VIII - Retour à Murano

Par Jamreo

 III . VIII

 

Le lendemain, Achille et Leo remontaient une ruelle animée de Venise, monde où richesses et extrême pauvreté se côtoyaient dans la plus grande indifférence ; et c'était un paradoxe marqué plus encore, si cela était possible, par les temps de guerre qui couraient.

Un vendeur d'amulettes les apostropha, brandissant à ses poignets des colliers aux brillances factices. Leo avait choisi ce passage pour sa fraîcheur et son ombre. Les façades s'élevaient haut ; le ciel n'était qu'une bande de couleur bleu pâle. Un bâtiment d'allure opulente était couvert d'une tenture bordeaux, représentant une broderie de lion ailé sur le point de s'envoler. Ils avaient déjà aperçu ce symbole plusieurs fois dans la ville.

De tous côtés, les odeurs de sang frais l'assaillaient. Il serra les poings, enjamba une flaque de boue, s'écarta pour laisser passer une adolescente chargée de seaux qui l'invectiva.

— Comment on va faire, après ce qui s'est passé ? dit soudain Achille.

Cela faisait une journée qu'ils étaient à Venise. Dès leur arrivée sur l'île, il avait fallu se débarrasser de leur escorte. À la nuit tombée, quelques feux brûlaient au sommet de piquets plantés proche du canal ; ils avaient entraîné le garde près de l'eau. Non loin, un établissement animé laissait de temps à autres entendre des voix et des rires. Au dehors, personne.

Leo et Achille s'étaient engagés dans un chemin sinueux qui longeait le bord de canal. Derrière eux le garde avait suivi, assurant encore une fois que les représentants du palais ne manqueraient pas de venir à leur rencontre le lendemain, car ils avaient eu un contretemps. Les affaires de la guerre prenaient beaucoup de leur temps, comprenez-vous.

Leo n'avait pas écouté : une lueur entre ciel et terre avait attiré son attention. Verte, elle empoisonnait l'air nocturne au large et dessinait les contours d'une île désolée. C'était si ténu que le jeune homme avait cru à une invention de son esprit, et s'était détourné avec une espèce de malaise. Il devait maintenir la cage autour de cette bête qui se réveillait en lui et n'attendait que de pouvoir sortir. Il finirait par perdre le combat, n'espérait plus la vaincre, ce n'était plus une question de cela ; seulement il tenait à s'abandonner loin de possibles regards extérieurs. Devenir monstre dans l'obscurité avait quelque chose de digne.

Leo s'était ensuite arrêté, et le garde près de lui.

— Où est-ce que vous allez, comme ça ? avait demandé ce dernier, d'un ton jovial.

L'odeur du sang avait imprégné les poumons de Leo. Il s'était concentré sur l'être dont il aspirait à prendre la vie.

Le garde avait donc fait office de premier repas et son cadavre s'était retrouvé dans la lagune. Avec de la chance, les courants l'avaient tiré au loin.

— Ça ne s'est pas bien passé, admit Leo, émergeant de ses souvenirs. Il va nous être difficile de rester discrets. Ce n'est pas ce que je voulais, mais je n'avais pas le choix. Maintenant, ces représentants de je-ne-sais-quoi nous attendent toujours, je présume, et lorsqu'ils verront que nous ne sommes pas présents au rendez-vous.

Achille haussa les épaules.

— Mais pourquoi tu leur as donné notre nom ?

— Quand bien même j'aurais menti, ils savent à quoi nous ressemblons. Et puis ce ne sont que des noms, ajouta Leo en agitant la main. Ce n'est pas important.

Cependant Achille avait raison. Ses mensonges au sujet de leur soi-disant savoir-faire, ainsi que leur meurtre improvisé – s'il était découvert - les condamnaient à être recherchés par les masques de bronze et ces gens du palais. Heureusement, ils pourraient profiter de l'abondance humaine et s'y dissimuler. Mais Leo ne s'expliquait pas l'impression d'urgence et de panique qui lui faisait craindre les masques de fer.

Le séjour s'annonçait mouvementé.

Tout à coup, Leo se figea. Il venait de voir passer un homme masqué de bronze dans la foule, un parchemin à la main. Achille le remarqua aussi :

— Tu crois qu'il vient pour nous ?

— Peu probable, s'efforça-t-il de dire, mais il vaut mieux ne pas se faire remarquer. Viens.

Ils s'engouffrèrent dans l'officine d'un vendeur d'étoffes, qui signalait bien son commerce à l'aide de voiles multicolores fixés sur sa porte et battant dans le vent marin. À l'intérieur les murs étaient couverts de tentures, de soie, de laine. Les rangées d'étagères présentaient des pots de pigments variés, vert, jaune, violet ou rose. À leur entrée une femme releva la tête et forma un sourire sur ses lèvres.

— Bienvenue messires, dit-elle d'une voix profonde. Que voulez-vous voir ?

Nous avons juste besoin de nous cacher un moment, songea Leo sans répondre. Il garda le menton baissé et s'éclaircit la gorge.

— Qu'avez-vous à me montrer ?

Elle rit, se moquant de lui sans doute, et de ses manières. Jetant un coup d’œil derrière lui, sur la rue réduite à une ouverture de soleil sur les passants, il la suivit lorsqu'elle l'attrapa par le bras pour l'emmener vers une collection de tissus. Achille traîna les pieds, l'expression mauvaise, blessé de se trouver ignoré.

— Les plus belles étoffes nous arrivent du monde entier. La guerre ? Ne vous y fiez pas ! Cela n'affecte en rien la splendeur de notre commerce. L’Orient, la Chine, regardez ici...

Elle s'interrompit lorsque Leo sursauta au bruit des pas d'Achille, qu'il avait pris pour l'avancement d'un ennemi. Des images de son repas dernier emplirent sa vision, le sang qui coulait de ce cou inerte par lentes pulsations, la sensation de ses mains trempées pressées au sol poisseux, son menton et ses papilles imbibées, et il chancela.

Il ne pouvait rester plus longtemps à Venise. Achille et lui avaient pris soin de ne plus retourner sur les lieux, mais nul doute que l'agitation et les rumeurs allaient déjà bon train. Si les masques de bronze parvenaient jusqu'à lui, on ne mettrait pas longtemps à découvrir sa nature... on le tuerait, et Achille avec lui. Cette pensée lui était insupportable.

Leo tenta de se ressaisir. Cette angoisse ne lui ressemblait pas ; pourquoi imaginait-il le pire ?

La main autour de son bras se resserra.

— Voulez-vous vous asseoir un moment pour reprendre vos esprits ?

— Non, merci. Je suis... profondément désolé de vous avoir dérangé. Désolé.

La curiosité de la marchande les mettait en danger ; ils avaient commis une deuxième erreur en entrant ici. Il se dégagea doucement, hocha la tête en guise de salut, sans oser la regarder dans les yeux, et pivota sur ses talons. Il traversa la salle jusqu'à la porte, passa la tête à l'extérieur... et se rétracta immédiatement. Il fit à Achille un hochement de tête signifiant : Ils sont là. Comment était-ce possible que les masques de bronze les aient retrouvés si aisément ? Ou n'était-ce qu'un hasard ? Oui, ce devait être le hasard, simplement.

Mais, curieusement, Leo ne se sentait pas la force d'espérer ou de croire en leur chance. Résigné, il se détourna ; car si les gardes n'étaient pas là pour eux, ils pourraient tout de même les reconnaître s'il s'agissait de ceux que les avaient fait entrer la veille. Oui, ils les reconnaîtraient ; car l'incident de la capuche que Leo avait d'abord refusé d'ôter les avaient sans doute fait penser à des espions milanais, et ce détail ne leur était sans doute pas sorti de la mémoire.

La femme poussa un sifflement.

— Voyez-vous cela... des voleurs ? inspira-t-elle. Ou... des assassins ?

La crainte traversa son visage au moment de prononcer le nom. Leo écarta les bras et fit un sourire entendu.

— Voleurs. Voleurs dans le besoin. S'il vous plaît, ne nous dénoncez pas.

— Vous dénoncer ? Et puis quoi encore ?

Une lueur de malice s'était allumée dans les pupilles de la vénitienne.

— Vous, vous n'allez pas vous débarrasser de moi si facilement.

Des voix se faisaient entendre au dehors, et se rapprochaient.

— Nous avons besoin de nous cacher, murmura le fautif. S'ils nous attrapent...

— Vous êtes au bon endroit. Venez.

Prenant Leo une nouvelle fois par le bras, elle fit signe à Achille de la suivre et les emmena tous deux au fond de la salle, ouvrant une porte qu'ils durent franchir courbés tant elle était basse. La pièce qui se dévoila tenait à la fois de la cave et du cachot.

— Restez ici.

Elle disparut, et ils entendirent son timbre chaleureux s'adresser à un client de l'autre côté de la porte. Ce n'était visiblement pas un masque de bronze ; personne ne pouvait parler de manière si détendue à ces diables.

— Ce n'étaient pas les veilleurs, si ce sont eux que vous craignez, annonça-t-elle à son retour.

— Les veilleurs ? demanda Leo.

La femme ne répondit pas mais indiqua qu'il était temps de continuer leur chemin. Elle les dépassa et longea le mur, jusqu'à une deuxième porte :

— Bienvenue dans notre demeure, dit-elle.

Elle poussa le panneau, dévoilant un nouveau corridor aux murs et au sol recouverts de pourpre. Une minuscule fenêtre à l'extrémité laissait entrevoir un ciel d'or, toujours, à travers d'épais rideaux à demi-tirés. Elle devait être bien fortunée, se dit Leo, mal à l'aise. Et puis...

— Pourquoi nous avoir aidés ? voulut-il savoir tandis qu'Achille les rejoignait à l'intérieur. Je veux dire, pourquoi...

La jeune femme secoua la tête.

— Personne n'aime les veilleurs, mon brave. Vous m'intriguez, et puis...

Sans aller au bout de sa pensée, elle le poussa en avant.

— Partez maintenant vous réfugier dans le petit parloir que vous trouverez au fond. Je dois retourner à mon poste. Je reviendrai vous trouver ce soir et vous présenterai à mon père.

Elle s'appelait Zuana. Son père, Liberio, s'il paraissait être l'un des marchands les plus riches de Venise, n'était en fait qu'au barreau moyen de cette échelle faramineuse, et dévouait sa vie entière à son projet de parvenir plus haut. Il souhaitait plus que tout intégrer une certaine ligue d'éminents négociants établis à Venise. C'étaient eux, les véritables maîtres de la Sérénissime. Les politiciens ne servaient à rien, à l'abri de leur palais ; pendant que les gens de la ligue acquéraient une connaissance précise et redoutable de Venise.

Tout cela, Leo et Achille l'entendirent de la bouche de Liberio, le soir venu. Leo avait craint de ne pas recevoir bon accueil. Voleurs de leur état, du moins c'était ce que pensait Zuana, Achille et lui pouvaient s'attendre à quelques problèmes. Mais il n'en fut rien. Zuana était venue les chercher, comme elle l'avait promis. Prisonniers, ou c'était tout comme, les deux hommes avaient suivi Zuana à travers la demeure, découvrant d'innombrables galeries et des pièces boisées, veloutées, décorées de vases et tableaux - un ensemble si fastueux que Leo avait construit de Liberio, avant de le voir, une image de marchand obèse, vautré dans le luxe.

Liberio était certes bedonnant, mais selon les standards de la haute société vénitienne on ne pouvait dire qu'il se vautrait dans le luxe.

Les premiers soupçons de Leo s'étaient réveillés lorsque la fille avait murmuré quelque chose à l'oreille de son père, avec un sourire, lui présentant les deux voleurs qu'elle avait sauvés de la rue. Liberio s'était montré étonnamment obséquieux, répondant par un large étirement des lèvres et inclinant le buste devant chacun d'eux.

Signori, avait-il dit d'un ton sucré, soyez les bienvenus !

Sans plus de cérémonie, il leur avait enjoint de les accompagner pour un léger repas de soirée, allant jusqu'à leur servir un vin aux arômes forts et vindicatifs.

— Cépage de Milan, avait-il indiqué avec une mine de conspirateur. Vous n'en verrez plus beaucoup à Venise ces temps-ci, croyez-moi. C'est que la guerre n'est toujours pas terminée... cela reste dont un secret, je vous fais confiance ! avait-il terminé.

Ce fut à partir de ce moment là, à mesure que les joues de Liberio s'embellissaient d'écarlate, que Leo et Achille purent véritablement découvrir la ville de Venise. Ses paroles étaient un voyage, terriblement partial sans doute, mais qui leur apprit bien des choses. Par exemple, on appelait parfois Venise La République, ou encore La Sérénissime. Les veilleurs, ces gens masqués, étaient chargés de défendre Venise d'éventuels envahisseurs, enfin, c'est ce que l'on disait. Mais Liberio n'entra pas dans les détails. Le Conseil des Dix, composé en réalité de plus de dix de membres – mais les habitudes de langage avaient la survie tenace – était l'organe judiciaire et exécutif de Venise. Des gens que l'on pouvait respecter, dans une certaine mesure peut-être, mais qui n'étaient pas bien sérieux. Ils prenaient des airs graves, vêtus de leur toge ridicule, mais se coupaient tant du monde qu'ils n'avaient plus les idées claires ; particulièrement pour ce qui concernait la guerre.

Et le pauvre Liberio, pendant ce temps, maudissait chaque soir et matin les membre de cette ingrate ligue de commerçants qui le refusait depuis des années.

— Ce ne sont que des ingrats, avait maugréé le gros homme, avachi dans ses coussins tachés d'huile, une poignée d'olives dans la main.

Leo n'avait rien dit, se contentant de siroter son vin et, poussé par le regard insistant de Zuana qui le surveillait, grignotant quelques éclats de noix pour ne pas être impoli. Il devait mobiliser toute sa volonté pour ne pas rejeter ces aliments au goût immonde qui agressaient son corps. Un morceau de noix, une lampée de vin suffisaient à des crampes d’écœurement.

S'efforçant de contrôler sa nausée, il avait prêté l'oreille à ce que chantait Liberio. Celui-ci passa encore quelques temps à vanter ses compétences de vendeur et de gestionnaire ; à l'en croire personne ne l'égalait. La moue ennuyée que faisait Zuana, ne laissait aucun doute : ce n'était pas la première fois qu'il étalait ce discours sur lui-même, et cette étrange habitude d'omettre l'existence de sa fille dans ses affaires et sa vie n'était pas inhabituelle.

Finalement, Liberio en vint aux faits. Désorienté, il posa sa coupe vide et eut un soupir lourd d'alcool.

— Vous savez ce qu'il me faudrait pour forcer ces fichus ingrats à me voir tel que je suis vraiment ? Il me faudrait... quelque chose d'éclatant.

Son faciès pourpre et transpirant s'éclaira. Il composa un sourire béat, digne des ivrognes les plus raffinés.

— En vérité je sais précisément ce qu'il me faudrait. Mais aucun voleur de pourrait jamais me l'offrir. Ce serait trop dangereux et compliqué.

Nous y voilà, pensa Leo. Si le vieil obèse s'était abstenu de les chasser comme des malpropres, c'était uniquement parce qu'il avait besoin d'eux. Zuana l'avait bien compris, et peut-être n'avait-elle même pas cru à leur histoire de voleurs ; tout ce qui l'avait intéressée, c'était de mettre la main sur des hors-la-loi pour les forcer à faire ce que son père demanderait.

— Et cette chose qu'il vous faut...

Liberio se redressa et le regarda avec attention.

— … se trouve-t-elle à Venise ? termina Leo.

— Ah ! Pas exactement, non.

Leo ne releva pas la remarque sibylline. Dans l'absolu, si ce n'était pas exactement à Venise, cela signifiait qu'ils avaient la possibilité de quitter la ville, avec l'aide de ce gros marchand à l'ambition démesurée. S'ils lui faisaient croire qu'ils travailleraient pour lui... l'occasion de s'échapper ne se représenterait pas. Du reste, cela serait imprudent de refuser de les aider, car rien n'empêcherait alors Zuana et Liberio de prévenir les autorités de la République.

Cependant, le lourdaud n'avait pas des manières très directes. Jamais il n'énoncerait clairement les termes du marché.

— Peut-être pourrions-nous vous aider, Liberio, dit Leo. En remerciement de votre hospitalité.

Achille releva la tête et le dévisagea, l'air désapprobateur. Leo ne pouvait qu'imaginer les questions qu'il devait se poser, et espérait que celles-ci pourraient se passer de réponse encore quelques temps.

— Vraiment ! lâcha Liberio, comme si la proposition ne le tentait pas et qu'il ne l'avait pas souhaitée de toutes ses forces. Et comment comptez-vous vous y prendre ? Simples videurs de poches...

— Vous nous connaissez mal. Nous avons très bonne réputation dans notre milieu.

— Vraiment, vraiment. Mais, ajouta le marchand, il me faut aussi vous faire confiance. Et je ne sais pas si je le puis.

Leo haussa les épaules.

— Ce n'est pas compliqué. Vous êtes fortuné. Il vous suffit de nous payer. Dès lors, nous vous serons liés.

Liberio poussa un grognement. Zuana, souriant d'un air énigmatique, et effleura le poignet de son père.

— Acceptez, père. C'est ce qu'il y a de mieux.

Il repoussa la main de sa fille en s’épongeant le front. Une ombre d'expression extasiée se propageait sur ses traits, sous-jacente.

— Très bien... fit-il en secouant la tête. Disons que je vous mets au défi de réussir. Qu'en pensez-vous ?

— Cela me paraît juste.

Tout plutôt que de rester à Venise. Ce serait simple : une fois le marché conclu, il leur suffirait de monter sur une barque qui les reconduirait sur le continent, et la Sérénissime ne serait plus qu'un souvenir, les prémices d'un mauvais rêve, étouffé.

— Le butin que nous convoitons se trouve à Murano, intervint Zuana.

— Très bien. Quand pouvons-nous nous y rendre ?

— Vous... ne changez pas d'avis ?

Leo haussa un sourcil, incertain de la réponse qu'il lui fallait donner. Pourquoi changer d'avis sous prétexte que l'endroit se nommait Murano ? À vrai dire, le mot éveillait en lui un sentiment ténu de chagrin, mais aussi de dépit. Rien, sans doute.

— Zuana, ma chère, je crois que nous sommes tombés sur les bonnes personnes, s'exclama le négociant. Voilà ce qu'il me faudrait : le secret de la fabrication du verre.

— La fabrication du verre ?

— Vous n'avez jamais entendu parler du verre soufflé de Murano ?

Achille éclata de rire. La raffinerie et le maniérisme ridicule de la civilisation l'avaient toujours mis d'humeur joyeuse, en même temps qu'elles l'agaçaient.

— Veuillez nous excuser, dit Leo. Nous menons depuis longtemps une vie de nomades et n'avons pas souvent le loisir de connaître les us et coutumes des endroits que nous traversons.

— Mais le verre de Murano est célèbre dans toute l'Italie, si ce n'est dans le monde ! Enfin, peu importe. Mes amis, j'accepte votre proposition. Nous vous enverrons sur Murano le plus vite possible, non sans une petite avance, garante de ma bonne foi. Mais avant tout je dois régler certains menus détails en vue de votre voyage.

Ils quittèrent la table, et Liberio s'absenta toute la nuit durant. Zuana ne daigna pas répondre à leurs questions, et conduisit Achille et Leo dans une chambre improvisée à leur attention.

0 ~ * ~ 0

Le jour du départ, le marchand bedonnant s'était paré de sa plus belle draperie pour l'occasion. Accompagné de sa fille, il les mena de sa démarche placide jusqu'à l'embarcadère, en babillant sans cesse. Le jour était humide, le soleil fortement voilé, l'air poussiéreux ; l'agitation de la cité avait quelque chose de fétide et d'encombrant. Liberio avait prêté à Leo et Achille de longs manteaux sombres qui couvraient leurs habits et une partie de leur visage. Quoiqu'incongrue par un tel temps, cette couverture était appréciable : les veilleurs ne les reconnaîtraient pas.

À l'embarcadère attendaient justement deux d'entre eux. L'un portait son demi-masque cuivré, de travers sur ses pommettes, et l'autre le tenait dans sa main.

Leo observait l'endroit, perplexe. Cet embarcadère-là était bien plus petit... le ponton en bois pourri n'augurait rien de bon, tanguait au-dessus des flots ; et le jeune homme ne reconnaissait pas cette partie de la ville. Ce n'était pas par là qu'ils étaient arrivés à Venise. Où s'apprêtait-on donc à les conduire, si ce n'était pas sur le continent ?

— Mes amis, dit Liberio en faisant un grand sourire, s'adressant aux veilleurs.

— Pas de ça avec nous, prévint l'un d'eux. Qu'est-ce que vous voulez ?

— Nos deux jeunes compagnons voudraient regagner Murano, si cela ne vous dérange pas trop, gloussa le gros imbécile.

— Tu cherches les ennuis, toi, non ? Tu sais bien que c'est pas possible.

— Doucement, intervint Zuana en se glissant entre son père et le veilleur. Ne lui faites pas de mal.

Sans attendre le veilleur l'écarta, saisit le poignet de Liberio et tordit violemment ; le vieil homme retint un gémissement de douleur et adopta une étrange posture, courbé, afin de soulager la tension exercée dans son bras. Zuana voulut se jeter sur l'homme qui maltraitait son père mais Achille la retint. Inutile d'envenimer les choses.

— T'as compris, le marchand ? Tu vas déguerpir d'ici ou je te brise les os.

Liberio semblait au plus haut degré de la contrariété. Il s'humecta les lèvres et chantonna :

— Allons, allons... cela vous intéresse peut-être de savoir que j'ai l'accord d'un membre du Conseil des Dix.

Il avait baissé la voix et sorti un parchemin plié d'une poche, le dépliant avec un air satisfait.

— Signé par le seigneur Sori en personne.

Le masque, contrarié, s'inclina pour lire. Il parut hésiter un moment, puis lâcha Liberio et lui rendit le parchemin.

— C'est bon. Vous deux, dit-il à Leo et Achille, vous vous appelez comment ? Pourquoi vous cachez votre visage comme ça ?

— Mon cher, tempéra le négociant. Le seigneur Sori ne serait pas content d'apprendre qu'un simple exécutant s'est opposé à ses décisions. Ces hommes ont toute liberté de se rendre à Murano sans être embêtés.

— C'est bon, c'est bon, rumina le veilleur. Dans ce cas grimpez à bord. Et toi, le marchand, tu as intérêt à dégager d'ici avec ta servante.

— Je suis sa fille ! jeta Zuana, et elle s'en fut sans un regard en arrière en soutenant son père.

Quelques secondes plus tard, les anciens pensionnaires de l’Établissement voguaient vers Murano.

Leo comprit trop tard de quoi il était question ; ce n'était pas vers le continent qu'ils se dirigeaient, mais vers le large... une île se précisait, telle une réplique de Venise, tout aussi bancale, mais bien plus réduite. Murano. Il comprit que cet accord passé avec Liberio les avait faits prisonniers de leur devoir envers lui : entourés d'eau, coincés sur une île, Achille et lui-même n'auraient pas d'autre choix que de s'acquitter de leur mission.

Leo, morose, se tassa dans la barque en attendant la fin du voyage.

Lorsqu'on les débarqua l'odeur, cette odeur âcre qui flottait, à donner la nausée, les saisirent.

Plus ils avançaient, plus leur mémoire se gonflait d'images, qui partaient en fumée dès qu'ils tentaient de s'en saisir. Accablés par les manteaux que les marchands leur avaient donnés, et remarquant que le ciel se parait de nuages noirs d'orage, Leo et Achille s'en débarrassèrent. Personne n'était susceptible de les rechercher ici.

Achille leva la tête.

— Des passages, murmura-t-il. Des passages suspendus.

Des passages suspendus... Leo inspecta les toits. Quelques planches, qui semblaient au premier abord ne rimer à rien et pendre dans le vide, dépassaient de la masse désorganisée d'habitations qui se chevauchaient ; parfois accompagnées de cordes, de morceaux de métal rouillé, d'attaches improvisées qu'on avait assemblées dans l'espoir évident de les faire tenir. Leo colla sa paume contre un mur et remonta la ruelle dans laquelle ils se trouvaient en y faisait glisser ses doigts. Le toucher changeait, lorsqu'il passait de bois à pierre, friable ou moussue ; et quand il passait à nouveau sur les échardes et les fissures.

— On peut passer par là, dit Achille en désignant une ouverture entre deux murs.

Il s'approcha et s'y engouffra de justesse. Leo s'arrêta.

— Achille ?

Une main sortit de l'ouverture et s'agita.

— Je suis là !

La main, à l'aveugle, l'attrapa par une épaule et le tira dans l'ombre.

— Je crois bien qu'on peut monter par là.

Leo suivit en tâtonnant. Leurs pieds butèrent bientôt sur un obstacle ; la première marche d'un escalier incongrûment accroché au mur. Les deux amis le gravirent avec attention. Des araignées et autres bestioles fuyaient sur leur passage.

— Je connais cet endroit, murmura soudain Leo.

Leur montée prit fin sur un tertre de planches maladroitement soudées les unes aux autres ; à cette hauteur on voyait de nouveau le ciel. Leo commit l'erreur de regarder derrière lui, en bas : l'escalier tortueux se dessinait à peine dans l'ombre. Ils étaient à présent perchés sur un balcon qui donnait directement sur le vide et gémissait sous leur poids. Leo ferma les yeux, serra les poings et attendit le vertige...

Qui ne vint pas. Lorsqu'il rouvrit les yeux Achille, à ses côtés, sondait le contrebas avec un air surpris. Pourquoi n'avaient-ils pas le vertige ? Ils n'avaient pas eu à l’Établissement, ni ailleurs, l'occasion de se familiariser avec les hauteurs. Était-ce une habitude qui leur restait de leur première enfance ?

— Mais oui, je connais très bien ce passage, s'exclama Leo.

Un rire lui échappa.

— Peut-être que toi aussi, ajouta-t-il. Je me souviens être venu ici avec ma sœur.

La mention d'Ambrosia lui tordit le ventre. C'était vrai... à cette époque qu'il avait perdu de vue, de mémoire, Ambrosia et lui ne se quittaient pas. Des images affluaient en désordre, souvenirs d'escapades, deux enfants qui couraient les rues et les toits, jetaient des cailloux et des morceaux de bois sur les gens d'en bas, à l'abri sous le ciel... hésitant, Leo fit quelques pas sur les planches grinçantes. Le vent charriait des odeurs de toutes sortes. Tandis que le ciel s'assombrissait encore, s'éleva une bourrasque qui faillit leur faire perdre l'équilibre.

Poussés par la colère des éléments, Achille et lui quittèrent le balcon instable et regagnèrent une corniche qui menait plus avant. Le cœur de Leo s'emballait à mesure qu'il avançait, aspiré par son passé. Le décor était le même, la rumeur du vent et celle des vagues, plus confuses, mais le jeune homme n'existait plus. À sa place il y avait un garçon, qui se glissait dans les hauteurs avec agilité. À ses côtés, une fillette aux grands yeux noisette, ses cheveux bruns aux couleurs de fauve dans la lumière d'un jour lumineux, depuis longtemps passé, sautait au-dessus des obstacles, montrait du doigt les volatiles qui les frôlaient, riait, parlait. Parfois son regard s'abîmait vers la mer et l'horizon. Le petit garçon continuait de marcher. Il observait régulièrement la lagune, en bas, qui cherchait à les duper et à les faire tomber dans ses eaux bourbeuses. Tout allait bien. Un bonheur inespéré l'habitait. Le bonheur de sentir la présence de sa sœur, tout près de lui, et celui de défier les eaux et les rues de Murano, au royaume des oiseaux et des courants d'air.

Mais tandis qu'il continuait de marcher, sa sœur, elle, donna bientôt l'impression de reculer. Il ne la voyait plus, l'entendait encore, mais il ne saisissait plus le sens des mots lointains qui se perdaient dans le vent. C'était comme si elle n'existait qu'à moitié. Abattu alors, le petit garçon se détourna d'elle, et se remit en marche.

Leo s'arrêta. Il avait remonté la corniche sans s'en rendre compte, sans même craindre de tomber ! À présent, devant lui, s'étendait un nouvel agrégat de planches, plus solide celui-ci, entre deux toits.

C'était le coin préféré d'Ambrosia. Ensemble, ils s'étaient pelotonnés ici un nombre incalculable de fois, pour jeter des choses aux passants. Aussi violemment qu'il n'avait oublié, il se souvint. Parviendrait-il encore à s'y glisser ? Il s'accroupit et fit prudemment son chemin sur les planches, jusqu'à sentir les murs contre ses épaules.

— J'y arrive encore, se murmura-t-il.

Il effleura le mur à sa gauche. La pierre était friable par endroits et laissait une poussière blanche sur ses doigts. Une traction plus forte, et un bris de pierre se retrouva dans sa paume. Il le serra contre lui et se pencha vers le bord.

— Qu'est-ce que tu fais ? s'affola Achille, resté en retrait.

— Ça va, ne t'inquiète pas.

Vue d'ici la rue était minuscule. Il scruta l'abîme, contempla le fossé qui le séparait d'Ambrosia.

Leo laissa tomber le caillou, le suivant des yeux jusqu'à ce qu'il s'écrase.

Oui, une incroyable distance le séparait d'Ambrosia. Et pourtant... le jeune homme porta une main à son ventre. Pourtant, depuis ce jour où elle était morte, elle ne l'avait jamais quitté.

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Slyth
Posté le 17/04/2015
Voilà donc comment Leo et Achille se sont retrouvés sur Murano. Et donc, ils étaient au service de ce marchand en premier lieu ? Comment ont-ils fini par se faire prendre dans les filets du duc ?
En tout cas, il semblerait que beaucoup de monde soit intéressé par les souffleurs de verre et leur savoir-faire ! 
Ces flash-back sont toujours aussi sympathiques à découvrir, c'est vraiment intéressant d'en apprendre plus au sujet de Leo et d'Achille !
Jamreo
Posté le 17/04/2015
Oui en premier lieu is travaillaient pour ce marchand. ^^ il faut encore quelques enchaînements de circonstance pour qu'ils se retrouvent dans la situation qui était la leur au début de l'histoire (tu remarqueras que niveau chronologie... j'ai commencé par le milieu, puis ensuite avancé vers la fin, puis je suis revenue vers le début qui annonce en fait la fin, et pour ensuite repartir sur un début qui n'est pas le début mais qui l'est quand même, dans l'optique de pouvoir terminer avec la vraie fin. Si avec ça c'est pas clair !)
Bon il y a un groupe de deux ou trois chapitres comme ça, pas vraiment palpitants (ouh, euphémisme) et qui ne font qu'expliquer une situation précédente ^^ mais j'avais envie d'exploiter un peu plus ces deux personnages. Si tu en apprends plus sur eux comme ça, alors  tant mieux ! :)
Merci beaucoup pour ton passage, encore une fois ! 
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