Cela fait déjà plusieurs heures qu'ils roulent sur l'autoroute. Il fait nuit, le temps est brumeux. Il ressent l’air poisseux jusque dans le creux de ses os, malgré le chauffage et son sweat. Le cliquetis de la danseuse hawaïenne en plastique sur le tableau de bord, le ronronnement du moteur et le bruit de roulement mécanique sourd forment ensemble une drôle de musique. Pour compléter le tout, un filet d'air siffle à travers les interstices de la voiture. La jointure de cette bagnole a vécu. Ce n'était pas une mauvaise affaire. Il l'a eue pour une poignée de billets et, mis à part l'aspect extérieur, l'intérieur est en bon état. Il soupçonne cependant l'ancien propriétaire d'avoir trafiqué le compteur et doute de l'authenticité de la carte grise. La vérité, c'est que lui et sa femme n'y connaissent rien en voiture et que tant que ça roule, c'est le principal ; pour le reste, on verra plus tard. Dehors, la lumière des phares se heurte aux volutes de brume, ils sont dans la purée, ce qui lui demande un certain effort pour garder les yeux ouverts. Sa femme, à côté de lui, essaie de trouver le sommeil grâce à une position à peu près acceptable, la tête rentrée dans son épaule, un châle en guise de couverture. Leur fille s'est enfin endormie, après trois heures de sa compilation de comptines pour enfants en boucle… trois heures de famille tortue, lapin et autres satanés animaux ! Quant au petit dernier, il a enfin lâché prise et s'est assoupi dans son cosy. Il est tard, il farfouille dans la poche centrale de l'habitacle dans l'espoir de trouver un chewing-gum et allume la radio afin de tromper la somnolence.
Il est tard. Il farfouille dans la poche centrale de l’habitacle dans l’espoir de trouver un quelconque chewing-gum et allume la radio afin de tromper la somnolence.
— Ne mets pas trop fort, ça va réveiller les petits, s'il te plaît ! Déjà qu’on a galéré à les endormir. Je n’en peux plus de les entendre chouiner ou pleurer…
— Ça va. Juste un peu de musique pour que je ne m’endorme pas. J’ai besoin de me tenir éveillé, tu sais, la route, le ronronnement de la caisse… c’est hypnotique. Et puis c’est pas ta conver… OH PUTAIN !!!
Sur la route, sortie de nulle part, une vieille Clio leur coupe la route et part devant en zigzag pour se fondre dans la brume.
— Putain, mais quel connard celui-là ! Avec toute la place qu’on a ! Il trouve le moyen de me couper ma putain de route ! Sérieux !!
— Calme-toi, tu vas nous les réveill…
Le petit se met à pleurer, surpris par la secousse de la voiture et le cri de son père.
— Et voilà ! Merci franchement ! C’est toi qui le rendors, hein !
Le petit, dans son cosy, pleure à chaudes larmes, et la petite se réveille elle aussi.
— Maman, elle est où ? J’ai faim !
La jeune mère tempère ses enfants, se tourne vers son compagnon, des éclairs dans les yeux. Elle pointe le premier panneau d’aire d’autoroute qui passe.
— Ok, on s'arrête à la prochaine. Tiens, celle-là, il y a un resto, c’est très bien.
L’aire est vraiment à l'extérieur de l’autoroute, il faut rouler un peu pour y arriver. On passe devant certains embranchements entravé par des blocs en béton. Puis, un immense parking typique de ces aires apparaît, avec quelques poids lourds en sommeil. Au fond, la station-service est allumée, tel un phare dans la nuit pour les automobilistes en perdition. Mêlée à la brume, la scène est fantomatique.
Le petit hurle maintenant, il doit avoir très faim. La petite marmonne un pseudo air de musique en criant pour couvrir son petit frère, c’est très agaçant.
La voiture garée, la famille se dépêche de prendre toutes les affaires nécessaires aux enfants. Le calme de la station, en train de fermer, est troublé par les cris du petit et les chants de la petite.
Pendant que la femme et les enfants s’installent à une table, il va acheter quelques paquets de chips et des bouteilles d’eau pour improviser un repas.
L'employé qui ferme la caisse les rassure :
— On va fermer dans une demi-heure, mais ne vous inquiétez pas, vous pouvez bien prendre une demi-heure de plus, ce n’est pas grave.
— Heu merci, c’est gentil, on ne restera pas longtemps, promis. Vous fermez tôt, dites donc ?
— Bin non monsieur, il est bientôt 22 h.
— Ah oui d’accord, je n’avais pas vu l’heu…
La femme, qui attend tout en gérant les deux gremlins, l’appelle :
— BON, TU VIENS ?! Toujours à raconter sa vie, celui-là…
Assise à une table, la petite famille mange ses chips et autres boîtes de pâtes toutes prêtes. Un air de variété passe dans les enceintes : du Souchon. La petite montre son morceau de chips, tel un trophée dans la lumière :
— C’est ma chips !
L’homme mange rapidement sa boîte, puis, parlant du bébé à sa femme :
— Je finis vite fait et je te le prends.
La femme, le regard aussi noir que fatigué, ne dit mot tout en donnant le biberon. Il s’essaie à une blague :
— Tu crois qu’ils tournent des boulards ici quand c’est fermé…?
— … C’est bon, t’as fini tes pâtes ? Tiens, laisse-moi déguster mes bolognaises tièdes. Ça me fera peut-être voyager en Italie un instant.
— Ma chips ! lance la petite.
Il se lève et va changer le cadet tandis que sa femme et sa fille finissent leur repas. La petite est agitée et on l'entend. L'homme entre dans les toilettes, souffle un peu avant de changer le petit, qui se calme peu à peu. Il rit maintenant. Le père joue un peu avec lui, lui fait des chatouilles.
Une étrange sensation le gagne soudainement. Tout est calme. Il s'aperçoit que l’on n’entend plus rien en dehors des toilettes. Il sort, le cosy à la main. Le petit gazouille maintenant, ses gazouillis résonnent dans la pièce désormais éteinte et froide. Tout est silencieux, il va pour rejoindre sa femme et sa fille mais elles ont disparu.
— Hey, vous êtes où ?! C’est dingue, je ne suis pas resté longtemps pourtant... Chérie, t'es là ? Mon lapin ? Vous êtes où ? Y’a quelqu’un ? Vous êtes passées où ?!"
Il marche un peu dans la pièce et son pied heurte une bouteille qui va percuter un étal vide. D’autres sont renversées. Le petit dans le cosy rigole.
— Allez, c’est pas drôle, vous êtes où ? Putain, ça ne me fait pas rire ! C’est bon, je sais que tu me fais la gueule, mais là, c’est un peu abusé !"
L’endroit est clos. Il les cherche, panique, veut sortir de ce lieu devenu inhospitalier.
— Non mais j’y crois pas, ils ont fermé sans même me prévenir ?!"
Les stores sont fermés, mais pas complètement. Un jour assez large en bas lui permet de s’extirper avec le cosy. Mais il se blesse en voulant sortir. La grille est à moitié baissée et la vitre de la porte coulissante est brisée. Il saigne de la main.
— Aïe, putain !!"
La brume s’est levée pour laisser la place à une fine pluie froide. De l'extérieur, le magasin a maintenant l'air d’un vaisseau échoué sur le parking, le lieu est mort. Sa voiture est toujours là. Il va mettre le petit à l’abri et aperçoit une voiture garée à quelques mètres. Il croit la reconnaître.
— C’est la Clio de tout à l’heure ! Il y a un mec bizarre dedans, visiblement éméché, un junkie. Il se grille un joint en écoutant du speedcore sur son poste.
L’homme s’avance timidement :
— Heu …Excusez-moi, vous n’auriez pas vu une femme et une petite fille ?
Le mec est dans un état second. Il ne semble pas faire attention à lui. Il est dans sa bulle. Il se rapproche, plus prudemment.
— Excusez-moi, heu, vous n’auriez pas vu une petite fille, blondinette, avec une jeune femme, sa maman ?
Le mec a les yeux dans le vide.
— Pardon mais…
Le junkie lève enfin la tête, comme sorti d’un épais brouillard.
— Une petite fille, une femme, sorties de cette station. Il la pointe du doigt.
Le junkie répond sèchement :
— Y’a rien ici ! La seule petite fille que je vois, elle est devant moi, dans un sweat Superman !
Le type se lève brusquement. Un corps voûté et malingre se rapproche de lui, assez près pour qu’il sente l'odeur de cendrier et de sa pisse.
— Wouaaa ! Il est top ton sweat ! Tu me le files ?
Il touche le sweat de l’homme :
— C’est mignon ça, pis ça a l’air chaud, vas-y passe-le moi ! Si tu veux, j’te suce en échange !
L’homme est agacé et flippé en même temps :
— Non mais ça va pas ! Je vous permets pas !… et je vous reconnais ! C’est vous qui m'avez coupé la route tout à l'heure ! Vous approchez pas de moi, faut que je retourne auprès de mon fils !
Le junkie ouvre soudainement ses yeux en grand.
— Oh t’as un petit bébé mignon, j’aime ça les gosses moi ?! Il sort une lame de rasoir. Ça me fait marrer les bébés quand je joue avec…
L’homme recule sans se retourner et trébuche sur un débris. Le junkie se marre en le voyant sur le cul par terre. Il est assez menaçant, on entend le petit pleurer au loin, ça l'attire vers la voiture. L’homme se ressaisit et prend une pancarte qui traîne par terre puis tape le dos du mec. Celui-ci se retourne et lui file un mauvais coup de rasoir au bras. Puis un deuxième qui lui frôle le visage, juste assez pour lui faire saigner la joue. Pris de colère et en panique pour la vie de son fils, l’homme rentre la tête dans les épaules et lui fonce dessus pour le plaquer au sol, façon mêlée de rugby. Le junkie a le souffle coupé et lâche son rasoir. L’homme en profite pour lui balancer une série de coups de poings, d’abord hésitants, puis de plus en plus précis et violents. Le sang commence à gicler, le junkie tente de pousser l’homme de sa main ensanglantée et de l’autre cherche le rasoir mais son assaillant est comme possédé. Puis, avec le tranchant de la pancarte, il le tape au visage, tape et retape, et retape encore, jusqu’au coup fatal qui lui fracasse la trachée. Le junkie agonise en s'étouffant, la gorge écrasée, dans des gargouillis de sang. L'homme se recule à quatre pattes, essoufflé et sonné par ce qui vient de se passer.
Il tremble et reprend son souffle comme il le peut. Le junkie est mort. On entend toujours le petit pleurer. L’homme se précipite vers sa voiture.
— C’était de la légitime défense mon chéri… Ça va mon lapin, on va retrouver ta sœur et maman.
Il fait le tour du bâtiment mais rien, tout est désert et silencieux. Elles sont parties. Mais où ? Comment ? Avec le mec de l’entrée. Non mais c’est dingue ce truc, elle serait pas capable de faire ça ? Ok c’est tendu ces derniers temps, mais tu ne te barres pas avec le premier connard venu en laissant un de tes gosses. Peut-être que le serveur a dû fermer brusquement, et qu’il les a foutues à la porte. Dehors elle a vu l’autre tordu et a demandé au mec de la… Non mais ça tient pas debout… putain mais qu’est-ce qu’il se passe bordel, c’est un cauchemar !
La voiture reprend la route et sort de l'aire, mais au lieu de reprendre l’autoroute, il prend la départementale. Sa conduite est brusque et nerveuse, et dans son crâne c’est la tempête. Comment a-t-il pu ôter la vie à quelqu’un ? Bon, le type l’avait cherché, il voulait faire du mal à son fils. Putain mais où sont-elles ! Elles lui manquent et il a peur de ce qui a pu leur arriver.
À l’orée d’un bois, il croise à un rond-point un contrôle de gendarmerie lui demandant de s'arrêter et de se mettre sur le côté pour un contrôle éthylotest. Une jeune gendarme, courte sur pattes, mal dégrossie, s’approche de lui en pointant sa torche sur son visage et lui fait signe de baisser la vitre. Voyant le sang au visage et l'état de la voiture, l’autre gendarme est sur le qui-vive et regarde attentivement sa collègue et le conducteur dans la voiture.
La gendarme, toujours pointant sa torche dans les yeux du gars :
— Elle n'est pas en très bon état votre voiture monsieur, vous auriez les papiers du véhicule s’il vous plaît ? Qu’est-ce qu’il vous est arrivé au visage ? Vous avez consommé des stupéfiants récemment ?
— Att… Attendez, ma femme et ma fille ont disparu, je suis à leur recherche, il faut m’aider et je viens de me faire agresser.
— Calmez-vous monsieur, vous allez sortir doucement du véhicule et nous accompagner au poste, vous nous expliquerez tout ça pour que ça soit plus clair.
Son collègue fait pendant ce temps-là le tour du véhicule et remarque une coulure sèche et brune sur le coffre et croit y déchiffrer une petite empreinte de main.
L’homme sort de la voiture un peu nerveusement :
— Mais je vous dis que ma femme et ma fille ont disparu !
L'agent le plaque contre la voiture :
— Calmez-vous monsieur !
— Mon fils est à l'arrière ! Laissez-le tranquille ! Je me suis fait agresser je vous dis ! Mais j'ai réussi à me défendre et à protéger mon fils !
L’autre agent se penche par la fenêtre arrière droite, éclaire avec sa lampe torche :
— Je ne vois aucun enfant à l'arrière. Il y a…
L’agent ouvre la portière arrière droite. L’homme devient comme fou, il ne comprend pas qu’on ne l’écoute pas :
— Ne touchez pas à mon fils, sale enfoiré !!
Il se fait plaquer encore plus fort, la gueule collée au pare-brise, une clé de bras dans le dos.
— Il y a juste cette poupée dans le cosy, au milieu de détritus.
L’homme est stupéfait de ce qu’il voit. Où est son petit bébé ? Il regarde l'état général de sa voiture. Elle est dégueulasse, il y a des empilements de journaux, de détritus, des vieux linges sales et ce poupon en plastique creepy qui fait le même rire que dans la salle de change. Il ne comprend pas, est-ce une mauvaise blague ? Pourquoi ce flic raconte-t-il des conneries, qu’a-t-il fait de son fils ? Et puis qu’est-il arrivé à sa voiture ? Elle n'était certes pas nickel, ça devait être une deuxième ou troisième main, mais pas ce tas de boue infecte. Il sent son cœur battre à tout rompre, le chaud et le froid se mêlent. Mais si cette caisse est bien la sienne, si ce n'était pas son gosse à l'arrière, peut-être qu’en fait il n’a jamais été là. Peut-être qu’il n’y a jamais eu que lui dans cette voiture. Peut-être qu’il est fou. Peut-être que sa famille n’existe pas ou a-t-elle seulement existé, l’a-t-il rêvée ? Il a la sensation de tomber dans le vide. Il se relâche et se laisse faire. La gendarme le dirige un peu sèchement vers leur voiture pendant que son collègue appelle le poste.
Qu’est-ce qu’il se passe bordel ? Qui est-il ? Il n’a pas rêvé tout ça, sa famille, sa bagnole, les vacances d’où ils reviennent. C’était où d’ailleurs…? En fait, depuis combien de temps roule-t-il ? Le mec qu’il a tué sur le parking là-bas, c'était pas un rêve ça ? Mes enfants ? Mes petits chéris…
Le rire du poupon mécanique s’actionne. Dans l’esprit de l’homme, un déclic ou plutôt une explosion nucléaire, qui balaie tous ses questionnements comme autant de rues ou d'immeubles balayés par l'impact. Un sentiment désespéré de rage le prend. Il se retourne, l'empoigne par les cheveux et écrase son visage contre le coin tranchant de la portière du véhicule de la gendarmerie. Son corps enchaîne des mouvements logiques avec fluidité sans qu’il n'ait besoin de réfléchir. Il la met d’abord à terre par un coup de pied à l'intérieur du genou, puis met sa tête au niveau du siège et lui rabat la portière violemment sur sa tempe puis sa nuque.
Son collègue se précipite, l’arme sortie de son étui mais trop tard, l’homme a lui aussi pris l’arme dans l’étui de sa collègue et lui tire dans la tête. Du sang gicle sur la voiture de gendarmerie. Tout est filmé par la caméra du véhicule.
L’homme essoufflé reprend une nouvelle fois ses esprits, comment sait-il faire ça, lui qui déteste tant la violence ? Son bras lui fait horriblement mal. Il a dû se le luxer quand il s’est libéré de la gendarme. Il renifle, lâche l’arme par terre et hurle puis, après s’être calmé, se dirige, clopin-clopant vers son tas de boue, le bras en charpie, l’adrénaline s’en est allée. Il ouvre la porte, s'assoit, pose sa tête sur le volant et pleure. Pleure à chaudes larmes. Un barrage vient de céder, il inonde le tableau de bord… et tout doucement, se calme. Il allume le poste, la voix de Thom Yorke retentit. Il reconnaît ce titre, visualise parfaitement le clip de Radiohead. "Karma Police". Un homme court dans la nuit, pourchassé par une voiture conduite par le spectateur en caméra subjective. il se sent un peu des deux côtés de la caméra à ce moment précis, à la fois spectateur et maintenant traqué.
— Pas trop fort, les petits dorment s’il te plaît. J’ai galéré à les calmer, lui glisse sa femme à moitié endormie sur le siège passager à côté de lui.
L’homme baisse un peu le son et repond avec douceur :
— Oui, t'inquiète, comme ça ? Ça va ?
La voiture démarre, s’enfonce dans le bois, laissant le gyrophare éclairer deux cadavres de gendarmes au sol.
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