Vingt-trois - Poésie

Notes de l’auteur : Je ne suis pas triste. Mais il y a un vide à l'intérieur de moi, qui bat et coupe le souffle. Je suis absente à moi-même.
Delphine De Vigan

Bien sûr que Sélène était au courant. Qui, dans ce collège, ne l’était pas ? Pourtant, trop occupée par la douleur que Léo lui avait causée, elle n’y avait pas vraiment prêté attention. Les ragots ne l’intéressaient plus depuis ce 25 octobre. Sélène en avait conscience, sans pour autant y accorder une quelconque importance. Cependant, ce jour-là, une semaine environ après l’après-midi jeux, cauchemardesque pour Sélène, un événement singulier se produisit. Des joutes entre les différentes classes étaient organisées chaque année pendant la période de l’avent. Ils avaient tous construits des tours de Kapla géantes le plus rapidement possible quand Chloé s’adressa à Sélène. Depuis le 25 octobre, leur amitié s’était un peu étiolée. Chloé ne savait simplement pas comment aider son amie, qui se détériorait sous ses yeux. Plusieurs fois, des mots qu’elle ne comprenait pas s’étaient échappés de la bouche de Sélène :  

- Je ne fais pas vraiment partie de ce monde, Chloé. J’y suis, mais je me sens différente. Constamment. C’est comme… C’est comme si j’étais une étoile. Tu sais, je suis là, je vis, mais au fond… On ne me connaît pas. On ne me comprend pas. Personne. J’ai l’impression que tu es comme moi, toi aussi, mais pas vraiment. Tu es une semi-étoile, Chloé. Une étoile filante. Toi, tu appartiens à ce monde, mais tu comprends aussi le mien. Je crois qu’il y a aussi Mme Gasser. Et Rémi, un mec qui fait du piano avec moi. Tu comprends ce que je dis ou pas ? 

Chloé n’avait rien dit. Que répondre à cela ? Pourtant, ce jour-là, elle choisit d’enfin dévoiler à Sélène ce qui la tourmentait, quitte à la blesser encore plus. De toute façon, son amie devait être au courant, non ? Qui ne l’était pas ? Mais Chloé voulait s’assurer que Sélène avait compris, compris tout ce que cela avait impliqué. Que Léo Sherwood sorte avec Sylane. Dès qu’ils finirent l’activité des Kapla, drôle malgré le fait qu’ils soient légèrement âgés pour ce genre d’activité, Chloé prit Sélène à part.

- Viens, Sélène. Je dois te parler.

- Maintenant ?

- Oui, maintenant. Allez, viens. On n’en a pas pour très longtemps.

- D’accord, d’accord. Bon, de quoi veux-tu me parler ?

- Écoute, Sélène… Tu sais que… que Léo et Sylane sont ensemble ?

- Ben oui, pourquoi ?

- Je sais pas… J’ai parfois l’impression qu’il regrette son choix.

- Qu’en sais-tu ? Tu ne le connais pas. Personne ne le connaît lors des après-midis jeux. Personne ne sait ce qu’on a vécu ensemble. Tu n’as pas à t’en mêler.

- Ah non ? Et pourquoi ? Après tout, ce n’est pas comme si tu t’étais confiée à moi la première. Si je t’avais aidée dans toutes tes entreprises folles et bizarres ! Il faut que tu arrêtes de penser à lui, bon sang, Sélène ! Arrêter de faire comme si tout allait bien. Parce que tout ne va pas bien. Tu ne peux pas affirmer le contraire. Et alors. Sylane et Léo. Ça ne te fait rien ?

- Je ne sais pas… Je ne ressens plus rien depuis cette après-midi jeux… Laisser tomber.

Sur ces mots, Sélène tourna le dos à Chloé et partit sans se retourner. Elle était en colère contre son amie : ne pouvait-elle donc pas comprendre ? Tout semblait noir, alors pourquoi s’évertuer à voir la vie en couleur ? Car elle ne l’était plus. Pourtant, c’était la première fois que Sélène se fâchait contre Chloé. Qu’est-ce qui avait donc changé son amie à ce point ? Ou alors était-ce sa propre faute ?

<3

Plus tard dans la journée, Sélène n’avait toujours pas décoléré. La jeune fille n’avait pas reparlé à Chloé depuis, et elle ne tentait rien pour recoller les morceaux de leur amitié brisée. Alors qu’elle se dirigeait vers sa salle de classe pour récupérer son sac, Sélène se heurta à un mur, qui ne se trouvait pourtant pas là quelques instants plus tôt.

- Tu ne pourrais pas faire att…

Dès que le mur croisa les yeux de la jeune fille, celui-ci tenta vainement de cacher la personne qui l’accompagnait. Sélène ne se rendit compte qu’après un temps que ce n’était autre que Sylane, se blottissant derrière les larges épaules de Léo. Que faisaient-ils tous les deux ? Pourquoi le tenait-elle par la taille ? Pourquoi était-il essoufflé ? Pourquoi elle avait les joues rouges et les lèvres boursoufflées, souriant d’un air triomphant ? Soudain, tout pris sens. Les mots de Chloé, quelques heures plus tôt. Le regard fuyant de Léo. Tout cela la percuta de plein fouet. Comment avait-elle pu être à ce point aveuglée par la tristesse ? Léo était avec Sylane. Une véritable peste, de surcroît. Et elle n’avait rien vu. Ou plutôt, son cerveau n’avait rien voulu entendre. Une foule de questions lui traversa l’esprit : pourquoi ? depuis quand ? comment ?

Pourtant, seul la douleur se faisait ressentir. Son cœur se déchirait en deux. Non seulement Léo l’avait rejetée, mais en plus… il était avec une autre. Avec elle. Le peu de confiance en elle qui lui restait vola en éclat. Qui était-elle ? Qu’allait-elle devenir ? ça faisait si mal…

- Je peux tout t’expliquer…

La vaine tentative de Léo échoua lamentablement. Les yeux de Sélène parlaient pour elle, mélange de tristesse et de douleur. Une douleur lancinante, insupportable. Une accusation silencieuse. Un sentiment d’insécurité. Une détresse grandissante face à la complexité de ce qu’elle ressentait. Léo ne put tout discerner, cependant, une infime part de lui comprenait. Voilà pourquoi il ne continua pas ses explications. Pourquoi il resta silencieux. Pourquoi son regard refléta celui de Sélène, une fraction de seconde durant. Pourquoi il regrettait sa décision. Mais pour Sélène… il n’osa imaginer. Ce qu’elle devait réellement ressentir face à cette incontestable preuve. Ils s’étaient embrassés. Devant elle. Mais comment la jeune fille aurait pu deviner ce qu’il pensait en cet instant précis ?

Sélène avait tout perdu. Léo lui avait dérobé bien plus que son amour. En un seul mot, il lui avait pris sa confiance, son courage, son bonheur. Sa joie de vivre, sa confiance en elle, les couleurs de son monde. Fallait-il encore se battre pour retrouver un semblant d’amour ? Fallait-il combattre la douleur et le vide qui se partageaient son cœur ? Cela n’était-il donc pas devenu superflu ?

Ce fut avec ces interrogations que Sélène récupéra son sac, l’esprit pourtant totalement vide. Elle évoluait comme dans un film, un pas après l’autre. Comme si elle ne possédait plus le contrôle de son corps ; celui-ci s’était mis en pilote-automatique. Elle sentait ses jambes bouger, mais ne se souvint pas d’avoir marché jusqu’à sortir du bâtiment. Le reste de la journée se passa dans le flou. Plus rien n’avait d’importance. Plus rien ne méritait son attention. Car son monde s’était à nouveau écroulé.

<3

Laissez libre-cours à votre imagination,

Faîtes l’impossible pour alléger votre cœur meurtri

Par celui qui est responsable de vos larmes et vos cris.

Ne l’oubliez pas, vos amies vous aideront à tarir votre incessante passion.

 

Incorporez un film romantique à un pot de crème glacée,

Et mixez-les avec un petit fragment de douleur et beaucoup de douceur.

Epluchez vos timides sourires pour n’en garder que le meilleur.

Assaisonnez le tout avec une bonne dose d’une véritable amitié.

 

Pour un meilleur résultat, évitez les songes et leur ivresse.

Préservez l’eau salée bouillonnante de vos larmes :

Garantissez ainsi la cuisson. Laissez reposer le temps, c’est votre plus belle arme,

Et ne gâchez surtout pas le glaçage en y mettant trop d’amertume ou de tristesse.

______________________________

Extrait du dossier de poésie de Sélène,

Glace au chagrin d’amour, poème-recette

 

Lorsque Sélène reçut son travail de la part de Mme Gasser, celle-ci ne s’attendait pas à de tels commentaires :

- Tu sais, Sélène, tes poèmes m’ont fait penser à un extrait du roman Le Cœur en Dehors, de Samuel Benchetrit. « Tu sais, Charly, il faut aimer dans la vie, beaucoup… Ne jamais avoir peur de trop aimer. C’est ça, le courage. Ne sois jamais égoïste avec ton cœur. S’il est rempli d’amour, alors montre-le. Sors-le de toi et montre-le au monde. Il n’y a pas assez de cœurs courageux. Il n’y a pas assez de cœurs en dehors… » Sélène, tu as compris ? C’est beau, l’amour. Et même si c’est difficile, il faut le montrer. Il faut l’offrir. C’est ça, le courage. Tu es courageuse, Sélène.

La jeune fille déglutit avec peine. Elle, courageuse ? Et pourtant… En comprenant ce que tout cela impliquait, aurait-elle à nouveau avoué ses sentiments à Léo ? Oui. Oui, sans hésiter. Parce que sinon, elle n’aurait jamais su. Et tout ce qui en avait découlé ne l’aurait pas fait chanceler. Il fallait bien du courage pour clamer tout haut son amour. C’était difficile. Complexe. Courageux.

- Merci. Je ne pensais pas… Merci.

<3

Plus tard dans la journée, Sélène se rendit à son cours de dessin. Ce n’était pas une branche qu’elle appréciait vraiment, toutefois ce n’était pas une option pour elle. Alors que la jeune fille montrait son projet à sa professeure, celle-ci lui répondit :  

- Très bien, Sélène. Tout comme ton dossier de poésie. J’ai particulièrement aimé le Poème-Recette. Vraiment très joli, bravo.  

- Euh… Merci, je suppose.  

- Tu supposes bien, rétorqua-t-elle avec un sourire. Allez, continue ton travail. Il ne faudrait tout de même pas terminer en retard, n’est-ce pas ?  

- Oui, Madame. Vous avez raison.  

La jeune poète en herbe ne pensait pas que ses textes feraient le tour des profs. Peut-être Madame Gasser avait-elle corrigé son dossier dans la salle des profs, et, étonnée par la qualité des textes de son élève, avait partagé son enthousiasme avec ses collègues ? Quoi qu’il en fût, cela étonna beaucoup Sélène. Possédait-elle réellement un don pour l’écriture ?  

Peu après, Chloé vint s’installer à ses côtés.

- Ça va ?

- Non. Je ne sais même plus qui je suis.

- Bah… Sois toi-même.

- Mais qui suis-je sans lui ?

- Comme avant. Exactement la même personne.

Sélène réfléchit un instant avant de rétorquer d’un ton où perçait malgré elle une infinie douleur.

- Tu ne m’as jamais connue avant. Et puis… Je ne me souviens plus.

- Alors crée-toi une âme, parce que tu ressembles à un fantôme.

Elle n’avait plus rien dit, furieuse contre son amie. Furieuse car, bien sûr, celle-ci avait raison. Mais comment éviter cela ?

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez