26 Février : Je pianotais compulsivement des doigts sur mon avant-bras. Je sentais mes mains devenir plus moites à chaque seconde qui passait, mais il fallait que je tienne jusqu’à la fin de ma présentation sans flancher. Bon sang, pourquoi fallait-il qu’ils me fixent tous ainsi ?
Pour la première fois, mes Héros étaient réunis. J’avais jugé judicieux d’organiser la rencontre chez moi, toutefois je commençais à me demander si ç’avait été la bonne décision. Martin, coincé entre Gemma et Baptiste, semblait se ratatiner sur place. Erreur de placement de ma part, ces deux-là ont plus de présence qu’il ne le peut supporter. J’aurais dû mettre mon Voleur à côté d’Élias ; ce dernier a beau être effrayant, lui au moins a la grâce de sourire et de paraître content d’être ici. M’enfin, je suppose que ça pourrait être pire : il pourrait être assis près de M. Froitaut. Pour le coup, il me fout un peu les jetons. J’ignorais qu’on pouvait autant froncer des sourcils. C’est comme si son visage essayait de s’avaler de l’intérieur. Si j’avais une meilleure vue, je suis sûre que je verrais de la fumée sortir de ses oreilles.
Pour vous donner une idée de la scène, le Barde, le Voleur et le Chevalier se tenaient directement face à moi, sur le canapé. L’Assassin était confortablement calé sur un pouf et mon cher professeur avait emprunté une chaise du salon. Quant à moi, j’étais plantée face à tout ce beau monde, ma fiche de notes à la main, à expliquer avec plus ou moins de détails le programme de la Quête. Si seulement j’étais plus grande, mon discours serait bien plus impressionnant, et moi avec !
Bah, au fond, peu importe ma taille. J’avais enfin sous les yeux le fruit de mon dur labeur. Je me lançais ainsi dans des précisions techniques quant à la première étape quand soudain…
—Non.
Comment ça, non ?! Toutes les têtes se tournèrent vers Froitaut. Je maintins son regard et dit d’un ton léger :
—Pardon ?
—Ça n’a aucun sens. Partir à Marseille pour… faire régner la justice ? Je ne peux pas être le seul à penser que c’est de la folie.
Il parcourut notre petit groupe des yeux, à la recherche de soutien. Il n’obtint que des expressions surprises et une exclamation furieuse :
—Comment pouvez-vous dire une chose pareille ?
Élias avait bondi sur ses pieds et dévisageait Froitaut, le rouge aux joues.
—La Pythie a prouvé à multiples reprises qu’elle voyait le futur, insista-t-il. Nous devons lui faire confiance.
—Parmi les choses qu’elle vient d’énumérer, et Froitaut pointa un doigt accusateur à ma fiche, il y a une liste incluant « se battre contre des malfrats ; récolter des informations ; repêcher Martin avant qu’il ne se noie ». Ça ne vous inquiète pas ?
—Moi, tant qu’on me ramène sur la terre ferme…
—Voilà ! concluais-je en écartant les bras. Vous voyez bien qu’il n’y a aucune raison de se faire du souci. Et puis, le programme n’est pas entièrement constitué de bagarres épiques, vous devrez parler aux journalistes et aux habitants. Pas grand-chose !
Gemma leva la main et intervint :
—Je suis plus intriguée par la partie « recherche d’informations ». Qu’est-ce qu’on cherche, exactement ?
Excellente question à laquelle je n’avais pas de réponse ! Cela dit, chaque grande ville a quelque chose à cacher. En fouillant, ils finiraient bien par trouver une ou deux rumeurs qui me serviraient plus tard. Et si, par malheur, mes Héros étaient moins dégourdis qu’ils ‘en avaient l’air, il ne me resterait plus qu’à créer une menace de toutes pièces !
Je détournais le regard et soupirais, avant de lancer :
—Mes visions n’ont rien annoncé de précis… je crains qu’il ne faille y aller à tâtons.
—C’est exactement de ça dont je parle ! se récria Froitaut. Ingrid, tu ne peux pas t’imaginer que nous allons te suivre avec de tels arguments !
—Pourtant, c’est ce que je vais faire, dit Baptiste d’un ton calme.
Mes épaules se tendirent dans un sursaut électrique. Martin déglutit avec difficulté, plus pâle que jamais, tandis que Gemma suivait l’échange avec un intérêt à peine dissimulé. De toute évidence, je n’étais pas la seule à sentir la tension derrière les mots du Chevalier. Ce n’est que lorsqu’ Elias m’offrit un sourire qui se voulait rassurant que je réalisais que je m’étais figée, moi aussi. Baptiste marqua un temps, songeur, avant de reporter son attention sur mon professeur et de dire :
—Si nous sommes là, tous, c’est parce que nous croyons en la Pythie et en sa Quête. Pourtant, ça n’a pas l’air d’être votre cas.
—Pourquoi êtes-vous là, monsieur ? reprit Gemma en se penchant pour mieux l’observer. De ce que j’ai compris, nous avons tous de bonnes raisons de s’embarquer dans cette aventure. La soif d’adrénaline, la foi, l’espoir d’un avenir meilleur… Que comptez-vous retirer de la Quête ?
Sa question resta en suspens, brûlante, tandis que l’expression de Froitaut se craquelait pour laisser apparaître un mélange confus de honte, de peur et de colère. Il baissa les yeux sans mot dire.
Le voir ainsi piégé, exposé à la vue de tous, me serra la gorge. N’y tenant plus, je repris la parole :
—Peu importe les motivations de chacun, pour l’instant. C’est dans l’urgence que vous comprendrez l’importance de vos rôles.
Ce n’était pas un mensonge, cette fois. Je croyais chacun des mots que je venais de prononcer. Un jour, Froitaut serait mis face au fait accompli et réaliserait que j’avais réussi. Alors, il n’y aurait plus de gêne, plus de rage : mon succès aurait raison de lui. Seulement là, je serai satisfaite.
Cela dit, l’humilier serai trop cruel. Sans parler du fait qu’il pouvait encore révéler toute la vérité s’il lui en prenait l’envie. C’est pourquoi j’enchainais :
—Il nous reste un peu de temps avant le départ, histoire de s’arranger avec les médias et les sponsors ; Pas la peine de râler, m’empressais-je de dire en voyant Baptiste et Froitaut ouvrir la bouche pour protester. Prenez ça plutôt… comme une opportunité pour vous reposer. Car croyez-moi, une fois lancés, vous n’aurez que rarement l’occasion de vous arrêter.
Aucun d’eux ne cria, ni ne s’enfuit. Leurs visages à la fois décidés et anxieux me donnèrent la confirmation qu’il me manquait : ils avaient conscience, du moins en partie, du danger et malgré tout prêts à partir. Martin s’éclaircit soudain la gorge et demanda :
—Est-ce que tu, vous avez besoin d’aide avec l’organisation du départ ? Je pourrais peut-être vous aider…
—Oh, pas la peine. Charlotte se charge de tout.
Quatre paires d’yeux curieux se fixèrent sur moi tandis que mon professeur s’étouffait d’indignation :
—Charlotte ? Tu as embarqué ton amie dans cette galère ? Une autre enfant, qui plus est !
—Je vous ferai remarquer, Mr Froitaut, que Charlotte a fait plus que ses preuves en tant que mon agent et qu’elle a, si besoin, le soutien de son père. Nous nous débrouillons très bien, comme vous pouvez le constater, concluais-je avec un sourire glacial.
Je voyais bien du coin de l’œil mes Héros échanger des regards… inquiets ? Stupéfaits ? L’air du chien qui sent le tsunami arriver ? Que sais-je, je n’ai jamais été doué en métaphores. Quoi qu’il en soit, ils avaient saisi le malaise et Baptiste, aussi chevaleresque qu’à l’ordinaire, sauta sur le silence de givre qui se formait entre mon professeur et moi pour s’écrier :
—OK, Pythie ! On te fait confiance. Il se leva du canapé et attrapa sa veste. Navré de ne pas pouvoir rester plus longtemps, mais il faut que j’y aille.
—Déjà ? m’exclamais-je en allant à sa hauteur.
—Désolé, répéta-t-il en m’ébouriffant les cheveux. Tu as prévu qu’on se revoit bientôt, non ?
—Évidemment, le départ a lieu dans cinq jours ! Mais en attendant, n’oublie pas de préparer tes papiers, un sac, un gri-gri ou un accessoire qui te rende reconnaissable du public- et de nous, au cas où tu te perdes… Et ça vaut pour tout le monde ! dis-je à la cantonade.
J’escortais mes Héros à la porte. Froitaut marmonna un « au revoir » à peine audible et partit le premier, suivi de Baptiste. Martin et Elias s’esquivèrent bientôt ensemble ; apparemment, ils prennent la même ligne de métro. Gemma restait donc. Elle demanda tout à trac :
—Tu as quel âge, déjà ?
—Treize ans.
Pour une raison que j’ignore, elle fronça les sourcils et soupira. Si je n’avais pas meilleur caractère, je l’aurais mal pris : mon âge n’est pas de ma faute, que je sache ! Elle pencha légèrement la tête sur le côté avant de mettre un genou à terre, pour se mettre à ma hauteur. Ses yeux plantés dans les miens, elle déclara :
—Petite Pythie-
—Pythie suffira. Ou Ingrid, à la limite, rétorquais-je avec acidité.
Toujours cette obsession avec ma taille ou mon âge ! Je vous assure, c’est d’une frustration.
—Ingrid, reprit-elle en levant les sourcils. Tu as mon numéro de téléphone, n’est-ce pas ?
—Oui… c’est moi qui t’ai prévenue pour la réunion. Cela dit, Charlotte a les numéros de tous mes Héros.
—Je vois. Écoute, je veux que, si jamais il y a un problème, avec la préparation du départ, la Quête en général, ou juste si tu as besoin d’aide pour quoi que ce soit… tu m’appelles. D’accord ?
Je fis la moue. Pourquoi insistait-elle autant ? Peut-être craignait-elle que l’organisation de la première étape interrompe ses répétitions. Comme si j’aurais pu laisser ça arriver ! Si c’est ce qu’elle pensait, elle se trompait sur toute la ligne.
—OK ! Je te tiendrai au courant, répondis-je avec un sourire.
Pas la peine de s’appesantir sur ce problème. Quand bien même elle ne me ferait pas encore confiance, je lui prouverais bientôt qu’elle pouvait compter sur moi. Elle hocha la tête et sortit un crayon de sa poche. Elle arracha un post-it collé sur le petit tableau accroché à la porte et griffonna quelque chose. Elle me fourra le papier dans la main :
—C’est mon numéro. Je sais que tu l’as déjà, dit-elle en levant la main pour couper court à mes protestations, « mais garde le sur toi, on sait jamais.
—D’accord, d’accord… fis-je en le mettant dans ma poche.
—Parfait. Et dis-moi… M. Froitaut, tu sais quel est son problème ? Il était vraiment d’une humeur de chien, tout à l’heure.
—Oh oui, je sais pourquoi. Mais il n’y a rien que nous puissions faire pour le moment. Ça se résoudra tout seul au bon moment !
Gemma eut un instant l’air de vouloir dire quelque chose, mais se ravisa. Elle se redressa, rajusta sa veste et à son tour, m’ébouriffa les cheveux en me saluant :
—À la prochaine, petite Pythie.
—J’ai dit Pythie, juste Pythie ! criais-je alors qu’elle s’esquivait en ricanant.
La porte claqua derrière elle et soudain, je fus seule. Je me trainais jusqu’au canapé et m’y laissais tomber. Quel bazar ! Si seulement Froitaut avait pu garder son sang-froid. Au moins, ma troupe de Héros était désormais au courant des évènements à venir, et Charlotte et son équipe se chargeaient de la paperasse. Cela dit, je les trouvais tous trop décontractés. Ils partaient dans moins d’une semaine pour l’aventure de leur vie ! Ils auraient dû être plus nerveux que cela, non ? Élias me vouait visiblement une confiance sans borne, mais j’étais certaine que les autres avaient des réserves quant à mon plan génial. Il faut dire que mon manque de clarté n’était peut-être pas très encourageant… Mais dans ce cas, pourquoi tant de désinvolture ? La réponse m’apparut comme une évidence : ils prenaient la chose à la légère. Ils sous-estimaient les risques. Eh bien, tant pis pour eux ! Ils allaient voir de quoi mon imagination était capable !
En attendant, que faire, avec ce temps libre tout frais qui me tombait sur les bras ? Comme souvent, deux solutions s’offraient à moi : mathématiques ou séries télé ? Mais c’est un faux débat ; comme toujours, j’allais faire les deux. Probablement en même temps. Cependant, pas avant d’avoir envoyé un petit message à mon cher agent pour la prévenir d’une modification de dernière minute.
27 Février : La sonnette de la porte d’entrée résonnait dans le salon. François était avachi sur le canapé devant la télé et moi, je feuilletais un magazine. La voix de ma mère, enfermée dans la salle de bain, retentit :
—Ingrid, François ! Ouvrez la porte !
Mon frère et moi échangeâmes un regard. J’attaquais la première :
—Je suis occupée. Vas-y, toi.
—Hop hop hop, moi aussi, j’ai des choses à faire ! Tu peux y aller. T’es pas cul-de-jatte, que je sache !
—Il me semble que toi non plus !
—Si je dois sortir de mon bain pour ouvrir cette satanée porte, menaça ma mère depuis l’autre bout du couloir, je peux vous promettre que ça va barder !
Je me cachais derrière mon magazine, évitant soigneusement l’air outragé de François.
—C’est bon, j’ai compris, maugréa-t-il en se levant. Quelle plaie tu fais !
J’ignorais ses remarques et tournais ma page avec délectation. Des échos provenant du vestibule me parvenaient faiblement :
—Tiens salut – que – oui - là-bas.
J’entendis des bruits de pas précipités et soudain, Charlotte entra dans le salon comme un boulet de canon. Je me levais à cette apparition.
—Charlotte ? On ne devait se voir que demain… dis-je tout en l’observant discrètement.
Elle devait avoir couru : ses joues étaient rougies par l’effort et de petites mèches folles s’échappaient de sa natte. Elle vint se planter devant moi et lâcha :
—J’ai reçu ton message.
—Formidable ! Alors qu’en penses-tu ?
—Tu ne peux pas partir avec les Héros.
—Quoi ? m’écriais-je. Quel est le problème ?
C’était la meilleure solution que j’avais trouvé pour gagner du temps. Nous nous évitions des négociations ardues avec les sponsors grâce à la fortune amassée avec mes prédictions, le public serait ravi de me voir…
—Moi ! Je suis pas d’accord !
—Allons bon.
Je me laissais tomber dans le canapé. Charlotte s’installa à côté de moi. Un rapide coup d’œil à son expression déterminée élimina tout espoir d’en finir rapidement. Avec un soupir, je posais mon magazine sur la table basse et me tournais vers elle, mains écartées :
—Qu’est-ce que je pourrais te dire pour te convaincre ?
—Rien ! Change d’avis, c’est une mauvaise idée !
—Fais attention, tu commences à parler comme Tristan… notais-je, ironique.
—Oh lui, il peut-
—Je ne changerai pas d’avis, la coupais-je.
—Pourtant, il va bien falloir, insista-t-elle en hochant la tête. Tu ne peux pas partir seule !
—Tu oublies les Héros…
—Au contraire. Je ne les oublie pas, pas plus que ceux que tu as en stock pour eux. Ça va être dangereux.
Je me giflais mentalement. Je savais que je n’aurais pas dû lui révéler l’entièreté de mon plan. Rassurez-vous, lecteurs, elle exagère : mon but est de m’amuser et de m’embarquer dans une aventure extraordinaire, pas de tuer mes camarades de croisière. Ça n’aurait pas de sens. Certes, il y a quelques embûches de prévues, mais rien que de très normal ! Certes, j’avais plutôt pensé augmenter la difficulté des missions mais ça, elle n’avait pas besoin de le savoir. Je tournais une page de mon magazine et glissais, l’air de rien :
—Pour être franche, je pensais changer deux, trois trucs.
J’allais m’expliquer quand mon frère, toujours aussi impoli, m’interrompit :
—Pourquoi tu ne partirais pas avec Ingrid ?
Nous nous tournâmes vers lui comme un seul homme, avant de nous dévisager l’une l’autre. Visiblement, elle n’avait pas plus pensé à cette possibilité que moi. L’air perdu, Charlotte balbutia :
—Bah, c’est que… et le collège ?
—On s’en fout du collège ! lui rétorqua-t-il.
Très emballée par l’idée, je renchéris :
—C’est vrai ! Tu n’as qu’à présenter ça comme un stage professionnel. Ça passera comme une lettre à la poste.
—Je reçois mon courrier avec deux jours de retard, constamment… dit mon père qui passait par-là, café à la main.
Je balayais sa remarque d’un geste de la main :
—Tu m’as comprise. Allez, dis oui ! Ce serait formidable.
—J’aimerais bien… mais il faut que je demande à mes parents d’abord, finit-elle par répondre.
François secoua la tête et ajouta :
—Appelez l’autre gratte-papiers tant que vous y êtes.
—Tristan ? le corrigea Charlotte, les sourcils froncés.
—Voilà. Ça devrait l’intéresser aussi. Allez donc discuter de tout ça dans ta chambre… loin du salon… que je puisse regarder mon film en paix !
—Je me disais bien que cette gentillesse cachait quelque chose, glissais-je à mon agent en grimpant les marches.
—Je suis toujours gentil ! brailla mon frère tandis que je refermais la porte derrière nous.
Je m’affalais sur mon lit en soupirant de bonheur. Il n’y a rien de plus satisfaisant que la fraîche sensation de l’édredon sur la joue. Charlotte, debout, composait un numéro.
—J’appelle d’abord mon père.
—Dans ce cas, je me charge de Tristan !
Je n’eus pas à attendre longtemps avant qu’il ne décroche.
—Pythie ?
—J’ai une opportunité en or, juste pour toi !
—Tu vas pouvoir m’expliquer ça en direct, je suis en bas de chez toi.
Je sautais sur mes pieds et me penchais par la fenêtre. En effet, il était là, dos au grillage.
—En haut ! m’écriais-je.
Il releva la tête et, m’apercevant, me fit un signe de la main.
—La porte est ouverte, entre. Et dépêche-toi !
Je me tournais vers Charlotte :
—Il arrive.
—J’avais cru comprendre, ironisa-t-elle.
De petits pas pressés claquèrent sur les marches de l’escalier et tout à coup, Tristan était là. Il balaya la pièce du regard avant de se poser sur Charlotte :
—Tu nous présentes ? demanda-t-il.
Je réalisais alors :
—Bon sang, mais vous ne vous êtes jamais vus en vrai avant là, maintenant, aujourd’hui ?
—Oui, répondirent-ils d’une même voix.
Tristan, dans l’encadrement de la porte, Charlotte dos à la fenêtre, ils se jaugèrent mutuellement. Visiblement, ce qu’ils virent les satisfit car le moment d’après, ils s’avançaient l’un vers l’autre et se serraient la main.
—J’ai pas mal entendu parler de toi, commença mon agent.
—Et moi donc… renchérit Tristan en me coulant un regard qui en disait long.
—Formidable ! m’écriais-je en les bousculant pour me placer face à mon tableau. Les présentations sont faites, on peut passer aux choses sérieuses. D’abord, un récap’ : oui, Charlotte est au courant maintenant. De tout.
Je me tournais vers mon amie.
—Il m’a aidé à planifier la Quête depuis… un bon bout de temps. Ah, et au début, il voulait me balancer à la presse.
—Quoi ? s’insurgea-t-elle en se tournant vers Tristan.
Ce dernier mit les mains en l’air et se justifia :
—Tu peux pas me dire que son plan n’est pas complètement fou ! Ou moral !
—Et on peut savoir ce qui t’a fait changer d’avis ? demanda mon agent en croisant les bras.
Il ouvrit la bouche, la referma, détourna le regard avec un soupir contrarié. Il finit par lâcher :
—Va savoir. Elle est parvenue à me convaincre. Du Diable si je sais comment !
—Mmm, je vois ce que tu veux dire. Ça m’a fait pareil.
Alors là, je me devais d’intervenir.
—Mensonges ! C’est toi qui as insisté pour que je sois ton associée !
—Associée ? releva Tristan en levant un sourcil.
Charlotte haussa les épaules et se jeta sur un fauteuil dans un coin de ma chambre.
—Comment tu voulais l’aborder, à part lui proposer un business? De quoi on aurait pu discuter ? De la marelle, de BDs ? Elle grimaça. De maths ? Oh, nope. Nope !
—Tu voulais me dire quoi, Ingrid ? dit alors Tristan en s’asseyant sur mon tapis.
Heureusement qu’il y en avait un qui gardait l’esprit clair ! C’est un des défauts de Charlotte, il faut toujours qu’elle digresse. On ne s’y retrouve jamais avec elle !
—Il se trouve que pour une fois, mon frère s’est révélé utile. Charlotte n’a pas envie que je suive les Héros dans leur Quête…
—Quoi ? Mais ce n’est pas ce qu’on avait prévu !
Je balayais ses protestations du revers de la main et remontais mes lunettes d’un air que Charlotte qualifia plus tard « d’hautain » mais que je préfère désigner « d’indifférent et délicat ». Peu importe. Je poursuivis :
—J’ai changé d’avis. Bref, François a suggéré que Charlotte m’accompagne et nous avons pensé que, peut-être, tu serais intéressé ! Alors, qu’est-ce que tu en dis ?
—Que c’est de la folie ! martela-t-il. Sans parler du fait que j’ai cours !
Je levais les yeux au ciel.
—Au début, je pensais aussi que ce serait un problème, s’interposa Charlotte. Mais réfléchis : et si tu proposais ça comme un projet professionnel ?
—Professionnel de quoi ? Sous-fifre et souffre-douleur d’une diva devineresse à dix sous ? Hors de question.
—La diva te fait savoir qu’elle t’entend…
Il m’ignora, ce rustre, et se pencha vers Charlotte.
—Mettons que je parvienne à convaincre le collège. Qu’est-ce que je fais de ma mère ? Rien qu’à lui dire cette idée, elle me tuerait sur place !
—Là, j’avoue…
—Laissez-moi lui parler, suggérais-je.
Après tout, n’étais-je pas un argument d’autorité en matière de dangerosité de prophéties et de Quête ? On pourrait même aller jusqu’à dire que j’étais la cheffe de file du mouvement moderne de la divination ! Jeunes et vieux m’écoutaient, j’étais un membre respectable et respecté de ma communauté…
—Non ! s’écrièrent-ils en chœur.
Et ça ose s’appeler « amis » ! Vous vous rendez compte ? Ces deux-là ne se connaissaient pas depuis une heure que déjà ils me rejetaient et faisaient bande à part. Trahison, disgrâce ! J’aurais bien voulu partager mon sentiment avec ces deux lâcheurs, mais ils étaient en pleine discussion sur comment convaincre la mère de Tristan. Je les laissais donc bavarder tandis que je ruminais- non, préparais une étape spéciale de la Quête rien que eux, à leur flanquer une frousse comme ils n’en avaient jamais connu !
28 Février : Ils sembleraient que les négociations de Charlotte et Tristan avec leurs parents respectifs se sont bien passées. Je viens d’apprendre que mes deux amis nous rejoindraient à Marseille, bien qu’ils n’accompagneront pas directement mes Héros et moi. Je suis un peu déçue, je le reconnais, mais ça n’a pas grande importance. Ce qui compte, c’est que la Quête soit sur le point de débuter et que tous les pions sont en place. Charlotte m’a aussi averti que les billets d’avion seraient bientôt pris. Nous prévoyons un départ le 2 mars !
29 Février : La rumeur circule partout. Le monde entier se prépare à cette aventure que j’ai si minutieusement préparée… enfin, minutieusement. Je ne sais toujours pas comment je vais conclure cette affaire mais je ne doute pas que mon cerveau, dans un éclat de génie, me sauvera la mise. Il l’a bien fait jusqu’à maintenant, je n’ai aucune raison de douter de lui. Charlotte et son équipe se sont chargés de prévenir les Héros et les journalistes. Nous sommes prêts.
Il est tard mais je n’arrive pas à m’empêcher d’écrire. C’est que, toute la journée, je dois faire de mon mieux pour cacher mon excitation ! En tant que Pythie, je préfère rester calme et souriante, comme si je savais parfaitement comment les semaines à venir allaient se dérouler. Ce qui n’est pas faux, par ailleurs : impossible que mes calculs soient faux. Je sais ce qui va se passer. Seulement… il y a tant de probabilités à prendre en compte… Même avec ma formule, je ne peux pas prédire tout ce qui va se passer. Juste les grandes lignes et les évènements principaux. Bon sang, j’espère que tout va bien se passer !
1 Mars : Pourquoi ma mère et moi nous entendons si peu ?! Je suis la chair de sa chair, le sang de son sang, sa seule héritière avec plus de trois neurones ! Et pourtant, je gis sur le sol de ma chambre, dévastée par l’incompréhension mortelle entre ma génitrice et moi-même…
—Ingrid Karlsen, si tu ne lâches pas cet ordinateur immédiatement pour venir m’aider avec ta valise, je peux t’assurer que tu ne partiras pas !
—M’enfin, maman ! m’écriais-je en me redressant, indignée. Tu n’oserais pas. Des mois que j’ai souffert à organiser ma Quête, recruté des héros, convaincre la populace et tu voudrais m’empêcher d’y participer ?
—Ce n’est pas parce que tu as organisé le plus gros canular du siècle que je devrais te laisser faire absolument n’importe quoi. Quoique ces derniers temps, ton père et moi t’avons vraiment laissé la bride sur le cou… marmonna-t-elle en pliant un gilet.
—Oh non, pas celui-là… Mets le rouge, plutôt.
Elle me jeta un regard assassin et grinça :
—Le rouge est trop léger. Tu vas attraper la mort. Elle fourra le vêtement dans ma valise et saisit un sac en tissu en s’écriant d’un ton exaspéré : Franchement Ingrid, tu aurais pu faire un effort. Tu n’as aucune idée de combien de temps ton voyage va durer ? Tu vas ne pas avoir suffisamment de chaussettes.
—Je peux les laver, hein…
—Jeune fille, si tu faisais correctement tes tâches ménagères, je me sentirais plus à l’aise. Elle désigna d’un large geste le bazar de ma chambre . Non, mais regarde-moi ça ! On dirait qu’un ouragan est passé ici !
—Ça va aller, maman, rétorquais-je doucement en la rejoignant près de ma valise. Si j’ai bien compté, ça devrait prendre un, deux mois au maximum. Je peux avoir le pull jaune avec les fleurs dessus ?
—Je l’y ai déjà mis. Elle se tourna vers moi et prit mes mains dans les siennes. Ingrid, je veux que tu saches que s’il y a un problème, si tu as peur que ça tourne mal ou juste… si juste, la maison te manque, tu n’as qu’à nous appeler. D’accord ? Où que tu sois, ton père et moi viendrons te chercher pour te ramener chez toi. Surtout, n’hésite pas.
J’ouvris la bouche mais elle continua :
—Et si tu veux révéler la vérité, si ton secret devient trop lourd à porter, dis-le. Peu importe ce que les gens pensent, tu n’as qu’à agir comme bon te semble. Elle soupira puis ajouta avec un demi-sourire : Bien que ce soit déjà ce que tu fais… et pas qu’en bien !
Mes yeux commençaient à me piquer férocement, si bien que je dus baisser le regard un instant. Je finis par lancer d’une voix un peu étranglée :
—Je sais. Merci maman.
Elle me déposa un léger baiser sur le sommet du crâne avant de se repencher sur la valise.
—Choisis-toi une bonne paire de chaussures de marche et ramène-les, que je les range tout de suite.
Je m’exécutais sur-le-champ. Nous nous occupâmes ensuite à ranger et préparer mes affaires durant le reste de la matinée et, étrangement, malgré l’excitation, je passais le restant dans la journée dans un étrange calme. Demain, lecteurs, commence l’aventure de ma vie. Le cœur de ce journal va enfin prendre vie.
La confrontation avec Froitaut et les différentes réactions des Héros montrent bien les conflits internes du groupe. De plus, la détermination d'Ingrid à mener sa quête, malgré son jeune âge et les défis rencontrés, est admirable et promet une aventure passionnante.
Bravo pour ce travail !
Merci beaucoup pour ce retour qui me touche beaucoup ! Juste au cas où tu ne le saurais pas, cette version est "l'ancienne" version de la Pythie : j'en ai une autre, retravaillée, sur mon compte, si ça t'intéresse. Cela dit, la trame est sensiblement la même, bien que la dernière version soit selon moi meilleure (logique x) )
À bientôt !
Très bon chapitre ! La conclusion est très bien, on sent que les choses sérieuses ne vont pas tarder à commencer.
L'humour fonctionne bien mais il n'y a pas que ça. J'aime beaucoup la scène où Ingrid a les recommandations de sa mère. Le décalage entre la pythie et la jeune adolescente qui se retient de pleurer rend Ingrid vraiment intéressante et attachante.
La rencontre entre Tristan et Charlotte est vachement intéressante. Ca ne m'étonne pas qu'ils se retrouvent à s'allier contre Ingrid xD Je n'avais pas réalisé qu'ils ne s'étaient jamais rencontrés.
Mes remarques :
"Tu as prévu qu’on se revoit" -> revoie ?
"Comme si j’aurais pu laisser ça arriver !" -> j'avais
"En attendant, que faire, avec ce temps libre tout frais qui me tombait sur les bras ?" je pense que tu peux couper la virgule après "faire"
"il y a quelques embûches de prévues," -> prévu ?
"que Charlotte qualifia plus tard « d’hautain » mais que je préfère désigner « d’indifférent et délicat »." très drôle xD
"et que tous les pions sont en place." -> soient ?
"Je suis la chair de sa chair, le sang de son sang, sa seule héritière avec plus de trois neurones !" ahah
"Tu vas ne pas avoir suffisamment de chaussettes." -> tu ne vas pas avoir ?
Un plaisir,
A bientôt !
Merci pour ton commentaire ! Je suis ravie que ce chapitre te plaise. Et oui, en fait, en écrivant ce chapitre (many moons ago) je me suis rendue compte que c'était la première fois qu'ils se retrouvaient face à face ! Ils se soutiennent face à Ingrid, comme elle leur mène la vie dure d'habitude x) merci pour tes commentaires aussi, comme d'habitude c'est très utile !
À bientôt :)
Je voulais surtout marquer mon passage ici. On est encore en pleine mis en place du sujet principal, que je suis toujours impatiente de découvrir ! RAS sur la forme de ton récit, je me laisse toujours parfaitement embarquer
A bientôt !
Merci pour tes commentaires réguliers ! Ça me fait toujours plaisir de te voir passer par là. Le prochain chapitre ne va pas tarder, à vrai dire j'ai corrigé tous les chapitres jusqu'au dernier. Ils seront donc postés régulièrement :) enfin, plus régulièrement qu'avant x)
À bientôt !