Vingt-six - A tous ceux que j'ai aimés

Notes de l’auteur : La joie de vivre est la plus hypocrite façon de cacher sa peur de mourir.
Philippe Bouvard

Durant la semaine qui séparait le nouvel an de la rentrée scolaire, Sélène passa le plus clair de son temps à lire. Lire, sans compter le fait que son regard dérivait sans cesse vers la fenêtre. Impossible pour elle de rester concentrée sur les mots. Ses pensées occupaient bien trop d’espace.

Au fil des jours, Sélène mit un plan sur pied. La première question, comment ?, ne posa pas de réel problème. En revanche, quand et où lui posèrent de sérieux ennuis. Mais, contre toute attente, Sélène trouva les réponses alors qu’elle repensait au piano à queue qui trônait dans le grenier. Son anniversaire, dans moins d’un mois. Elle semblait certaine de pouvoir survivre jusque-là ; de toute façon, elle possédait déjà l’apparence d’un fantôme, alors pourquoi ne pas la garder encore quelques jours ? Sélène dénicha le lieu par pur hasard, alors qu’elle faisait une balade en famille au bord d’une falaise, à quelques kilomètres seulement de Camaret.

À la rentrée, Sélène s’enfonça dans une sorte de transe. À nouveau joyeuse, remplie de sa vitalité d’autrefois. Elle ne comprenait pas son comportement, mais cela lui était bien égal. La jeune fille comptait secrètement les jours qui la séparaient de la falaise.

Le seul endroit où elle retrouvait un semblant de réalité était la plage, grise et terne. Hormis cet endroit, où elle laissait sa douleur la submerger, Sélène donnait le change partout où elle allait. Terminer, l’adolescente aux yeux hagards, aux pensées tourbillonnantes et aux cernes aussi noirs que la nuit.

À force de patience, elle réussit même à convaincre ses amies qu’elle allait bien, très bien même. Sélène se donnait réellement de la peine pour ses cours, aussi futiles soient-ils. Et pourtant, chaque fois qu’elle se retrouvait seule, la plupart du temps dans sa chambre ou le grenier, son sourire s’affaissait. La plage voyait sa douleur, sa chambre son lent dépérissement. Chaque jour, il était plus compliqué de plaquer un sourire sur son visage et de redonner l’étincelle qui brillait à nouveau dans son regard.

Une semaine avant son anniversaire, Sélène commença à écrire des lettres. Des lettres par dizaines, formées de mots par centaines. À ses amies, à sa famille. À Maïwenn, car Sélène l’avait choisie pour distribuer toutes ces lettres. La jeune fille était persuadée que son amie comprendrait, et agirait en conséquence. Malgré la douleur qui se tapissait en elle, prête à resurgir à la moindre occasion, Sélène n’eut aucun mal à les écrire. Dans toutes, elle demandait pardon. Répétait combien la vie était belle. Pourtant, Sélène eut énormément de peine à écrire celle de Léo.

Elle avait tant à lui dire. Tant à regretter. À avouer. Sélène était totalement bloquée. Dès que celle-ci s’emparait d’un crayon et d’une feuille dans le but d’écrire un brouillon, la jeune fille restait paralysée, incapable de tracer ne serait-ce qu’une lettre. Sélène paniqua un peu, car sans cet au revoir, elle ne pouvait pas partir. Puis, alors qu’elle s’était rendue à la petite plage, elle observa le soleil fondre dans l’océan. Son avant-dernier coucher de soleil. Le souffle du vent bruissait dans les feuilles, et, pour la première fois depuis longtemps, Sélène se sentit en paix avec elle-même. La belle laissa sa douleur éclater, et des larmes dégringolèrent sur ses joues. Oui, elle était brisée. Irréversiblement brisée.

Ce fut à ce moment que Sélène trouva enfin les mots. Armée d’un stylo qu’elle avait déniché dans sa poche, ainsi que d’une feuille vierge pliée infiniment qu’elle avait placée là au cas où, la jeune fille laissa sa main courir sur le papier. Les mots s’enchaînèrent, vifs, brûlants, douloureux. Retentissant de vérité. À présent, Sélène pouvait disparaître. Elle était libre.

 

Cher Léo…

Depuis que tu m’as brisée, il y a quelques mois, ma vie a tellement changé…

Au début, je me suis à peine rendu compte que tu m’avais repoussée ; je restais juste vide, comme si j’étais un fantôme, et la vie ne possédait plus de goût. J’accueillais n’importe quel événement avec indifférence, je n’étais plus moi. La routine me paraissait bien fade, comparée à l’adrénaline que cette histoire m’avait offerte. Les semaines ont succédé aux jours ; il y avait des hauts, des bas, sauf qu’au final, ma vie semblait aussi plate qu’une feuille. Je crois que ça s’améliorait, avec le temps, même si je n’en étais pas certaine. Et c’est là que tous mes efforts pour redevenir heureuse ont été anéantis.

Tu connaissais très bien les conséquences de ton acte, et même si ce n’était pas le cas, tu aurais pu les deviner. Tu savais que ce serait désastreux. Tu savais qu’accepter de sortir avec Sylane n’aurait fait qu’aggraver mon cas. Pourtant, tu as accepté. Je ne sais pas pourquoi ; peut-être que tu l’aimes ?

J’en ai fait, des erreurs. Des centaines. Parfois sans conséquences, parfois se répercutant sur toute ma vie. Quand je réalisais ma bêtise, j’essayais de la réparer, ou je laissais passer. Mais quand j’ai appris que tu t’en voulais de me voir dans cet état, j’ai trahi ma promesse de ne plus te parler. Je t’ai expliqué que je ne t’en voulais pas (ce qui était la stricte vérité), et que donc tu ne devais pas t’en vouloir non plus. Je devais encore t’aimer, parce qu’il m’était impossible de t’approcher sans briser le couple que vous étiez, toi et Sylane. C’est du moins l’impression que j’ai eue.

J’ai passé plus de trois semaines à m’en vouloir. Mon intention n’était pas de vous séparer, et c’est pourtant ce que j’ai failli provoquer. C’est là que ça a vraiment commencé. La tempête.

Cette tempête que les marins redoutent, sortant de leurs pires cauchemars, je l’ai vécue. Elle semblait mille fois pire, parce qu’elle me rongeait de l’intérieur. Au début, il n’y avait que le vide qui me donnait la nausée. Le vide sombre et glacial de petites dépressions atmosphériques sans conséquences. Elles s’accompagnaient toujours de la pluie fine et pénétrante de la tristesse, mais jamais plus. Jusqu’à ce jour. Des coups de tonnerre d’avertissement résonnèrent au loin avant de s’évanouir… pour reprendre de plus belle. Mes souvenirs revenaient en violentes bourrasques, déséquilibrant mon bateau abîmé. Des rafales de douleur venaient s’acharner sur moi, me rendant toujours plus fragile. Et aussi… des vagues de culpabilité me submergeant, les larmes du ciel ruisselant sur la coque de mes joues, les éclairs de colère aussi brefs que soudains, mes cris de terreur, les déferlantes de douleur de plus en plus brutales. Mon bateau n’était plus, il n’en restait que débris. Le tourbillon de mes pensées m’entrainait sans cesse dans les abysses, lorsqu’un raz-de-marée me précipita dans les rochers. Les rochers meurtriers, où la mort semble inévitable.

Je me bats pour maintenir ma tête hors de l’eau, je me bats pour vivre, je me bats pour rester dans ce monde trop vaste, mais je vois bien que l’océan a lentement gagné. Je lutte pour vivre, sauf que je suis fatiguée de me battre. Je veux en finir. Je veux mourir. Mourir me semble la meilleure des solutions pour oublier ce monde qui ne m’inspire plus confiance. Je ne veux plus de ma vie que j’ai moi-même détruite.

Tu empires les choses, bien sûr, sans le vouloir. Tu me considères comme une amie, tu tiens à moi, mais moins qu’à Sylane, visiblement. Je ne t’en veux pas pour ça. Simplement… Je préfère partir. Je n’en peux plus de cette douleur qui me ronge comme du poison. La douleur est un poison mortel… Et je mourrai avant d’en avoir trouvé l’antidote.

En effet, si tu reçois cette lettre, alors il est trop tard. Tu ne peux plus rien pour moi. Je m’en vais, je pars dans un monde qui, peut-être, m’acceptera. J’espère que là-bas, je pourrai oublier. Me suicider n’aura pas été vain, au moins. Tu seras libre. Moi aussi.

Je te demande pardon. Oublie-moi, comme je t’aurai oublié. Ne t’en veux pas, s’il-te-plaît. Je ne désire pas te détruire. C’est mon dernier souhait. Ma dernière volonté. Fais les choses que tu aimes et aime les choses que tu fais. Vis ta vie, sois libre comme la brise. Je ne voulais pas mourir. Je veux simplement oublier, disparaître, et pour cela, je n’ai pas le choix. Je t’aime.

Bien à toi

Sélène

______________________________

Sur une feuille blanche

Au revoir, écrit pour Léo

 

- Marine ? C’est Sélène.

La veille de son anniversaire, Sélène décida de tenter une dernière fois de vivre. Elle avait bien peu d’espoir mais ne pouvait s’empêcher d’être persuadée de faire une erreur si elle n’avait pas essayé une dernière fois. Et, sans savoir pourquoi, Sélène s’était tournée vers Marine. La jeune fille avait déniché son numéro dans l’annuaire familial.

- Sélène ? L’amie de Léo ?

- Oui… ou, plutôt, la fille qui est tombée désespérément amoureuse de lui.

Un long silence lui répondit.

- Je… Marine, j’aime Léo. Avec lui, je me sens entière. Vivante. Et puis il m’a rejetée… Je ne peux pas vivre sans lui.

- Je sais. Il m’a parlé de toi.

- Vraiment ?

- Oui. Écoute, euh… Il tient énormément à toi. Tu es sa meilleure amie, et…

- Je ne peux pas être sa meilleure amie ! Je ne peux plus. Il est ma raison de vivre. Je n’en ai plus, à présent. Marraine la Bonne Fée, j’ai besoin d’un coup de baguette magique, merde ! Et vite !

Les larmes ruisselaient sur les joues de Sélène, désormais. Enfin, elle pouvait parler. Enfin, quelqu’un l’aiderait à vivre. À survivre.

- Sélène… ça ne marche pas comme ça. Je suis désolée, mais… Je ne peux pas t’aider.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez