« Vous portez votre armure » - Emma

Lundi 13 janvier 2025. 9h27. Toulouse. Cabinet du docteur Charonnes, psychiatre. La fragrance ambrée du parfum Valentino, Born in Roma, caresse le nez de David. L’espace d’un instant, la rêverie le saisit. Défile fugacement dans son esprit un moment d’amour passé avec son ex compagne, Marta. Ces effluves précieux virevoltent derrière Emma. En retard, dans la rue de Malte, elle court, non sans grâce, vers le cabinet de son médecin. Chaussée de ses escarpins griffés rouge vernis, de son long manteau camel et armée de son rouge à lèvres vif, elle ne laisse personne indifférent.  C’est simple, on ne voit qu’elle. Emma aime le style. Sa garde-robe est précieuse. Elle se passionne pour cette industrie singulière depuis son adolescence. D’ailleurs, son rêve était d’y faire carrière. Cependant, suite à un stage dans une grande maison puis à un CDD raccourci faute aux abus moraux d’un directeur artistique peu scrupuleux, elle coupa court. Aujourd’hui, la mode vêt son corps menu et lui permet d’affronter ses clients exigeants. Chaque jour, elle joue ce personnage de femme forte ; celle qui a réussi à briser le plafond de verre. En effet, à force de détermination, elle s’est hissée au sommet de la pyramide. Les hommes autour d’elle lui ont mis des bâtons dans les roues et de nombreux obstacles lui ont barré la route, faute à une misogynie, presque cultivée, dans son cabinet de conseils en fusion-acquisition.

Avec 157 collaborateurs dispatchés entre la France, la Belgique, le Luxembourg et l’Allemagne, elle manage, avec Didier et Richard, les clients les plus importants. De ce fait, à quarante-quatre ans, elle ne s’arrête jamais. Pas même pour faire un enfant avec son ex compagnon Eric, qui l’a quittée pour une jeune femme désireuse de pouponner. Qu’importe. Être seule, cela lui va. Elle préfère courir l’Europe plutôt que de changer des langes. En effet, travailler, c’est tout ce qui l’intéresse. Elle n’a jamais pris le temps de s’arrêter.

 

Emma : Veuillez excuser mon retard docteur… S’époumone-t-elle.

Dc. Charonnes : Je vous en prie Emma, installez-vous.

 

Le docteur Charonnes, en exercice depuis trente-sept ans, est doux et patient. Petit homme à la bonhommie certaine, il fait partie de ceux que l’on aime avoir près de soi. Emma travaille avec lui depuis presque deux ans, à raison d’une séance tous les quinze jours. Elle l’aime beaucoup car il sait lui dire les choses avec honnêteté et bienveillance. Il l’apaise. Surtout, avec lui, elle a dénoué des nœuds. D’abord, concernant sa relation avec ses parents. Ensuite, relativement à ses rapports conflictuels avec sa sœur. Puis, il a su donner du sens à ses songes redondants. En effet, elle apprit que ces voitures dont elle rêvait étaient en réalité une métaphore de son papa. Qui l’aurait imaginé ?

 

Le petit homme scrute Emma.

 

Dc. Charonnes : Vous semblez tendue.

Emma : Non… Oui… C’est la course, comme toujours ! Je ne vous apprends rien.

Dc. Charonnes : Certes.

Emma : Je rentre juste d’Allemagne. A 19 heures, j’ai mon vol pour Bruxelles.

 

Pause. Un court instant.

 

Dc. Charonnes : Emma. Comment vous sentez-vous évoluer depuis ces dernières semaines ? Vous sentez-vous aller de l’avant avec vous -même ?

Emma : Honnêtement. Non. On avait monté deux marches ; j’en ai descendu trois.

 

Emma regarde fixement son thérapeute puis baisse le regard. Une honte étrangère s’empare d’elle. Adulte, elle n’a ressenti ce sentiment qu’une seule fois et se souvient parfaitement de ce moment de trouble. C’était au restaurant Mr and Mrs Bund à Shangaï. Un superbe chinois l’avait abordée. Admiratrice de L’Amant, le film de Jean-Jacques Annaud, face à cet homme ressemblant trait pour trait à l’acteur Tony Leung Ka-Fai, elle s’était fardée de rouge pivoine. Ils vécurent, le temps d’un voyage, une romance sensuelle et profonde. Ainsi, à trente-neuf ans, un de ses rêves d’adolescente était exaucé. Néanmoins, en Chine, ce n’était pas la même forme de honte. Effectivement, sur le canapé du docteur Charonnes, elle ressent davantage un malaise ou plutôt un mal-être : le tourment part de ses entrailles et génère une sensation de chaleur désagréable.

 

Dc. Charonnes : Madame Landois, je vous vois à nouveau bloquée dans votre armure.

Emma : C’est certain… J’ai en quelque sorte « replongé ».

 

Le docteur Charonnes observe la sylphide antagoniste, belle et frêle, forte et fragile.

 

Dc. Charonnes : Je vous laisse mettre les mots Emma.

Emma : Je ne vais pas vous mentir, je mange à nouveau très peu… Je… Je suis angoissée à l’idée du temps qui défile. Ça m’était passé et c’est revenu de plus belle… Du coup, je fais des achats compulsifs. Je dépense des fortunes dans les boutiques. Encore hier, 1700 euros pour une robe chez Saint Laurent

 

L’embarras s’empare d’elle, pleinement.

 

Dc. Charonnes : Poursuivez Emma.

Emma : Vous avez raison. Je m’achète des armures hors de prix et je m’y enferme car c’est surement plus simple pour moi que d’affronter mes peurs. Pourtant, ensemble, on avait bien avancé…

Dc. Charonnes : Le chemin parcouru est toujours là. Présent. On a le droit aux allers-retours, tant qu’ils sont conscients. Et c’est votre cas !

Emma : Certes oui…

Dc. Charonnes : Une armure quand on en a pris l’habitude devient aussi confortable qu’une robe de chambre, évoquait mon cher Paul Claudel. Emma, vous portez votre armure et vous pensez être protégée à l’intérieur d’elle.

Emma : Je sais que j’ai tout faux.  Je me crée un personnage ; je ne suis donc pas honnête avec moi-même. Je joue un rôle qui me sert mais je ne suis pas moi .

 

Sur le rebord de la fenêtre, une toute petite mésange se pose. Elle fait sa toilette. Emma la regarde. Moment de tendresse. Respiration. Ses yeux se ferment. L’instant présent est cueilli. Elle se surprend. Que c’est bon, cette délicatesse ! Une parenthèse enchanteresse créée par un moment de prime abord « insignifiant ». Néanmoins, une tendre insignifiance. C’est peut-être cela, au final… Saisir le moment ; vivre l’instant et, pour se faire, oser se mettre à nu ; donc, laisser son armure chez soi. Un peu plus de nature et de simplicité, somme toute.

 

 

 

 



 

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David.J
Posté le 11/04/2025
Une très belle première nouvelle, pleine de grâce et d’introspection. Ton écriture est fine, posée, soignée. Tu parviens à faire émerger l’émotion sans jamais forcer le trait. Il y a là un véritable regard, une tendresse lucide sur ce que c’est que tenir debout, malgré tout.
Sonia Rapoport
Posté le 21/04/2025
Encore merci David :) C'est très agréable un tel retour
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