Le champ de bataille était le théâtre de violence et de mort, mais il me semblait étrangement vide, comme si ce déferlement de rage n’était rien de plus qu’une banalité routinière. Comme si je m’y étais habitué… Dois-je vraiment tuer ? Et eux, ceux qui m’entourent, doivent-ils eux aussi me tuer ? Pourquoi ? Pour quelle raison ? Pour satisfaire l’ego des rois et des reines ? Pour la gloire ? Pour l’or ?
Et peut-être qu’ils ont raison. Après tout, je suis peut-être le seul à remettre en cause cette folie… et peut-être que le fou ici, c’est moi. Mais je sais que dans tous les cas, on en ressors perdant, car la gloire se paie avec les remords, et dans un combat, les remords se paient avec la mort.
Brandissant son épée, il trancha son premier adversaire avant de passer immédiatement au suivant. Enchaînant mort sur mort, regret sur regret, sa concentration morbide contrastait avec ses yeux vides. Il semblait ailleurs, perdu dans ses pensées, ressassant sans doute encore l’absurdité de la violence et de la mort qu’il infligeait pourtant lui-même.
Puis, soudain, un cri assourdissant attira son attention.
— Ha ! Quelle surprise, le fils de la Mort est ici !
Un homme imposant aux traits bestiaux se dressa devant lui. Malgré le cliquetis infernal des épées, ses paroles étaient claires, comme si tous les soldats s’étaient tus par respect – ou par crainte – du géant qui lui faisait face.
— Oh ! Allons, fils de la Mort, couvre-moi de prestige avec ta défaite et retourne voir ta noble reine. Dis-lui à quel point je suis impatient de voir son royaume tomber.
Le chevalier ne bougea pas d’un pouce. Son indifférence était évidente, mais son épée oscillait, de gauche à droite, de vie à mort, tel un mauvais présage. Elle était prête à frapper à tout moment. Et soudain, ce moment arriva.
D’une vitesse anormale, il se précipita sur son adversaire et tenta de lui asséner un violent coup d’épée au cou. L’attaque fut esquivée de justesse, mais à peine le colosse avait-il eu le temps de se redresser qu’une deuxième frappe jaillissait, l’obligeant à reculer encore.
Honteusement repoussé, le titan poussa un juron et s’exclama :
— Salaud ! Tu crois vraiment pouvoir me tuer aussi facilement ?
Il marqua une pause, puis éclata d’un rire amer.
— Ha ! Imbécile… Sais-tu seulement qui je suis ?
Aucune réponse. Le chevalier se contentait de le fixer avec dédain. Une arrogance insupportable qui fit naître en lui une colère monstrueuse, à son effigie.
— Hé ! Je te parle ! rugit-il. JE SUIS LE ROI D’ASTAR ! TU PENSES VRAIMENT QUE TU PEUX ME TUER ?!
Ses hurlements résonnèrent sur le champ de bataille. Brûlant de rage, il brandit ses haches, aussi imposantes que son adversaire lui-même, et chargea.
Sa vitesse était stupéfiante malgré sa carrure massive. Il déferla sur lui tel une bête assoiffée de sang, ses yeux rougis par la soif de vengeance.
Mais cette fois, le chevalier l’attendait. Entre témérité et courage, la nuance était faible… Le grand roi d’Astar était-il devenu fou ?
À peine eut-il franchi les trois derniers mètres qu’une myriade de coups s’abattirent sur lui, comme s’il faisait face à plusieurs adversaires à la fois. Acculé, il refusa pourtant de reculer. Il riposta avec toute la barbarie et la force qu’il lui restait, chaque coup de hache assez puissant pour briser les os d’un homme. Mais aucun ne toucha sa cible. Son ennemi les esquivait avec une facilité déconcertante, comme s’il lisait dans ses pensées.
— C’est fini, barbare.
Le chevalier s’arrêta et regarda le géant, qui était incapable de faire un pas de plus.
— Que veux-tu dire ? Je peux encore me bat… ffttr.
Le roi sentit alors une lame lui transpercer la poitrine. Il baissa les yeux et vit son sang s’écouler lentement, se mêlant à la boue froide et aux restes de ceux tombés avant lui. En relevant le regard, il ne vit que les yeux vides du fils de la Mort. Puis tout devint noir.
— Le roi est mort ! Le roi est mort ! Fuyez ! Fuyez pour vos vies !
Le chevalier regardait les survivants fuir, puis détourna lentement les yeux vers le sol jonché de cadavres. Parmi eux, ses propres soldats. Ceux qui avaient cru en lui. Ceux qui, aveuglés par la confiance qu’ils lui portaient, le suivraient encore… jusqu’à ce que mort s’ensuive.
C’était trop. Beaucoup trop…
Une voix familière le tira de ses pensées.
— Mon général ! Ne devrait-on pas les poursuivre ?
Le chevalier tourna lentement la tête vers eux puis dit.
— Non. Ils sont déjà morts. Aucun ne survivra à ce froid.
Il laissa cette phrase en suspens, puis se détourna. Ses pas lourds le menèrent à l’attroupement de soldat non loin de lui. Tous s’écartaient à son passage, et bientôt, il atteignit le centre. Il gravit alors quelques cadavres d’hommes qui l’avaient fidèlement servi pour surplomber le champ de mort.
Puis, levant lentement son épée ensanglantée, il dit :
— Aujourd’hui, nous avons triomphé.
Il resta immobile un instant. Un instant pesant, étouffant, suspendu entre victoire et désolation. Avant que ses mots ne soient engloutis par des cris de guerre immenses et des cris de soulagement.
Tous scandaient la gloire d'un royaume détruit.
Tous scandaient la gloire d'Artemis le royaume en ruine.
Quelle connerie, se disait-il. Ils ne savaient pas pourquoi ces troupes célébraient ce soit disant triomphe. Chacun d’entre eux, aujourd’hui, avait pourtant vu un camarade, un ami, ou même un parfait inconnu mourir. Et même si ce n’était pas le cas, ils avaient tous compris une chose : la frontière entre la vie et la mort, en temps de guerre, était si mince qu’ils pouvaient être les prochains sur la liste. Et pourtant, ils étaient là, à festoye, à rire, et à chanter, comme si le sang n’avait pas coulé.Un enthousiasme tel qu’on sentait qu’ils pouvaient maintenant repartir sur le champ de bataille, reprendre leurs armes et combattre, encore et encore.
Ce penchant morbide pour la guerre le dégoûtait. Il l’exaspérait même. Mais au fond, ils devaient être chanceux. Au moins, ils n’avait pas besoin de les pousser à se battre. Ils le faisaient d’eux-même.
Pfff… bande d idiots.
Lassé par cette vision, il décida de s’éclipser. Il traversa le champ de bataille, les yeux rivés vers le ciel. Mais la pluie, violente, s’écrasait sur son visage, lui fouettant la peau. Une pluie si forte qu’elle le poussa presque à baisser la tête, à regarder le sol à regarder les morts à regarder la vérité…
Il continua néanmoins à marcher. Ce n’était pas quelques gouttes d’eau qui allaient le faire flancher. Et après un long moment de ruminations incessantes, il se décida enfin à quitter le champ de bataille. Alors qu’il se dirigeait vers son campement, il aperçut au loin une ombre familière qui avançait vers lui.
— Eh bien, tu en as mis du temps, cette fois, commandant !
Il reconnut aussitôt la voix de Kaaris, l’un de ses plus fidèles adjoints.
— Je ne t’ai jamais demandé de m’attendre, répondit-il d’un ton froid et monotone.
— Fhh… moi qui pensais à…
Kaaris s’interrompit, voyant que son supérieur ne prêtait déjà plus attention à lui.
— Bon, assez perdu de temps comme ça. On rentre au campement, trancha-t-il.
— D’accord, mon commandant… répondit Kaaris en roulant des yeux.
Un long silence s’installa, seulement brisé par les quelques remarques sarcastiques de Kaaris, qui n’arrachaient aucune réaction de la part de son compagnon, d’ailleurs il l’entendait sûrement à peine à cause de la forte pluie.
— Oh putain… C’est qu’elle fait flipper, cette forêt. Je comprends que ça soit un endroit stratégique, mais t’aurais pu choisir un lieu plus convivial pour installer le campement, non ?
Il lui lança un regard assassin. Kaaris se tut immédiatement. Puis, au bout de quelques instants, le chevalier prit la parole:
— Dis-moi, qu’en est-il de nos pertes ?
Le ton léger de Kaaris disparut aussitôt. Son visage se ferma, et c’est d’une voix plus grave qu’il répondit :
— Désastreuses. Les trois quarts de nos forces ont été décimés aujourd’hui. Je crains que nous ne puissions plus défendre la totalité du Front.
— Hum… Je vois.
Il n’était pas surpris. L’ennemi du jour était féroce.et Avec ce déluge, il était certain que les troupes allaient en pâtir.
Il reprit ensuite :
— Et qu’en est-il des chevaliers ?
Kaaris sembla hésiter. Il ne voulait visiblement pas répondre, mais le regard insistant de son supérieur le força à parler.
— Eh bien… Elena est morte. Et… Alcen est blessé. Quant aux autres, ils vont plus ou moins bien.
Un silence pesant s’installa. Plus un mot ne fut échangé jusqu’à leur arrivée au campement.
À l’entrée, un garde portant une lanterne leur cria dessus :
— Vous, halte ! Déclinez vos identités, c’est une zone interdite !
Kaaris prit les devants s’avançant vers le garde visiblement irrité et lui murmura quelques mots à l’oreille. Aussitôt, celui-ci s’inclina et leur ouvrit le passage.
Une fois à l’intérieur, le chevalier se dirigea directement vers sa tente, toujours suivi de Kaaris.
Regardant brièvement autour de lui le campement il put arriver à une conclusion évidente, il était silencieux. Trop silencieux. Probablement parce que la plupart de ses occupants étaient morts aujourd’hui, mais il semblait aussi que l’euphorie qu’avaient les soldats après la bataille avait disparu laissant place à une réalité amer.
Ils ont compris…
N y prêtant pas plus d’attention il suivit son chemin d’un pas ferme.
enfin arrivé devant la tante ils se précipitaient vers l’entré afin de fuir la pluie et à peine à l’intérieur que trois hommes se levèrent aussitôt et le saluèrent à l’unisson :
— Salutations, général !
La tente était simple. Une table au centre, entourée de sept sièges. Il jeta un regard circulaire à ses hommes : Heril, Farse et Milor. Tous des adjoints de confiance.
Il leur fit un simple geste de la main.
— Repos.
Ils s’assirent aussitôt. Et après un certain moment de tension, Milor, un homme aux cheveux blancs et au visage barré d’une longue cicatrice, prit la parole en premier :
— Mon général, je pense que vous le savez déjà, mais nous sommes dans une mauvaise posture. Nous avons perdu plus de quinze mille hommes en une nuit. C’est plus que ce qu’il en faut. Nous ne pouvons plus protéger la totalité du Front. Le fort Elling et le fort de Marley sont condamnés. L’Est et le Sud sont à la merci de l’ennemi, et je crains qu’ils n’en profitent…
Soudain Farse, un homme à la longue barbe blanche qui lui donnait une apparence sage, frappa du poing sur la table et jura :
— Putain, c’est inadmissible ! Comment sommes-nous censés résister avec si peu de troupes ? La capitale ne nous envoie même pas de renforts, alors que nous sommes leur dernier rempart !
— ils ne nous enverront rien, rétorqua Heril. Et même si elle le faisait, la guerre est perdue d’avance… T’es pas d’accord, Rekan ?
Un silence s’installa. Tous les regards se tournèrent vers le général, mais il semblait ne pas écouter. Fixant un coin de la tente, son expression s’assombrit soudainement.
Puis, d’une voix grave, il déclara :
— Préparez-vous. Nous avons de la visite.