[Jeudi 26 septembre 2019]
- Amen...
Ta petite voix fluette s'élève dans un murmure uniquement audible du confesseur. Du coin de l'œil, tu le vois hocher de la tête, en signe d'approbation. Sa silhouette se découpe dans la lumière tamisée du soleil couchant et, sans un mot autre que la sainte bénédiction attendue, tu t'échappes de la structure en bois intimiste. Ton chapelet en or rose, seul signe extérieur d'une richesse pourtant inexistante, rebondit délicatement sur ta petite poitrine, que tu recouvres pudiquement d'un long châle noir.
Comme à ton habitude, tu traverses la nef centrale de cette démarche aérienne que tous les fidèles de la paroisse te reconnaissent. Tes yeux se posent, çà et là, sur les moindres recoins de la Cathédrale Saint-Étienne de Metz. Parfois, tu t'attardes un peu sur les divers tableaux qui ont su résister aux épreuves du temps, des guerres. Et quand tu passes devant une statue de la Vierge à l'Enfant, tu signes d'un geste délicat de la main avant de sortir du bâtiment sacré.
La nuit tombe rapidement, mais ça n'est pas ce qui t'empêche de repérer la silhouette de ton ami, adossé contre une grille, une cigarette entre les doigts. Ah ! Tu grimaces déjà, l'odeur âcre de la fumée te soulevant régulièrement le cœur. Mais par amour, ou par désir de ne pas rentrer dans un énième conflit stérile, tu ne dis rien.
— Bordel ! C'est insupportable de t'attendre ! Tu mets toujours un temps fou quand t'es là-dedans ! s'agace le jeune homme, d'un accent qui trahit ses origines portugaises.
— Un peu de respect, Damien, je t'en prie. Tu sais que c'est important pour moi.
L'intéressé roule des yeux.
— On s'en fout, soupire-t-il pour couper court à la conversation. Tu ne m'as pas dit si tu venais au Tiffany ce soir !
Et voilà que le sujet des boites de nuit revient. Tu n'aimes pas particulièrement sortir. Studieuse, tu préfères passer ton temps à travailler tes cours afin de maintenir ton classement en tant que major de promotion. Maîtresse de toi-même, alors que tu sais que tu pars sur un terrain glissant, tu lui souris et lui réponds, d'une voix calme et douce.
— Non, désolée. Je dois bosser, j'ai un TD demain matin et j'ai pas fini de reporter mes notes d'études.
— Putain, Victoria ! T'abuses ! Ça fait qu'un mois que les cours ont repris, ça va, on s'en branle ! Une soirée, ça ne va pas te massacrer !
— Toi, peut-être, contres-tu toujours avec douceur. Mais pas moi, c'est ma première année de master, c'est important pour moi. Alors... navrée. On pourra plutôt se prévoir ça pour les vacances de la Toussaint ?
Damien te lance un regard peu amène avant de hausser les épaules.
— J'imagine que tu ne me raccompagnes pas ?
Tu espères, encore, qu'il fasse preuve de délicatesse. Mais force est de constater, au bout de quatre ans, que tu te retrouves toujours face à la même forme d'indifférence, dans laquelle tu t'embourbes sans trouver le courage de vraiment partir. Il t'embrasse furtivement et tourne les talons, sans rien dire de plus. Et toi, tu restes là, à le regarder s'éloigner, alors qu'un silence profond s'abat sur la Place d'Armes. Tu ramènes un peu mieux ton châle sur tes épaules, sors ton vieux téléphone de ta poche et enfonces tes écouteurs dans tes oreilles. Tu analyses avec attention les dernières informations que tu parviens à capter sur une station de radio.
Depuis sa prise de pouvoir, Marine Le Pen n'a eu de cesse de mettre en branle les réformes les plus répressives et les plus aberrantes qui soient. Et même l'Union européenne n'arrive plus, depuis deux mille dix-sept, à réfréner les ardeurs de la politique oppressive de la présidente. Tu roules des yeux à l'entente de la plus récente déclaration de celle que tu estimes être la pire résidente de l'Elysée de la Vème République.
« Les facultés sont prises d'assaut par des étudiants étrangers, uniquement venus pour ponctionner les aides publiques, par des jeunes fainéants qui n'ont d'autres intérêts que d'avoir de l'argent facile ! C'est pourquoi à compter de la rentrée 2020, les bourses sur critères sociaux du CROUS seront révisées et les plafonds revus à la baisse ! Il est temps que l'enseignement supérieur redevienne l'enseignement de l'excellence. »
— Génial, maugrées-tu. Comme si c'était pas déjà suffisamment galère comme ça au quotidien...
Parce que ça veut dire que l'année prochaine sera encore plus éprouvante que celle en cours. Tu pousses un profond soupir dépité alors que tes pas te mènent finalement devant le pont des Morts, qui enjambe la Moselle. Tu n'as pas le choix que de passer par là pour rentrer chez toi, de toute façon. Tu te figes dans un long frisson de crainte. Quelques passants te regardent, t'insultent parce que tu restes dans le passage et ne peuvent même pas s'empêcher de maugréer pour certains. Depuis trois ans, maintenant, chacune de tes traversées est un calvaire.
Le profond sentiment d'horreur, de peur panique et de désespoir qui te submerge n'a fait que s'accroître avec le temps. Pourtant, ce soir, tu t'étonnes toi-même du calme ambiant. « Tant mieux ! » Rien n'est plus désagréable que d'avoir la sensation qu'une corde s'enroule autour de ton cou pour te faire suffoquer... voire pire !
Arrivée à ton appartement, après un sourire poli lancé à la boulangère qui secoue la tête d'un air désapprobateur, tu t'engouffres dans le hall miteux de ton immeuble. Tu n'as que peu de contacts avec tes voisins ; déjà parce que le studio en dessous du tien est utilisé par les étudiantes qui se prostituent et qu'il est sûrement encore plus insalubre que le tien, et ensuite tout simplement parce que tes voisins t'évitent. Pour eux, tu es complètement folle. Tu soupires rien qu'en pensant à ça. Tu n'as même pas envie de débattre avec toi-même sur la notion de folie, alors que tu es en train de te battre contre la porte de ton appartement qui refuse de s'ouvrir ! Insalubre, disais-tu ? En même temps, quand la seule chose que tu as pour vivre, c'est une misérable bourse de trois cent quatre-vingt-seize euros et un petit poste au Starbucks de la gare, le quotidien devient très rapidement compliqué.
Cela étant, cesser tes études pour trouver un emploi rémunéré à temps plein alors que ton sésame pour une meilleure vie est à portée de main est absolument hors de question ! Tu serres les dents ; plus que deux ans et tu seras diplômée, sur le marché du travail avec la possibilité d'envisager un poste en tant que responsable de communication ! Mais pour l'heure, ton souci reste de savoir si tu vas pouvoir rentrer chez toi.
— S'ouvrira ? Ne s'ouvrira pas ?
Tu forces un peu sur la poignée, sur la clé, et un sourire victorieux étire tes lèvres quand la porte s'ouvre dans un grincement sinistre !
- Aha ! t'exclames-tu avec joie. S'ouvre, cette fois !
Cette manie que tu as prise de te parler te permet de briser la solitude que tu ressens parfois comme extrême quand tu te retrouves dans ton studio. Oh ! Tu as bien ta meilleure amie, Dvora. Mais elle est en couple et heureuse en ménage. Autant dire que tu passes plus de temps seule. En plus, parler te permet aussi de contrer ces petites voix qui soufflent parfois dans le creux de ton oreille. La psychiatre du Bureau d'Aide Psychologique pour les Étudiants - ou BAPE - a soulevé l'hypothèse que le surmenage que tu subis depuis le début de tes études peut avoir influé autant sur ta qualité de vie que de sommeil ; ce serait ton esprit qui te joue des tours.
Par contre, il ne te joue aucun tour quand la déception t'envahit alors que ton regard se pose sur la pièce que tu occupes. Ton petit dix-sept mètres carré, tu tentes tant bien que mal de le rendre le plus mignon possible. Même si la peinture des murs et du plafond s'écaille, tu as réussi à avoir des rideaux plutôt sympathiques, une table de travail noire ainsi qu'une petite chaise à roulette. Ton lit est, clairement, l'objet de récupération dont tu es la plus fière ! D'un style ancien, en bois massif, la parure à motif floral et aux tons beiges habille et décore la pièce avec une touche d'élégance qui te caractérise.
Ton sac en bandoulière tombe au sol. Ta tête remue, agitée d'un tic nerveux. Tu cherches à te défaire de quelque chose, d'une mouche invisible qui t'importune.
— Du bist mein ! *
La fatigue ! Ça ne peut être que ça. D'un geste lent, tu t'approches de ta table et attrapes tes cachets à base de valériane et de passiflore. Le stress est la seule option valable ! Une tension t'oblige à fermer un peu tes yeux, peu après la prise des comprimés. C'est sûrement psychosomatique... mais tu t'en fiches ! De cette même lenteur qui t'a accablé à peine est-tu rentrée dans l'appartement, tu te déshabilles. Tes vêtements chutent au sol les uns après les autres. Tes membres sont lourds, ton énergie aspirée. Tu peines à attraper ton t-shirt rapiécé pour l'enfiler avant de t'effondrer sur ton matelas et de t'enfoncer dans un sommeil sans rêves.
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* Du bist mein : Tu es à moi.
Je viens de découvrir ton texte, et j'aime énormément son style ! Même si j'ai été désarçonnée par la deuxième personne au premier abord, on se laisse vite emporter par tes phrases bien rythmées, et tout semble couler parfaitement. Cela m'a un peu fait penser à des fiches personnages de Jeux de Rôle Grandeur Nature, qui sont souvent écrites à la deuxième personne, puisqu'on doit y lire un personnage qu'on va incarner.
Je suis aussi assez admirative de la manière dont tu parviens à lier d'une part une écriture souple et élégante, avec d'autre part des dialogues familiers. La rupture de ton rend très bien et n'enlève rien aux passages de description.
J'ai hâte de lire la suite, pour voir comment va continuer la relation de Victoria et Damien. J'ai l'impression que Victoria est assez consciente de tout ce qui ne va pas, mais tout de même sous son emprise. La thématique des relations abusives m'intéresse vraiment, donc tu m'as accrochée pour la suite !
Bon courage pour tes projets, et merci pour ce premier chapitre !
Victoria est relativement consciente, oui, que ça ne va pas. Mais, comme toute relation de dépendance et d'abus, la victime a du mal à fuir !
J'espère que la suite te plaira !
Donc me voila sur In Tenebris, et que dire ? Que du bien :
J'ai tendance a ne pas aimer les textes a la seconde personne car j'imagine que meme si je m'associe au personnage en temps normal, qu'on me dise "tu" me fais tomber beaucoup trop vite dans l'histoire et j'ai peur de ce qui va m'arriver 😂 Donc j'ai ete légèrement réticente en démarrant ma lecture, de plus que le TW m'a fait tiquer (C'est une chose de lire une relation toxique c'en est une autre d'être happée par ton texte et de subir la relation toxique !)
Mais je suis bel et bien la car j'ai fini ce chapitre et encore une fois : j'ai adoré.
(Je vais vraiment finir par être ta fangirl attitrée hein)
Et donc l'histoire se déroule a notre époque !! Et a Metz !! C'est géniale parce que je sais d'avance que ce sera si vraisemblable, et puis toutes les références aux etudes, on sait que c'est du vécue et même si les conditions de vie de Victoria sont nulles (la pauvre ;;) bah c'est réaliste et je plussoie beaucoup
(Damien t'es un méchant et je dis ca car j'aime les euphémismes)
Et mon dieu, Le Pen au pouvoir...
Par contre mon moment préférée c'est bien la fin, je l'ai dévoré, j'avais l'impression que tout ses mouvements étaient si lent, l'action était super : c'était trop bien!! Et on a déjà un élément perturbateur : même si la personnage pense que ce n'est que psychosomatique (Moi je sens qu'il y a autre chose mais on verra 👀)
Merci beaucoup pour ce texte ~
L'écriture à la seconde personne, j'avoue, c'est parce que je RP beaucoup à la P2 sur ce JDR là donc, forcément, ça joue sur la réécriture !
Comme j'ai dit, c'est pas grave si tu lis pas toutes mes oeuvres et je t'en voudrais pas du tout de te sentir trop impliquée à cause du style et de ne pas pouvoir lire (je crois que j'avais déjà prévenu que ce roman allait vraiment être hard... pas gratuit hein, mais violent).
En tout cas, comme tu le dis pourtant, tu es là et je reste super contente de ton commentaire ! Vraiment ! J'espère que la suite continuera de te plaire, que tu sauras t'immerger dans les décors réalistes de la ville de Metz (je sais pas si tu as déjà pu la voir, mais je la trouve trop belle cette ville !)
A très bientôt ♥
Merci pour le partage de cette histoire très bien écrite, on ressent la galère et les déboires à pleins poumons, c'est très réaliste. L’héroïne fait très "fille larguée", le mec désabusé est bien insupportable, ça fonctionne. L'utilisation du "tu" m'a perturbé, c'est original, mais toujours compliqué pour un lecteur masculin de s'identifier autant à une héroïne, à contrario l'inverse doit bien fonctionner je suppose.
Cette phrase m'interpelle : "De cette même lenteur qui t'a accablé à peine est-tu rentrée." Elle me semble améliorable. ptite faute : AccabléE ? En enlevant le "est-tu" ça marche aussi ? ("es-tu" je crois)
"ce serait ton esprit qui te joue des tours." qui te jouerait ?
Les petites voix dans la tête, la phrase en Allemand (je crois), tics nerveux, mouche invisible, tension incontrôlable et soumission au sommeil et aux cachets, ça sent la schizophrénie si je ne m'abuse. Pas étonnant que le premier blaireau venu parvienne à la manipuler. J'ai bon ? Sans parler du délire mystique très envisageable vu sa foi.
J'aime beaucoup le côté dystopique Le Pen au pouvoir !
Je lirais la suite avec plaisir. A bientôt.
J'imagine que devoir s'identifier autant à une femme ça va être compliqué :/ mais j'espère que ça passera !
En tout cas pour tes suppositions eh bien... Je ne dirai rien 🤭 mais je suis d'accord que Damien est bien un gros blaireau !
Eh oui c'était bien de l'allemand ! Vu la région (la Moselle dans le Grand Est, Metz plus précisément) ce n'est pas très étonnant haha
J'espère que la suite te plaira ! Elle sera publiée jeudi prochain !
C'est un bon premier chapitre ! L'utilisation de la deuxième personne du singulier est plutôt original, c'est assez rare mais c'est appréciable. Et l'utilisation du présent rend la lecture très accessible. Enfin côté vocabulaire, c'est très fourni, ça permet de bien se plonger dans l'univers et dans la peau de ton personnage. Tu la campes très bien, on comprend très bien quel est son caractère.
Ensuite, je te remercie d'avoir pensé à mettre le TW en début de chapitre. C'est une très bonne initiative.
Eventuellement, la seule petite remarque négative que j'ai à faire, c'est qu'avec ce premier chapitre on ne se pose pas vraiment de question sur la suite. On comprend qu'elle est très croyante, qu'elle est très pauvre et qu'elle est très studieuse. Mais ce serait peut-être une bonne idée de mettre un petit détail qui puisse donner envie de lire la suite ? Quelques mots qui permet de comprendre l'élément déclencheur ? Ou peut-être une chute ?
Pour résumé, ton premier chapitre est très bien écrit et le personne est particulièrement intéressant et attachant, mais c'est un chapitre très basique qui ne nous apprend rien sur la suite de l'histoire. C'est peut-être ton choix de ne pas en dire plus et de ne pas miser sur le suspens ? En tout cas, je serai tout de même au rendez-vous pour lire la suite.
Quant à l'utilisation de la deuxième personne, je ne suis pas là première haha mais je trouve que c'est un exercice original et intéressant à tenter !
Par ailleurs ton commentaire me fait remarquer que je n'ai peut être pas été assez claire sur la fin du chapitre concernant un passage en particulier, qui a force importance pour la suite et le conditionnement de la psychologie de Victoria 🤭 mais je verrai ça à la réécriture :D
Le prochain chapitre sera publié jeudi prochain (il y a beaucoup trop de prochain dans cette phrase) j'espère que la suite te plaira 🙈
J'aime bien l'intrigue, ce personnage très ancré dans ses valeurs chrétiennes qui va se voir tenté et bousculé dans ses convictions. Cela ressemble un peu aux livres du XVIII et XIXe. Hâte d'en lire la suite.
Merci pour ton retour 🙏🏻 en effet Victoria risque d'être quelque peu bouleversée par la suite et ses convictions ne vont pas aider (ou pas !)
En tout cas, la suite sera publiée jeudi prochain 🙏🏻 j'espère que Victoria continuera de te plaire !