Et ce fut tout. Le regard rivé sur cette boîte désormais recouverte de terre fraîchement retournée, elle osa explorer ses sentiments. Elle eut beau fouiller, creuser à mains nues dans les tréfonds de son âme et de son corps, elle ne découvrit rien, sauf peut-être l'indifférence. Des restes humains reposaient là, dans l'obscurité et le froid d'un cercueil, sans que pas un seul instant la femme ne puisse ressentir compassion ou empathie.
Dès qu'elle le vit, elle sut. Elle sut que son être tout entier ne pourrait jamais rien lui offrir, exceptés le rejet et le dégoût. Cette détestation naquit lorsqu'elle fit sa rencontre, quelques jours seulement après sa naissance. On s'émerveillait devant ce petit ange vigoureux et rosé, capable de sourire à n'importe qui, n'importe quoi, n'importe quand. Aux dires des autres, il n'était que perfection et beauté. Pourtant, quand elle se pencha sur son berceau, c'est sa laideur qui lui sauta à la gorge. L'enfançon était énorme ! Joufflu, charnu de toute part et les paupières solidement collées l'une à l'autre, il ressemblait davantage à un souriceau de trois jours qu'au parachèvement du développement embryonnaire humain. Le petit miracle passa de bras en bras tandis que les débats firent rage au sujet de sa ressemblance. Comme souvent, deux écoles s'affrontèrent sur cette sempiternelle et ennuyeuse question. Les partisans du géniteur affirmèrent haut et fort que la bouille de l'héritier était en tous points similaire au visage paternel. Les disciples de l'accouchée usèrent d'une stratégie plus subtile, en se concentrant sur les expressions que le bébé accordait continuellement à l'assemblée. A son tour, on l'interrogea sur le sujet, l'obligeant par la même occasion à choisir son camp. Elle ne put ignorer les regards avides que les deux factions lui jetèrent, la transformant en un enjeu quasi capital. Car son ralliement ferait basculer une équipe en surnombre, propulsant celle-ci sur la plus haute marche du podium des vaniteux. Mais elle ne dit rien, au grand dam de tous les autres qui virent leurs espoirs anéantis en une fraction de seconde. Elle avait une difficulté immense à voir en cette chose agitée un descendant du genre humain. Envisager une quelconque correspondance avec l'un ou l'autre de ses ascendants se relevait tout bonnement impossible.
Les années qui suivirent renforcèrent son animosité à son égard. Le nouveau-né devenu petit enfant réussissait tout ce qu'il entreprenait. Il se mit sur ses deux jambes en un rien de temps. On lui fit parcourir des distances ahurissantes pour s'en assurer et exposer au reste du monde tout le génie du nouveau bipède. Et tandis que les autres formaient une ronde autour de lui, lui tendant les bras pour mieux réceptionner sa petite personne elle, dans son coin, osait à peine poser les yeux sur lui, de peur qu'une réaction malvenue la submerge soudain. Le morveux développa très tôt une appétence pour les disciplines artistiques : chant, danse, théâtre, peinture, rien ne lui résistait. Il fallait le voir, à sept ans, monter sur une chaise entre le fromage et le dessert, et gratifier les convives, engoncés dans leur digestion, d'une ritournelle enfantine ou d'une déclamation poétique. A peine fermait-il la bouche que les applaudissements nourris s'élevaient et remplissaient la pièce d'une clameur que bon nombre d'artistes rêveraient d'entendre en saluant la foule. C'était en général le moment où elle s'éveillait de son assoupissement passager, ne luttant jamais contre ses besoins physiologiques pour entendre l'insupportable voix criarde du saltimbanque en herbe.
Les études furent, sans nul doute, l'une de ses autres passions. Apprécié de ses professeurs et adulé par ses camarades, il survola sa scolarité avec une facilité déconcertante. Toutes les matières, tous les sujets trouvaient grâce à ses yeux. La curiosité ne le quitta pas un seul instant, même aux abords de l'adolescence. Les quelques feuilles de son carnet, réservées aux éventuels incidents de classe, restèrent irrémédiablement vierges. On louait systématiquement l'altruisme, la bonne humeur, le sérieux et l'implication de cet élève, quelle que fut l'activité engagée. Malgré l'accumulation de ces discours, elle ne les prit jamais vraiment au sérieux. Personne n'était parfait, et surtout pas un mineur. Ces propos dégoulinant de satisfaction furent à l'origine de bon nombre de ses insomnies, qu'elle due calmer à grand renfort de puissants somnifères. Tout ce petit monde avait été charmé par l'adroite séduction opérée par le chérubin. Tous, sauf elle, qui voyait clair dans son jeu pour ne pas se laisser entraîner par cette sirène en culotte courte.
L'âge ingrat fut un bonheur à ses côtés. A l'heure où les autres membres de sa corporation s'adonnèrent à la recherche de nouvelles sensations au travers de substances pour la plupart illicites, lui ne lorgna jamais sur ces chimériques ersatz de félicité. Les seules volutes de cigarette lui donnaient mal au cœur et l'alcool lui faisait tourner la tête trop rapidement pour pouvoir en apprécier la douce caresse qu'elle procure néamoins au corps et à l'âme. Lui préférait sans conteste la compagnie des animaux abandonnés ou l'haleine parfois chargée des SDF du terrain vague. Même les premières sorties du week-end ne l'intéressaient pas. La simple idée de s'agiter sur ce que certains osaient appeler musique, entouré de corps transpirants et avinés provoquait chez lui une profonde aversion. Il clamait haut et fort à qui voulait l'entendre qu'il souhaitait se rendre utile et donner un peu de son temps aux déshérités de ce monde. Les tribunes humanistes et larmoyantes de ce nouvel Abbé Pierre boutonneux la révulsaient sans commune mesure. Assise au bout de la table pour le repas dominical, elle se souvient encore de sa main crispée sur le manche du couteau, qu'elle aurait volontiers planté dans la poitrine squelettique du gamin.
Puis l'âge adulte prit le relais. L'admirable désintéressé ajouta une toute nouvelle corde à son arc en endossant le rôle de l'indispensable et merveilleux collègue. Ne comptant pas ses heures, réussissant le tour de force prodigieux d'être tout à la fois le chouchou de la direction et la mascotte de ses confrères, on lui décerna la médaille de l'entreprise après seulement une poignée d'années au sein de l'institution lors d'une cérémonie pompeuse, pour ne pas dire grotesque. Là encore, elle était présente. Le rouge monta aux joues du pudique récompensé, un phénomène qu'elle n'avait jamais remarqué chez lui avant ce jour. Le monstre avait poussé le vice jusqu'à imiter la démonstration favorite des intimidés. Diabolique. Et terriblement efficace. Son verre en plastique s'était brisé dans sa main, sous la force de la haine qu'elle avait savamment entretenue durant toutes ces années à l'égard de ce Lucifer si familier.
La délivrance prit les traits d'un banal accident de la route, en pleine journée, sur une route désertique du fin fond du pays. Une vie de lumière et de réussite broyée en l'espace d'un battement de cil. Puis le coup de téléphone, tant espéré. Son fils était enfin parti pour de bon. Envolé. Annihilé. Disparu sur le coup. On chercha les bons mots pour lui expliquer que les raisons de ce malheur restaient floues cependant qu'on lui jura qu'il n'avait pas souffert. Même la mort eut pitié de lui à l'instant de le faucher. Peu lui importait désormais. Elle avait gagné, triomphé de la propre chair de sa chair. Elle endura encore les flots de larmes de ses admirateurs et les panégyriques interminables débités au pupitre de la Maison de Dieu avant de se vautrer pleinement dans les délices de sa jubilation toute égoïste. Les choses rentraient dans l'ordre, à son grand soulagement. Le cosmos réalignait les planètes, déviées dans leur trajectoire par ce stupide appel de la vie à la vie. Le destin se réalisait, éliminant ce qui avait été ni plus ni moins qu'une grossière erreur de la nature. Droite et debout face à la fosse aux trois-quarts remplis, la femme put finalement se débarrasser du statut que la société lui avait assigné depuis plus de vingt-cinq ans déjà et reprendre son identité première, celle qu'elle n'aurait jamais dû quitter. Alors, pour clôturer cette parenthèse, celle qui ne fut jamais mère sortit de l'une de ses poches une photo racornie et fatiguée d'avoir été trop pliée. Un cliché d'elle et de sa progéniture, le seul à sa connaissance qu'elle ait jamais concédé, et dont elle n'avait aucun souvenir. Sans même le semblant d'un regard, la femme déchira avec délectation le papier argentique afin d'obtenir de minuscules confettis qui virevoltèrent dans la brise hivernale avant de se déposer sur la terre humide et noire. Le sourire aux lèvres et le cœur léger, elle tourna définitivement le dos à ce qui ne fut rien d'autre qu'un membre gangrené qu'on avait sans hésiter tranché pour soustraire le malade à une lente et prodigieuse agonie.
Je me demande si dans ce passage "tandis que les autres formaient une ronde autour de lui, lui tendant les bras pour mieux réceptionner sa petite personne elle, dans son coin" il ne manque pas une virgule avant le elle.
Il y a juste un petit truc qui me fait un peu tiquer mais c'est très personnel : dans tous le texte on a l'impression que la femme garde une distance, que l'on comprend, mais que ça n'a aucune incidence sur l'enfant, comme s'il be cherchait pas à la toucher, à avoir un oeu d'affection, un commentaire .... ou à l'inverse un regard de "tu vois que je vaut quelque chose" ou je ne sais pas ... Pour moi ce n'est pas vraiment possible de grandir avec le mépris de sa mère sans chercher à avoir un poid sur elle quelque soit la manière, à moins d'être vraiment bien entouré autour ou alors que la mère le cache, ce qui ne me semble pas être le cas ici.
Dans ce sens je ne comprends pas non plus "l'âge ingrat fut un bonheur à ses côtés", sauf si c'est cynique. Pour elle le bonheur serait que les autres le voient mal, ou carrément qu'il la laisse tranquille non ?
En tout cas bravo, c'est un sujet qui je pense est très important mais très difficile à traiter !