé empli de sang, qu'il fit immédiatement glisser vers l'enfant. L'odeur était affreuse, mais bonne. De sa main libre, il amena le seau jusqu'à lui et suspendit son visage au-dessus de la surface du sang. Il ressentait sa tiédeur délicieuse. Les volutes caressaient ses joues...
Le sang... était tiède. D'habitude Ladro le lui apportait refroidi, extrait d'un cadavre abandonné déjà à la fraîcheur de la mort. Il fallait que celui-là provienne d'un corps tout juste retiré à la vie.
— Bois, gronda Ladro en poussant une toux sèche.
— Bois, renchérit Viviane. Tu en as besoin, Leo.
Leo voulut parler mais il ne trouva pas les mots nécessaires pour traduire son sentiment. Levant les yeux, il rencontra la brillance ténue des pupilles de Ladro posées sur lui, et soutint ce regard, le sonda même. Puis il plongea ses mains dans le sang et forma une coupe pour recueillir le liquide admirablement tiède qu'il porta à sa bouche. Le sang coula dans sa gorge. C'était doux mais il s'y cachait aussi un reflet acéré et un peu d'amertume. C'était le meilleur qu'il ait jamais bu, comme cueilli directement aux veines de quelqu'un.
Le lendemain matin, alors qu'on rassemblait les enfants pour aller à la chapelle, Leo se rendit compte qu'Ambrosia n'était pas là. Il ne l'avait pas vue de la nuit non plus, et la chercha parmi les têtes ébouriffées et les regards éteints dans la brume et le froid. La nature avait déposé une couche de givre sur les ruines et opacifié le ciel. On pouvait encore y voir des nuages, estompés derrière le fin brouillard. On aurait dit des morceaux de coton scintillant sur un fond de tissu bon marché. C'était un beau matin, vivifiant et déjà clair, où les rayons de lumière tranchaient la silhouette des arbres, et donnaient des reflets éclatants à la texture de l'air.
Pour ne pas céder à la panique, Leo prit de longues inspirations. Autour de lui les enfants s'agitaient peu à peu, réveillés par le passage d'Augustus parmi eux qui leur posait une main sur l'épaule à mesure qu'il les comptait. Une fille le bouscula involontairement et Leo fut projeté vers l'avant, se rattrapant de ses mains tendues devant lui. La douleur le fit geindre ; à genoux, il frotta ses paumes terreuses et rosies par l'impact.
Augustus s'arrêta devant lui.
— Tout va bien, Leo ?
L'enfant leva le menton.
Le précepteur avait, comme toujours, l'air digne. Une croix de bois autour du cou, ses cheveux étaient proprement ramenés derrière ses oreilles. On voyait les sillons gris sur ses tempes et la pâleur de sa peau ressortait dans la lumière. Son ton avait été fin mais comme toujours, ses paroles avaient plus de portée que tous les hurlements du monde réunis. Vous ne pouviez vous empêcher, quand Augustus se penchait vers vous et vous murmurait de sa voix douce, de vous sentir frappé par la grâce qui émanait de lui. Tout en lui n'était que générosité et douloureuse légèreté, compassion qui se trahissait dans ses expressions et ses gestes lorsqu'il n'y prenait pas garde. Il sentait aussi souvent la poussière car sa réserve de lecture se constituait de livres anciens, qu'il n'avait pas le temps de trier. Augustus savait tant de choses... et c'était le plus troublant. Pourquoi, s'il savait toutes ces choses, restait-il impuissant à aider les enfants ? Les aider vraiment. Car les mots et la connaissance pure n'avaient pas tout pouvoir. Le soulagement qu'ils apportaient était vite épuisé face à la froideur des faits bruts, qui ne changeaient pas et ne changeraient jamais semblait-il.
Alors pourquoi Augustus ne leur donnait-il que des mots ? Il aurait fallu qu'Augustus les protège de Viviane. Était-il trop occupé malgré sa compassion débordante, le nez dans ses livres et formules savantes, à percer les mystères invisibles et à chasser la moindre goutte d'essence contenue dans ses bouquins, pour tendre véritablement une main vers eux ? Tout ce qu'il faisait, c'était gesticuler comme une âme en peine et les regarder avec pitié.
— Tout va bien ? répéta Augustus en souriant.
Dans ces moments où il souriait, plissait ses yeux couleur d'azur sans nuages, on croyait voir un ange. Tout compte fait c'était un homme creux, inutile, et dangereux. Il essayait de faire croire qu'il se souciait d'eux. Mais ce n'était pas assez. Et c'était dangereux, parce qu'avec ses manières il les laissait espérer.
Ce n'était pas à lui qu'il fallait parler de ses soucis.
— Oui, ça va, répondit Leo en se redressant.
Il se rendit compte que le sourire d'Augustus tremblait. Le précepteur finit par détourner les yeux, coupable. Il exerça une dernière pression sur l'épaule du garçon et s'en fut pour prendre place au devant des enfants.
La troupe se mit en route vers la chapelle. Ronan et Viviane encadraient les silhouettes en guenilles.
À l'intérieur, ils s'agenouillèrent au sol. Augustus passa une nouvelle fois parmi eux, dégageant son odeur de poussière et de cire caractéristique. Un filet de soleil émergea d'entre les nuages et caressa la surface d'un vitrail, projetant des larmes de couleur sur les murs. Leo chercha une dernière fois, vainement, Ambrosia des yeux. Elle n'était pas là.
Il se retourna et vit Achille, les yeux fermés, la main d'Augustus lui caressant brièvement le front.
Après avoir terminé sa ronde, Augustus regagna son pupitre et leur fit face, les mains nouées. Il leur adressa un tel sourire que plusieurs retinrent leur respiration. Leo avait envie de se lever et de le frapper.
Le précepteur ouvrit la bouche :
Pater Noster, qui es in caelis
Sa voix mélodieuse chantait la langue de Dieu avec calme et mesure.
sanctificetur nomen tuum
Ambrosia n'était pas là. Leo eut un hoquet. Les premières larmes coulaient sur ses manches.
adveniat regnum tuum
Son ventre, ses bras, ses yeux lui faisaient mal. Où était-elle passée ?
fiat voluntas tua, sicut in caelo, et in terra
— Monsieur Augustus ?
Leo le retint par une manche, timidement, et l'homme se retourna au seuil de la chapelle. Ronan et Viviane, plus loin, rassemblaient les autres enfants en vue de retourner à l’Établissement.
— Tout à l'heure quand vous avez demandé si ça allait, j'ai dit oui mais ça ne va pas, débita l'enfant sans oser le regarder en face.
Il entendit Augustus soupirer.
— Comment cela ?
— J'ai perdu ma sœur.
Silence. Augustus s'agenouilla pour se mettre au niveau du petit garçon et planta ses yeux dans les siens. Il ne se dérobait pas, pour une fois.
— Viens avec moi. J'ai quelque chose à te montrer.
Leo, le sang glacé, sursauta lorsqu'Augustus le prit par la main, mais se laissa faire. Le précepteur l'entraîna dehors et s'arrêta, l'oreille tendue, s'assurant que Viviane et Ronan étaient loin devant. Puis il hocha la tête et se mit en route.
Ils prirent un chemin différent, passèrent derrière l’Établissement à un rythme soutenu que Leo avait du mal à suivre avec ses petites jambes, puis firent le tour du bâtiment de pierre et arrivèrent devant une porte minuscule située à l'arrière que personne n'utilisait... L'enfant commença à se demander s'il avait bien fait de parler. À quoi cela rimait-il ? Augustus l'emmenait-il dans un piège ? L'avait-il dupé ?
Leo ne savait plus quoi faire ; il suivait le mouvement, terrorisé. Une rigole de sueur froide sinuait dans son dos mais il était en même temps fébrile de curiosité. Augustus, lui, jouait nerveusement avec sa croix.
À l'intérieur, ils prirent un couloir que Leo ne connaissait pas. Les pierres semblaient noires mais le jour s'insinuait par les fenêtres, peignant des barreaux resserrés sur le sol. Le précepteur bifurqua dans une salle aux airs de débarras, farfouilla dans une pile de parchemins, puis sur une étagère où s'entassaient des feuillets divers, avant d'ouvrir un coffret. Il n'avait pas l'air de trouver ce qu'il cherchait. Comme Leo montrait des signes d'énervement, il revint sur ses pas en deux enjambées, excédé, et l'entraîna au fond du débarras où il pouvait le surveiller de ses yeux brillants dans l'obscurité, qu'il relevait à intervalles réguliers de son ouvrage pour s'assurer que l'enfant ne bougeait pas.
Les recherches prirent plusieurs minutes. Augustus dénicha finalement ce dont il avait besoin derrière une étagère ; c'était un trousseau de clefs.
— Nous pouvons y aller, annonça-t-il, essoufflé.
Il tendit la main vers Leo, qui se recroquevilla.
— Ne sois pas ridicule ! J'essaie de t'aider...
Augustus l'empoigna par le col et le tira hors du débarras. Ils traversèrent des couloirs déserts où résonnaient parfois, distants, les échos de voix ; les autres enfants, Ronan ou Viviane. Mais le chemin semblait être calculé par le précepteur, et ils ne rencontrèrent personne.
Leo reconnaissait à présent le couloir des cuisines. Pourquoi ?
Augustus ouvrit la double porte et le propulsa à l'intérieur.
Les cuisines étaient une longue salle dotée de fenêtres aussi hautes que minces. On maintenait tirés en face de celles-ci des rideaux épais. Le soleil était tamisé et n'éclairait jamais les coins de la pièce. Une rangée de fours bardait le mur droit et brillait à toute heure, dégageant une chaleur étouffante qui se mêlait à la fraîcheur des pierres. Perches en bois, plateaux et outils divers jonchaient le sol à leur pieds, ainsi que restes de cartilages ou morceaux d'os.
Le plus impressionnant dans ces cuisines, le plus étrange aussi, étaient les crochets en fer qui, fixés à un plafond si haut qu'on l'apercevait à peine, faisaient une plongée vertigineuse et s'arrêtaient à peine plus haut que votre tête, suspendues au-dessus de vous, semblant ne se rattacher à rien, vacillant doucement parfois. Il y en avait des dizaines, et Leo s'imaginait toujours qu'ils pouvaient se détacher et fondre sur lui.
Enfin... quand le crochet n'était pas occupé. Car ces objets macabres servaient à accrocher les carcasses que l'on découpait, dépeçait ensuite à loisir avec les outils : couteaux, pinces, hachoirs... D'ordinaire, c'étaient les enfants qui s'en occupaient. Si le corps était suspendu trop haut, ils n'avaient qu'à actionner une manivelle reliée au crochet qui les intéressait par une chaîne rouillée, afin de faire descendre ledit crochet de quelques crans. Les chaînes s'étalaient sur les murs avec désordre.
Pour l'heure il y avait seulement quelques cadavres. Leur forme blanche, leur visage éteint aux paupières violacées créaient des visions isolées. Leo ne comprenait toujours pas pourquoi Augustus l'avait conduit ici. Qu'avait-il voulu lui montrer ? Il regarda avec attention chacun des visages. Des hommes, des femmes, des enfants. Cela ne changeait pas. Il erra parmi eux, les yeux levés.
— Dans le coin... à gauche, murmura Augustus.
Sa voix était rauque et lointaine. Leo dirigea son regard dans la direction indiquée...
Le corps était petit. Aussi petit, aussi mal grandi et déséquilibré que le sien. Il y avait sur ses bras des morsures et des griffures dont certaines n'étaient même pas cicatrisées, et des entailles particulièrement profondes à ses poignets. Du sang en avait coulé ; il en restait au sol qui colorait la pierre.
— Non ! Non ! hurla Leo.
C'était Ambrosia, là-haut, suspendue à ce crochet.
— Elle … dit Augustus.
Il s'approcha et saisit les épaules de l'enfant tétanisé, effaré, dégoûté.
— Elle était une erreur. Ladro a fait une erreur, il n'était pas satisfait d'elle.
— Pas satisfait, répéta Leo d'une voix blanche.
Il était incapable de faire un geste, les mains crispées sur sa poitrine, le cou tendu vers cette abomination qui tombait du plafond. Ses pensées elles-mêmes semblaient avoir perdu de leur vitalité. Des images et des sensations surgissaient dans son esprit mais il ne savait plus quelle interprétation leur donner. Ladro amenant un sceau de sang dans la cellule... l'odeur du sang tiède, le goût du sang tiède. L'absence d'Ambrosia... et la tristesse qu'il avait pu lire chez Augustus. Tout cela était lié, d'une manière ou d'une autre, mais...
Mais alors... Lentement, Leo se tourna vers Augustus. Celui-ci sanglotait, seulement son visage était dévoré par des ombres qui étiraient ses traits et lui donnaient un air de dément, cynique et trompeur.
— Je suis désolé, disait-il en ployant les épaules.
Leo ne réagit pas. Alors ça voulait dire que ce sang que Ladro lui avait apporté... ce sang qu'il avait bu...
Horrifié, il s'écarta et enfouit deux doigts au fond de sa bouche pour se faire vomir, soulevé par un haut-le-corps. Cela ne donna rien la première fois, alors il recommença. Un goût âcre emplit sa bouche, la douleur piqua ses yeux. Avec force et détermination, il fourra sa main dans sa bouche, le plus loin possible.
— Non, arrête, s'affola Augustus. Tu dois comprendre. Je ne veux pas que tu finisses comme elle. Tu dois être fort. Tu dois obéir à Ladro et devenir exactement ce qu'il veut faire de toi. Je ne veux pas qu'il...
— Lâchez-moi.
— Bon sang, je ne veux pas qu'il te tue ! rugit Augustus en lui assénant une violente claque.
Leo vacilla.
— Je suis désolé... désolé, s'empressa de répéter le précepteur. Je n'ai pas pu la sauver, je n'ai pas pu sauver ta sœur mais je veux à tout prix éviter que cela se reproduise.
Le garçon recula, les mains tendues devant lui. Le chagrin commençait à percer. Il le sentait... il avait l'impression de devenir fou. Tout s'était délité et effondré à l'intérieur de lui, il n'y avait plus rien, seulement ce chagrin indistinct mais... il n'arrivait pas encore à pleurer. Un nœud serrait sa gorge, ses jambes se faisaient lourdes, son cœur battait trop vite et lui donnait le tournis... mais... c'était comme s'il refusait de comprendre qu'Ambrosia était morte. Son petit corps et son esprit tout aussi fragile se battaient pour refouler la douleur, et c'était si dur que plus rien autour de lui, ni même en lui, ne semblait réel. Il entendait ses propres gémissements, qui naissaient dans sa bouche, et sentait aussi les premières larmes sur ses paupières, mais c'était comme assister à la peine d'un autre, en quelque sorte... même cette émotion qui grandit, grandit et écrasa sa poitrine, perfora ses organes, le détruisit, ne semblait pas réelle. Il était révulsé d'avoir bu le sang de sa propre sœur, révulsé de l'avoir vue là-haut, sans vie. Mais c'était si flou... même l'horreur était floue. C'était impossible. On ne pouvait pas avoir tant de dégoût, de tristesse et de haine à la fois.
Et pourtant... pourtant il avait de plus en plus mal. Il finit par enfouir son visage dans ses mains, tomber à genoux, et pleurer. Il n'y avait plus que ça à faire.
— Vous ne voulez pas qu'il me tue... dit-il au bout d'un temps, d'une voix pâteuse et lourde de chagrin. Alors laissez-moi partir d'ici.
Il ne pourrait plus jamais faire face à Ladro.
— Je ne peux pas faire ça, chuchota Augustus.
— Je vous en prie, insista Leo. Aidez-moi.
0 ~ * ~ 0
Augustus lui avait dit d'attendre la nuit.
Lorsque je te ferai signe, tu partiras et m'attendras près du portail. N'en parle à personne. N'amène personne avec toi.
Aux cuisines Leo avait finalement vomi, une mixture de sang et de bile que le précepteur s'était empressé d'étouffer dans des piles de chiffons sortis des placards. Il fallait faire disparaître les traces de leur passage... Leo avait conscience que ce qu'ils faisaient était dangereux.
Le labeur habituel de l’Établissement avait pris fin, et la nuit était tombée. Leo avait passé la journée à repasser dans sa tête la promesse qu'Augustus lui avait faite. Sous l'horreur qui l'habitait depuis la découverte de sa sœur morte, il avait simplement retenu ses larmes pour ne pas se trahir auprès des autres enfants.
À présent la nuit était là. Augustus était debout au seuil de l’Établissement, jambes écartées, mains croisées devant lui. Il avait un air sinistre et tout à coup très sérieux, déterminé. Leo s'était calé contre un tronc creusé de reliefs suffisants pour qu'il s'y niche, presque invisible aux yeux des autres. De loin, il observait le nouvel Augustus avec curiosité.
Le temps passa, où Leo resta caché. Il ne savait pas quel genre de signe d'Augustus il était censé attendre. À chaque bruit, il tressaillait et se pelotonnait contre le tronc. Des enfants passaient devant lui en courant sans le voir, tout à la joie de leur moment de liberté. Il n'avait pas vu Achille, et c'était tant mieux. Achille ne pouvait pas venir avec lui ; le précepteur avait été très clair là-dessus.
L'enfant reporta son regard vers l’Établissement et étouffa un hoquet. Augustus n'était plus là.
Était-il allé le dénoncer à Viviane ? Leo agrippa l'écorce à se blesser. La tête lui tournait. Au moment où il crut tomber, ses yeux se posèrent une dernière fois sur les portes ouvertes du bâtiment... Augustus se tenait au seuil de nouveau. Le souffle coupé, Leo vissa son regard au sien. Même de loin, même à moitié dissimulé derrière l'arbre, il savait que l'homme le voyait. Celui-ci fit alors un lent geste de la tête. Le signe.
C'était le moment. Leo sortit de sa cachette et se mit à courir.
Il faisait de plus en plus sombre à mesure qu'il descendait et s'enfonçait dans les vrilles d'herbes parfois plus hautes que lui, et cela devenait difficile d'éviter les autres enfants. Certains paraissaient surgir de nulle part, manquant le heurter, d'autres n'étaient que de vagues mouvements, désincarnés et déformés. C'était la panique... Leo continua son périple dans le noir.
Il s'était maintenant beaucoup éloigné. Aucun enfant ne descendait si bas, tous savaient que tenter de s'enfuir ne valait pas la peine. Personne ne s'enfuyait de l’Établissement. Le mur dressé au pied de la colline était infranchissable et le portail, solidement fermé.
Leo commençait de se calmer.
Alors une catastrophe se produisit : quelqu'un apparut sur sa gauche, trop tard pour qu'il puisse faire un écart. Leo fut projeté à terre avec un cri de douleur. Le responsable eut une exclamation de surprise et se pencha sur lui.
— Leo, c'est toi ? Qu'est-ce que tu fais là ?
Achille.
— Et toi ? lança rageusement Leo.
Il était furieux de s'être fait surprendre. Augustus avait bien dit de n'amener personne avec lui...
— Bon, aucune importance. Va-t-en, dit-il méchamment. Je n'ai pas envie de te voir.
— Pourquoi tu dis ça ?
Le ton de son ami était empli de stupeur, et cela le fit serrer les dents. Il s'en voulait de le faire souffrir.
— Je le pense. Je n'ai pas envie de te voir.
— Tu es méchant.
Tais-toi, Achille, tais-toi, implorait-il silencieusement. Il savait pourtant qu'en le rejetant maintenant, leurs chemins ne se croiseraient vraisemblablement plus jamais. C'était une sorte de trahison. Partir d'ici, en le laissant seul. Pourquoi ne pouvait-il pas l'emmener ? Parce qu'Augustus...
Leo était soudain terrifié. Comment ferait-il tout seul, une fois sorti ? Plus personne vers qui se tourner. Plus de toit, rien à manger. Le froid... et la faim... c'était une chose horrible.
Augustus l'aidait à s'enfuir, mais la fuite n'amènerait pas forcément la survie dans son sillage.
Seulement, même si c'était pour mourir, Leo préférait mourir loin de Ladro.
Mais mourir seul, voilà qui l'horrifiait. Si Achille pouvait l'accompagner, rien que lui...
Mais si Achille venait, il serait constamment en danger. Leo pouvait sentir d'ici l'odeur de sa vie fraîche, les effluves de ses veines mais ce n'était pas grave, pas encore parce qu'il était toujours écœuré de ce qui était arrivé aux cuisines. Lorsqu'il fermait les yeux, le cadavre blanchâtre d'Ambrosia lui apparaissait, suspendu au plafond par les épaules et les bras ballants.
Il avait les larmes aux yeux. C'était trop compliqué. Trop compliqué.
— Qu'est-ce que tu as ? s'enquit Achille. Tu pleures ?
— Non, je ne pleure pas !
Leo essuya ses yeux et renifla.
— Écoute. Tu es mon ami, non ?
— Bien sûr.
— Alors tu dois me faire confiance. Tu promets de garder le secret ?
— Mais le secret de quoi ?
— Je vais partir.
Achille ne répondit pas tout de suite.
— Partir avec Ronan ?
— Euh... oui, c'est ça.
— Ça ne peut pas être ça. Il n'y a personne d'autre avec toi. Ronan n'emmène jamais un enfant seul.
— Mince, Achille ! Tu dois t'en aller, et on ne se verra plus jamais. Je suis désolé, ajouta Leo d'une toute petite voix.
Il ne pouvait pas voir clairement le visage d'Achille mais il lui suffisait du peu que la nuit le laissait deviner pour comprendre que son ami était irrémédiablement meurtri. Son ami, qui essayait de comprendre, mais n'y parvenait pas. Pourquoi n'avait-il rien vu, rien soupçonné, jamais ? Cela semblait maintenant tout à fait invraisemblable à Leo, et honteux.
— Attends, attends, s'exclama Achille en voyant que Leo faisait un pas en avant. Tu emmènes pas Ambrosia avec toi, au moins ?
C'en était trop.
— Ambrosia est morte ! cracha Leo avec toute la haine dont il était capable.
—Quoi ?
— Tu as tout bien entendu, Achille.
Un bruit de pas. Augustus arrivait vers eux, armé d'une petite lumière qui dessinait deux, trois, une multitude de petits Augustus sous ses jambes et les étiraient jusqu'à leur faire perdre forme humaine. Quelque chose tintait dans sa main.
— Monsieur le précepteur ? dit Achille. Qu'est-ce que vous faites ici ?
Le concerné lui fit signe de se taire, affolé. Puis il sembla véritablement se rendre compte de sa présence, élément qui n'était pas prévu, n'avait jamais été prévu, et se raidit.
— Tu n'as rien à faire ici, Achille, chuchota-t-il. Retourne avec les autres.
— Leo a dit qu'il partait.
L'homme marmonna des paroles nerveuses et lança un regard dur à Achille. Un regard qui ne lui ressemblait pas, courroucé, vide, même. Puis il s'approcha encore un peu. Au loin, on entendit des rires.
— J'ai la clef. Mais je n'ai pas le droit de l'avoir, tu t'en doutes. Ils se rendront vite compte de ce que j'ai fait. Je t'en supplie Leo, pars maintenant. Avant que je ne change d'avis.
— Leo ? geignit Achille.
— Tu ne peux pas venir avec moi, comme je te l'ai dit, répondit celui-ci, se forçant à rendre son ton froid pour faire croire qu'il s'en fichait, lui aussi.
— Mais qu'est-ce que je vais devenir, tout seul ?
Le petit garçon ne trouva rien à répondre. Il s'était demandé ce que lui-même allait faire, une fois seul... mais jamais il ne s'était posé la question sous un autre angle. C'était vrai, au fond : qu'allait devenir Achille ? Ladro tenterait-il de faire une autre victime lorsque son protégé serait parti ? Leo ne pouvait pas supporter cette idée.
— Je vous en prie, s'entendit-il supplier.
Augustus passa une main sur son visage en soupirant.
— Bon. Dépêchez-vous, je dois faire vite.
Il attrapa Leo par une manche et l'entraîna. Achille suivit de son pas lourd.
Le portail donna beaucoup de difficultés au précepteur, peut-être paralysé par la peur et la culpabilité à un point tel que les choses les plus simples étaient devenues insurmontables pour lui, accablées du poids de son erreur et des regrets à venir. Leo avait croisé les doigts à s'en faire mal pour qu'il ne change pas d'avis comme il avait menacé de le faire.
Mais Augustus avait tenu parole.
— Partez, asséna-t-il comme s'il avait lu dans les pensées de l'enfant. Je ne veux plus vous voir. Dépêchez-vous !
Le petit garçon prit la main d'Achille et la serra brièvement. Ils ne seraient pas séparés. Jamais. Leo n'avait aucune idée de ce qu'ils feraient, d'où ils pourraient bien aller, ne savait même pas s'ils seraient encore bien vivants le lendemain : mais la liberté n'avait pas de prix.
— J'espère que vous... commença Leo.
— J'ai dit : partez.
Alors il se tut. Le portail fut à nouveau fermé à clef dans bruit de rouille. Il crut entendre Augustus qui soupirait, ou reniflait, avant de s'éloigner.
J'espère que vous n'aurez pas d'ennuis, et que tout ira bien pour vous.
Une nouvelle fois, c'était un chapitre etxrêmement prenant. A tel point que je me suis tenue le ventre pendant une bonne partie de ma lecture. Car, même si j'ai deviné assez vite le funeste destin d'Ambrosia (et, par la même, le terrible geste inconscient de Leo), lire les morbides passages qui ont fini par conduire à l'inévitable révélation est resté une sacrée épreuve. Non pas que je ne l'ai pas appréciée, bien au contraire ! Mes réactions au cours de ma lecture prouvent bien à quel point tes mots m'ont véritablement transportée dans ton histoire. Et, pour ça, je te remercie !
Une lueur d'espoir renaît avec l'évasion des deux amis, même si on sait malheureusement que cela ne se termine pas vraiment bien.
J'ai vraiment hâte de pouvoir découvrir la suite !
Ce chapitre a été dur à écrire (ceux de l'Etablissement, en fait.), et franchement j'ai songé à l'enfermer sous clé ou à l'enterrer dans le jardin de manière définitive (presque, presque.). Ton commentaire est un réel soulagement, et comme tu es la première à poser les yeux dessus je te dois un grand, grand merci. Donc merci beaucoup. Ca va peut-être sonner égoïste, si oui désolée, mais je suis contente que le "mal" ou l'intensité qui s'est manifestée pendant l'écriture puisse s'exprimer aussi à la lecture ^^'
En effet la seule touche d'espoir réside dans l'évasion de Leo et Achille mais comme tu le dis, on sait déjà que ça ne va pas bien se terminer.
Un double mégamerci donc : pour avoir lu, et pour avoir apprécié !! :)