X. Mise au point.

L'ennui avec les cadavre de trolls, c'est qu'à moins d'être un zoologiste un peu fou équipé des outils adéquates, il est très rare d'y trouver quoi que ce soit d'intéressant. Le groupe, désormais fort de deux nouveaux membres, reprit donc sa route en laissant la carcasse du monstre sur place. De loin, on aurait dit l'un des nombreux rochers se découpant sur la plaine grisâtre.

Cette dernière rencontre leur avait rappelé à tous que dans les Terres Bannies, le pire arrivait toujours. Alors que la lumière fade décroissait, ils décidèrent de s'arrêter au creux d'un imposant roc érodé par le temps et le vent. Ils établirent leur campement avant la tombée de la nuit. Sol proposa d'allumer un feu magique. Cela les arrangeaient, ils pourraient économiser leurs provisions de bois. Le mage posa ses paumes contre le sol, puis releva lentement les mains en dessinant de petites spirales dans l'air. Des flammes bleutées apparurent entre ses doigts. Toujours avec une grande application, il façonna le feu avec ses main et y donna un petit coup sec. Les flammes bleues s'élevèrent de quelques centimètres dans les airs en crépitant. Emilia regardait son maître faire avec beaucoup d'admiration.

— Je suis encore loin de contrôler la magie du feu aussi bien que vous Maître, dit-elle.

— C'est la plus délicate de toutes, lui répondit Sol. Le but est de lui laisser assez d'espace pour se dilater mais pas assez pour t'exploser entre les mains. La pyromancie est avant tout une question d'équilibre et d'habileté. Maître Fa s'est entraîné pendant plusieurs année avant d'invoquer son premier mur de flamme, au grand dam de Maître Do qui avait oublié de faire ignifuger les tapisseries...

Anton, qui épluchait des pommes de terre au coin du feu, laissa échapper un petit sourire. Il aimait la compagnie des mages, ils arrivaient à vous faire oublier la plupart de vos problèmes tellement les leurs semblaient compliqués.

Elio, qui était partit inspecter les alentours, revint avec une étrange chose entre les mains.

— Eh ! Regardez ce que j'ai trouvé, lança-t-il.

Orm et Jambar, occupés à faire le décompte de leurs vivres, les rejoignirent devant le feu de camp.

Elio semblait avoir du mal à empêcher ce qu'il tenait à deux mains de s'échapper. C'était un petit animal à en juger par la fourrure brune de ses oreilles de chat...et sa tête de poisson.

— Oh mais c'est une chimère ! Emilia était aux anges. Chevalier ? Pourrais-je vous l'emprunter pour la voir de plus près ?

Elio, plutôt content de l'intérêt que suscitait sa découverte, tendit les mains vers la jeune magicienne.

— Faîtes attention, c'est comme essayer de tenir un rat, dit-il.

— Pas d'inquiétude, dit-elle avec malice.

Au moment où elle ouvrait les mains, l'air parut plus dense autour de la petite créature, comme lorsque l'on fixe l'horizon par temps chaud. La "chimère" gravita juste en face du visage d'Emilia.

— Vraiment étonnant, murmura-t-elle. Je ne remarque aucune marque de fusion par magie alors que trois animaux ont l'air d'avoir été assemblés. Je dirais un chat, une souris grise et...une truite. Mais cela voudrait dire que cet individu est né naturellement...

Sol scrutait lui aussi la créature devant les mines perplexes des quatre aventuriers.

— Étant donné l'endroit où nous nous trouvons, croiser une chimère qui n'est pas directement le fruit de la magie ne me surprends guère...Notre cher Seigneur Noir a dû s'amuser pendant trois cent ans, dit-il soucieux.

— Je ne pense pas que ça soit comestible, rajouta Orm en plissant les yeux sur l'étrange patchwork animalier. Mais ce n'est pas le genre de monstre qui m'effraie, j'avais déjà vue des chimères...dans du formol. Les sorciers ont de drôles de lubies mais au moins ils brûlent bien, il ricana.

— Je ne rirais pas si j'étais vous, fit Sol. Imaginez ce que cet être malsain a pu créer durant tout ce temps...

— Ça dépend, répliqua le barbare, ça marche avec des humains ?

Sol et Emilia le regardèrent avec des yeux ronds comme des soucoupes.

— En théorie oui, répondit le mage paniqué. Mais au-delà du caractère ignoble de la chose, il faudrait un cobaye assez inconscient pour tenter l'expérience !

— Ça tombe bien, il a mis à sac les villes de l'Empire Tragentopolien. Il a pas dût manquer de cobayes, volontaires ou non...

— Par les arcanes, Emilia était affolée, je ne veux pas y penser...

— Il serait peut être utile de s'en soucier justement ! Parce que j'ai pas répertorié les hommes truites dans mon bestiaire moi, ironisa Orm.

— Tu as raison Orm, ajouta Jambar. Et je peux vous garantir que le troll que nous avons rencontré aujourd'hui n'était qu'un petit avant-goût de ce qu'Il a bien pu laisser sur le chemin de son domaine. Nous devons rester extrêmement prudent. De plus, il est plus que probable que nous soyons amenés à traverser d'anciennes cités, qui sait ce qui peut nous y attendre ? Mais pour l'heure il serait judicieux de se reposer, nous n'en sommes qu'au début de notre voyage. Je prends le premier tour de garde, qui veille avec moi ? Comme nous sommes plus nombreux, autant mettre cela à profit, nous monterons la garde deux par deux.

Il tournait et retournait la petite pierre grise, cachée dans les replis sa veste.

— Ne vous en faites pas, lança Orm aux mages. Tant que vous restez près de nous et que vous assurez nos arrière, il ne vous arrivera rien de grave.

La nuit se déroula sans accroc. Les binômes furent distribués : Elio avec Jambar, Orm avec Sol et Anton avec Emilia.

— À dans une heure les gars, dormez bien !

Le chevalier grimpa sur l'aplomb rocheux et rejoignit Jambar, déjà occupé à scruter l'horizon. Alors qu'il allait rejoindre leur employeur, un détail le frappa. Une extrémité du foulard s'était détachée. Était-ce dû aux secousses lors de leur rencontre avec le troll ou était-ce une simple négligence de Jambar ? Elio remarqua également qu'une touffe de cheveux dépassait, blanche. Non pas les cheveux blancs d'un vieillard, eux étaient presque transparents, spectral... Mais Elio dû écarter les questions qui se bousculaient dans sa tête, Jambar s'était retourné vers lui.

— Et bien tu montes ou je dois t'aider ? Des plis apparurent sur son visage de tissus, il souriait.

— Pardon mais, contrairement à toi, je porte une armure et je suis loin d'être aussi agile que toi.

Une piètre excuse, il ne portait que le bas de son armure de plaque. Tant pis.

— Au fait, dit-il, nonchalant. Tu as une bandelette qui se fait la malle.

Jambar porta immédiatement la main à sa nuque. Mais il ne cilla pas.

— Oh. Merci Elio. Il remit son écharpe en place.

— Tu es un peu comme Orm avec son équipement, tu ne le quitte jamais.

Elio voulait en savoir plus. Une voix étouffée leur parvint d'en dessous.

— Mon équipement il te dit merde !

— Tu ferais mieux de dormir ! Répondit Elio. Je te rappelle que tu as le prochain quart.

Il reporta son attention sur Jambar, ce dernier ne l'avait pas quitté des yeux. Cela gêna le chevalier, il avait du mal à supporter le regard métallique de leur employeur.

— Il se trouve que je l'enlève de temps en temps...Jambar était très calme, il ne semblait même pas surpris ou vexé. Pour le laver déjà, question d'hygiène et de confort, je ne tiens pas à partir en mission avec un renard mort autour de la tête...

La logique de la chose frappa Elio comme un sac de sable. Mais ça ne lui disait pas exactement ce qu'il voulait savoir. Jambar continua :

— Et puis, bien sûr, en privé. Quand je me retrouve seul ou bien en présence de quelqu'un que j'apprécie beaucoup...

Sa voix prit un ton songeur et cela piqua l'intérêt d'Elio.

— Il y aurais une madame Jambar ?

Son interlocuteur toussota légèrement, apparemment gêné, mais il répondit.

— À vrai dire il y en a eu plusieurs. Il faut dire que mon travail pour le Roi Trodrïn me conduit parfois à...enquêter, sur certaines personnes. Des dames par exemple...Et jouer le rôle de l'étranger mystérieux peut facilement ouvrir certaines p...

— J'avais compris ! coupa Elio encore plus mal à l'aise.

Soit la conversation lui échappait totalement, soit Jambar n'était vraiment pas le genre de personnage qu'Elio avait imaginé. Ils attendirent la fin de leur tour de garde en scrutant le paysage. Les étranges champignons brillaient maintenant d'une légère lumière violette, ce qui donnait un drôle d'aspect au désert de poussière grise. Sous son foulard, Jambar souriait toujours. Il avait toujours été bon pour baratiner.

Ce fut au tour de Orm et Sol de veiller sur le campement. Ils se postèrent sur le rocher. Orm n'était pas très causant, trop occupé à surveiller les alentours. Le barbare était tendu, prêt à entrer en action au moindre mouvement dans la pénombre qui entourait leur campement. Ce mutisme pesait un peu sur Sol, il entama la conversation :

— Excusez-moi, mais vous ne vous êtes pas vraiment présenté...Vous êtes Orm c'est cela ?

L'autre lui répondit par un grognement approbateur, toujours attentif à leur environnement.

— Pourquoi votre compagnon au visage masqué n'a pas l'air de nous apprécier ? Si ça vous gêne de répondre...

— Du tout, Orm soupira. Jambar est notre commanditaire, c'est un gars sympathique mais je ne pense pas que ça lui plaise de vous avoir dans nos pattes vue que vous n'étiez pas prévus au programme. En tout cas il n'aime pas votre ordre...il faut dire que vous avez une drôle de réputation.

Sol fut piqué au vif.

— Je ne vois pas de quoi vous parlez, dit-il. La Guilde du Clair-Obscur cherche le savoir et la compréhension par l'étude de la magie ! N'est-ce pas une cause louable ?

— J'ai pas dit le contraire, rétorqua Orm. Mais l'ennui, c'est que vous ne partagez pas beaucoup vos recherches. La plupart des gens ne savent même pas où se trouve votre siège alors qu'il est juste sous leur nez à Centrallion et vous n'êtes pas très nombreux. Il y a de quoi alimenter des rumeurs !

— Attendez...vous savez où se trouve la Guilde ? Sol fronça ses épais sourcils.

— On a déjà fait affaire votre ordre et moi. Vous aviez besoin d'écailles de dragon pour vos études. Ça m'avait bien fait rire, me payer une fortune pour un travail aussi simple ...Vous m'aviez payé du bon temps sur ce coup-là.

— Vous parlez de ça comme si récupérer des écailles de dragon était facile ! Ce sont des créatures extrêmement dangereuses et intelligentes !

— Si vous étiez un aventurier et pas un mage qui a tout appris dans des bouquins, vous sauriez un truc important sur les dragons : la politesse. C'est sûr que si vous pénétrez par effraction dans sa grotte pour lui voler ses écailles, il ne va pas vous accueillir à pattes ouvertes ! Il suffit de s'annoncer et de demander gentiment. Vous l'avez dit : les dragons sont intelligents. C'est quand même plus agréable de traiter avec une personne aimable qu'avec un vandale qui fout le boxon dans votre maison et qui, en plus, veut vous buter pour le simple fait que vous existiez.

— Je ne voyais pas vraiment le travail d'un aventurier comme cela, Sol semblait complètement perdu.

— L'expérience ! Fit Orm. Il n'y a que ça de vrai. C'est le même principe avec Jambar, il faut que vous appreniez à vous connaître et tout ira bien.

— C'est qu'il n'a pas l'air très ouvert, dit Sol en croisant les bras et puis il ne m'inspire pas confiance...

— Parce que moi, je vous inspire confiance ?

Orm entoura les épaules de Sol avec son énorme bras, tous muscles tendus et lui décocha un sourire carnassier à faire pâlir une pierre.

— Ce...Sol tremblait légèrement. Ce n'est pas exactement pareil, je...Arrêtez de me regarder comme si vous alliez m'égorger s'il vous plais...Merci. Je veux dire qu'il y a quelque chose d'étrange avec votre employeur.

— Rien de bien étonnant sur ce point. Même si c'est la première fois qu'un commanditaire tient à faire partie du voyage. D'habitude, on termine le boulot, on facture les frais supplémentaires comme l'équipement perdu ou cassé en cour d'aventure. Cela arrive plus souvent qu'on ne le crois, Orm prit un ton évasif. Après, il y a les exceptions comme les Seigneurs Noirs par exemple. Là c'est minimum mille centrians d'or, surtout ces temps-ci où ils se font rares. Les commandes peuvent venir de n'importe où : un village de paysan qui en a assez de retrouver la moitié de son cimetière vidé de ses occupants, un petit seigneur qui ne supporte plus que l'âme maudite de son trisaïeul lui demande toutes les nuits de la venger ou encore, et ce sont les plus nombreux, les gars mystérieux qui vous invitent à la taverne et qui cachent souvent leur vrai but.

— Et Jambar fait partie de cette dernière catégorie n'est-ce pas ?

— Tout juste ! Alors je sais pertinemment qu'il y a anguille sous roche et vue le morceau qu'on doit se taper pour cette quête, je vous garantis qu'il va y avoir du sport. Orm se pencha très prêt de Sol avec son fameux sourire. Et j'adores ça !

Enfin, ce furent à Anton et Emilia de surveiller le groupe. Une fois postés en hauteur, le mercenaire remarqua que la jeune femme avait du mal à rester éveillée. Il lui tapota l'épaule.

— Eh ! Tu as l'air crevée, si tu veux tu peux retourner dormir. Ça ne me gênerait pas de monter la garde seul.

Emilia se frotta les yeux.

— Non ça va, dit-elle. Mais merci. C'est juste que...je n'ai pas l'habitude de partir à l'aventure, ni d'être attaquée par un troll.

— C'est normal, la première fois ça fait toujours un choc.

— Une fois, je me souviens, j'ai failli me faire éventrer par une licorne...la pire étude de ma vie.

— Des saloperie ces bêtes-là, Anton se gratta la barbe. Peu de gens se doutent de ce à quoi sert réellement leur corne...Et comment ça s'est finit ?

— Maître Sol était là et il a stoppé net le monstre avec une entrave, elle avait repris son ton joyeux.

— Vous avez l'air proche ton maître et toi.

— Je lui dois tout, ses yeux noisette se tintèrent de mélancolie. C'est lui qui m'a pris sous son aile lorsque j'ai quitté ma famille pour devenir magicienne et m'a appris à contrôler mes pouvoirs. Il est la personne la plus sage que j'ai jamais rencontrée et c'est un professeur de génie doublé d'un géomancien hors pair.

— Je te comprends, Anton sortit son médaillon, moi aussi j'ai connu quelqu'un de semblable.

Emilia remarqua comme une petite étincelle dans les yeux du guerrier. Il ouvrit le médaillon et la flamme magique y apparut. Elle était verte et émettait un sifflement aiguë. Les yeux d'Anton se durcirent immédiatement. En un instant, il était sur pieds et avait dégainé son énorme épée, les runes sur la lame de Faucheuse palpitaient. Anton regardait en tous sens.

— Que se passe-t-il ? Emilia était inquiète.

En dessous les autres s'agitèrent, Sol fut le premier à parler.

— Il y a quelque chose, tout autour. C'est de la magie noire !

— J'étais sûr que quelque chose clochait, Orm avait sa hache à double tranchant à la main. On nous observait !

Le feu de camp magique avait lui aussi viré au vert, jetant une lueur macabre autour des aventuriers. L'air était épais comme du goudron, une odeur de pourriture monta de l'obscurité, l'atmosphère se fit de plus en plus malsaine et la température chuta brusquement. Quelque chose de profondément maléfique les attendait, tapis dans l'ombre. Des raclements et des cliquetis retentirent. Ils étaient cernés.

Personne ne bougea, attendant le moment où l'enfer allait se déchaîner.

Anton tourna la tête vers Emilia, elle tremblait de peur. Il crut discerner un mouvement dans l'obscurité morbide qui les entouraient mais peut-être n'était-ce que son imagination, cela n'avait duré qu'un instant comme si quelque chose avait...

— Emilia, baisse toi ! Hurla Anton.

En bas, Jambar murmura :

— Les ombres...