Vice city

Nous sommes des étrangers

Des sans-papiers

Des hommes et des femmes

Sans domicile

Victor Hugo

 

    Kelly et lui s’étaient mis à s’écrire tous les jours, s’intéressant à tout ce que leur quotidien avait d’insignifiant. Des disputes familiales aux aléas météorologiques, rien de ce qu’ils vivaient ne devait rester ignoré de l’autre, et leur journée commençait inévitablement par un message attentionné, rivalisant pour être le premier des deux qui l’envoya.

    Un beau matin, alors qu’il se réveillait, le garçon s’étonna de recevoir, en plus du message attendu, une photo de sa dulcinée en sous-vêtements. L’image avait dû lui être envoyée par erreur, pensa-t-il, et, cherchant à la protéger, il ne lui en parla point. Le jeune homme ne reçut dès lors plus rien de la sorte, confirmant donc son hypothèse.

 

    Calfeutré dans la chaleur de sa chambre, Malo n’avait pas osé mettre un pied dehors depuis le déménagement, étouffant d’autant plus qu’il gardait constamment porte et fenêtres fermées. Il espérait ainsi se préserver des suceurs de sang, qui, chaque année, culbutés par de nouvelles souches asiatiques, proliféraient en d’irrémédiables mutants que seul l’hiver savait chasser.

    À ses yeux, la jungle urbaine apparaissait comme une terre hostile totalement impraticable. S’il réalisait qu’il lui faudrait tôt ou tard apprendre à naviguer en ville, son orgueil lui interdisait de se confier à son père, débordé par le travail, et Kelly, n’ayant connu que la campagne, ne pouvait lui être d’aucune aide : internet était l’unique recours.

    Les premières trouvailles qu’il fit en ligne l’informèrent sur les dangerosités de la rue et de ses transports ; des viols, nombreux et impromptus ; des agressions, systématiquement gratuites, et commises par des hommes aux accents orientaux. Le centre-ville, de jour, était dépeint comme un coupe-gorge où la drogue se vendait à la sauvette, et où la police, terrifiée, préférait détourner le regard, quand elle ne baissait pas tout simplement les yeux.

    La nuit, le cauchemar empirait. Ce qu’il y avait d’honnête était couché depuis longtemps, et ne restaient debout plus que l’ivresse et le crime, qui, flânant chacun de leur côté, provoquait des accidents mortels lorsque le hasard ou la malveillance les faisait se rencontrer. Pour survivre au milieu de ces ténèbres, le plus sûr était encore d’acheter quelques grammes de shit auprès de ceux qui avaient choisi le commerce au racket, et voyaient d’un mauvais œil qu’on s’en prenne à leurs précieux clients.

    Alternant d’horreurs en drames, Malo finit éventuellement par tomber sur les informations nécessaires pour voyager en ville, et, surmontant son angoisse, s’aventura jusqu’à l’arrêt voisin.

 

    La partie mécanique était de loin la plus simple à appréhender : un tableau gris sur fond noir suspendu au bout d’une structure de métal vert sombre affichait les minutes avant l’arrivée du tramway. Le véhicule klaxonnait alors pour s’annoncer, ralentissant dans un bruit grinçant avant de s’arrêter. Les portes s’ouvraient, se refermaient, puis la machine s’ébrouait de nouveau, poussive, sonnant le départ au moment de s’en aller, répétant ces manies jusqu’à son terminus.

    Le ballet humain, quant à lui, s’avérait plus complexe : pendant que la minorité des gens faisait patiemment la queue, la majorité, composée d’électrons libres, s’agglutinait au bord de voies. On ne savait dire qui des sortants ou des entrants avait la priorité, les deux s’embrouillant soudain en une mêlée d’épaules et de regards agacés qui venaient désagrémenter leur chemin. C’était une cohue où l’initiative revenait au plus fort, qui parfois délivrait son indulgence aux enfants et aux personnes âgées.

    Malo, muni de son ticket, ne se sentait la force d’affronter la nasse et ses règles barbares, et s’associa docilement au troupeau passif, rejoignant la file la plus proche. Entrant sans encombre dans le wagon, il imita ses contemporains, insérant son carton dans une machine qui en poinçonna la date et l’heure d’un coup sec et bruyant.

 

« Clac ! »

 

    À l’intérieur, d’étranges messieurs préférant aux voisins les voisines erraient d’une place à l’autre à la recherche de compagnie. Et dès que le tramway se remplissait, que les corps, serrés, se bousculaient, ces gluants gagnaient en familiarité, se frottant parfois si fort aux voyageuses qu’il arrivait qu’un doigt ou deux finisse dedans.

    Malo, intrigué par leur comportement, fut soudain frappé par une odeur inconnue, pareille à celle du fumier qui vous saisit au détour de la campagne berçante qui défile : assis à terre entre deux rames, habillé de tresses grasses et de guenilles, le visage mat de crasse, un homme tenait en respect le reste des passagers.

    Une aura mystérieuse semblait l’entourer, empêchant ses semblables de l’approcher de trop près, voire même d’assez loin. Un chien somnolait à son côté tandis qu’une longue canette noire, ornée d’un loup entre deux chiffres, était posée au sol entre ses doigts.

    De la sueur dégoulinait de son front, charriant avec elle des morceaux entiers de vie sauvage, suggérant sous son corps des miasmes visqueux comparables à la bave volubile des escargots, qu’on imaginait s’étirer en d’immenses toiles verdâtres s’il venait à se lever. Chacun de ses gestes s’accompagnait de nouveaux parfums, poussant les voyageurs les moins sensibles à se signer en croix, priant pour qu’il n’ouvre la bouche.

    On envisageait péniblement ce qui pouvait produire de tels effluves, et à y penser, aurait on trempé dans la merde avant de s’étendre longuement au soleil que l’odeur eût encore été trop douce. Seules des années entières de labeur avaient pu créer une faune aussi riche et complexe. C’était un vœu de chasteté fait à l’égard du savon et de l’eau, et, sans son Cerbère, nul doute que quelqu’un l’eut tôt ou tard rincé de force.

    Malo, abruti par ces immondices, tituba jusqu’à la porte pour s’échapper, pressant frénétiquement le bouton alors que ralentissait le véhicule. À peine tenta-t-il de sortir que deux gaillards le saisirent au collet. Les interrogeant du regard, il distingua immédiatement chez eux des traits propres aux rives sud de la Méditerranée. Digne, il ne s’arrêta pas aux stéréotypes renvoyés par quelques faits divers qu’il avait survolés à la hâte, et sut faire la part des choses :

 

« A-arrêtez, n’me tuez pas… gloups… v-v-violez-moi plutôt… »

 

    Bon…

    Peut-être se laissa-t-il un peu emporter par ses émotions…

    Mais qui ne l’aurait été, soulevé par deux Arabes habillés comme la Gestapo ?

 

« Monsieur, votre titre de transport s’il vous plaît. »

 

    Surpris d’avoir encore sur lui tous ses vêtements, le jeune homme considéra ses bourreaux avec attention. S’étant arrêté à sa première impression, il n’avait pas remarqué les appareils qu’ils portaient aux flancs, par-dessus leurs vestes noires. On avait sans doute fait plus de poches avec ces machines qu’avec une lame ou un pétard, mais Malo fut rassuré de savoir qu’on n’attentait à rien d’autre qu’à son argent.

    Heureusement pour ses dents, l’habitude avait appris aux contrôleurs à ne pas prêter attention aux bafouillements des voyageurs, qui cherchaient plus volontiers par là des excuses éculées plutôt qu’un justificatif valide.

 

        — Je… oui… voilà… fit-il, tendant la preuve de sa bonne foi.

        — Merci bien, en vous souhaitant une belle journée.

 

    Épuisé, le garçon retourna chez lui animé d’une fierté nouvelle : seul, il avait su dompter la ville. Rien ne pouvait plus lui résister dorénavant.

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