XVI. Fuir ou faire face ?

Par Jibdvx

Le vent souffla sur Pentapolis. Un souffle glacé qui rasa les murs des maisons désertes, fureta entre les ruelles, gratta chaque fissure à la recherche du moindre bout de chair où planter ses dents acérées. Une rumeur l'accompagnait. Un concert de cliquetis semblables à un millier de griffes crissant sur les pavés recouverts de poussière grise.

La cité s'éveilla.

Les portes de l'ancien temple s'ouvrirent avec fracas. Ses lourds battants vinrent frapper les murs de pierre dans un bruit assourdissant. Un nuage de poussière s'échappa par l'ouverture, très vite suivi par six silhouettes filant vers les escaliers.

— Putain de ville fantôme à la con !

Orm, pesta en prenant ses jambes à son cou après avoir enfoncé la porte d'un coup de pied. Jambar le dépassa et commençait déjà à descendre les innombrables marches. Ce dernier jeta un coup d'œil en arrière et cria à ses compagnons :

— Au Carrosse ! Il faut partir tout de suite !

Anton passa lui aussi en trombe devant le barbare, Faucheuse bringuebalant dans son fourreau et Emilia sur son dos.

— Je veuEUX rentrEr à laA GuiIlde ! s'exclama-t-elle quand le mercenaire s’engagea à son tour dans l'escalier.

Sol les talonnait, les mains serrées sur sa besace comme s'il s'agissait d'un bébé. Dans sa course, il manqua de s'empêtrer les pieds dans sa robe et de glisser sur les dalles lissées par le vent. Le vieil homme tituba et retrouva l'équilibre avant de dévaler les marches.

— Elio, grouilles toi ! tempêta Orm en empoignant l'un des immenses battants de métal.

Un bruit de casseroles qui s'entrechoquent répondit au colosse et le chevalier, engoncé dans son armure de plaque, ne tarda pas à passer la porte à son tour. Le barbare poussa un grognement bestial et rabattit le battant de toutes ses forces dès que le jeune homme eut franchi le chambranle. Le chevalier stoppa sa course et posa un pied dans la descente. Un bruit de tonnerre mêlé à un concert effroyable de craquements ébranla tout l'édifice lorsque l'immense ventail vint se fracasser contre un amas grouillant de bras et de jambes noirâtres se pressant hors du temple.

— Qu'est-ce que t'attends ? lança le barbare en se précipitant vers Elio. On se casse !

— Il n'est pas dans les habitudes d'un chevalier de fuir face à l'ennemi ! rétorqua l'autre en emboîtant le pas du colosse. Et puis je n'allais quand même pas te laisser seul derrière !

Ils dévalèrent les marches en peinant sous le poids de leur équipement, surtout Elio qui manqua à plusieurs reprises de finir le trajet sur la tête. Derrière eux, des crissements et des cris inarticulés se précipitaient à leur suite. Les Ombres gagnaient du terrain sur eux, se pressant tellement à leur poursuite que certaines tombaient dans le vide, poussées par leurs congénères et s'écrasaient en bas dans un râle inhumain. Orm aperçut d'autres nuées de créatures maudites dans les rues en contrebas. Toutes convergeaient dans leur direction.

— Va falloir la jouer serrée, dit Orm en sautant deux marches.

— Regarde au bout de l'avenue centrale !

Elio avait adopté une démarche en canard pour ne pas tomber. Il pointa du menton droit devant eux. Un immense nuage progressait à une vitesse prodigieuse, encore plus rapide que les hordes d'Ombres. Plus étonnant encore, la lumière semblait comme diminuer en son centre pour ne laisser place qu'à une obscurité froide.

Jambar était déjà en bas. Il se rua vers le Carrosse et prit sa place de conducteur. Le commanditaire appuya sur plusieurs boutons et tira une manivelle. Le véhicule gronda et se mit en marche en glougloutant. Anton arriva à son tour en soufflant comme un bœuf, la jeune magicienne toujours posée sur son dos. Il l'aida à descendre, puis Emilia s'installa en vitesse à l'arrière. Le mercenaire se campa devant l'une des portières et dégaina Faucheuse, faisant face au nuage chargé d'obscurité qui fonçait toujours dans leur direction.

— Qu'est-ce que c'est que ça encore ?... demanda-t-il pour lui-même.

— Aucune idée ! lança Jambar. Mais il faut qu'on parte maintenant !

Sol entra en trombe à son tour. Il s'assura de n'avoir perdu aucun parchemin sur la route, rassura Emilia d'un sourire légèrement rigide et porta son attention sur le nuage. Il fronça ses épais sourcils, la même expression qu'il avait eu à l'entrée du temple se dessina de nouveau sur son visage.

— Je n'arrive pas à identifier cette magie maître, se lamenta Emilia.

— De la rage... sourde et destructrice, répondit brièvement le mage. Je vais essayer de l'arrêter.

Le géomancien joignit ses mains en fermant les yeux. Une lueur orangée irradia de ses paumes, une goutte de sueur perla le long de sa tempe grisonnante. Sol rouvrit subitement les yeux et tendit ses mains en direction du nuage. Un tremblement titanesque parcourut les pavés sous eux. Dans une gerbe de poussière, un mur de terre haut d'une dizaine de mètres jaillit du sol juste en face du nuage. L'écho assourdissant d'un choc d'une violence inouïe se réverbéra sur les murs des habitations antiques. Quelques tuiles tombèrent du haut des toits et la façade déjà branlante d'une maison s'effondra, soulevant un nuage de poussière grise et ocre. Un deuxième choc, beaucoup moins impressionnant et plus métallique se fit entendre à quelques mètres derrière le Carrosse.

— Et m...fichtre !

Elio avait raté la dernière marche et venait de s'étaler de tout son long sur les pavés. Il se releva péniblement et grimpa dans le véhicule à la suite de Orm qui se posta à côté de Jambar.

— En avant ! cria Anton en prenant place.

Le Carrosse partit à toute allure. Esquivant de peu le raz-de-marée des créatures qui s'agglutinèrent au bas des marches en une masse crachante et désordonnée.

— Plus qu'à trouver un moyen de sortir de cette cité maudite ! s'exclama Sol.

— Je m'y emploi. Gardez un œil à l'arrière que je puisse me concentrer.

Comme pour lui répondre, le mur dans leur dos vola en éclat après un autre impact incroyablement puissant. Des blocs de pierre volèrent en tous sens et s'écrasèrent un peu partout, détruisant plusieurs toitures et façades sur leur chemin. Un rocher les frôla et manqua d'arracher la portière de Orm qui recula sur son siège et jeta un regard à Jambar. Les yeux argentés de l'homme au foulard ne cillaient pas, rivés sur la route. Il tourna violemment le guidon lorsqu'une ruelle sur leur gauche vomit une nouvelle horde d'Ombres. Heureusement pour eux, le tracé rectiligne de la cité facilitait le trajet, car s'il avait s'agit d'un entrelacs de rues et d'avenues, leur fuite aurait été de courte durée. La brume poussiéreuse s'était à nouveau lancée à leur poursuite après avoir réduit le mur en miettes. Elle était maintenant assez près d'eux pour qu'ils entendent des coups répétés sur le sol derrière eux, comme la course effrénée de pas incroyablement lourds.

— Quelle est cette chose maître ? Emilia regardait la brume, les yeux exorbités.

— Peu importe ce que c'est, dit Elio. Et je ne tiens pas à ce qu'elle nous rattrape pour le savoir !

Brusquement, une Ombre tomba d'un toit et se réceptionna sur le Carrosse en braillant. Elle s'accrocha en griffant le métal et passa un bras décharné par l'ouverture où se trouvait Anton. Le mercenaire agrippa le poignet osseux de la créature maudite et tira violemment vers le bas, projetant le monstre comme s'il avait s'agit d'une poupée de chiffon. Jambar donna un nouveau coup de volant, les faisant bifurquer sur la droite par une allée de terre battue. Les débris de poteries jonchant le sol et des étals de bois pourrissants faisaient penser à une ancienne rue commerçante. Le Carrosse avait tout juste assez de place pour avancer à vive allure, ses roues dérapant et cahotant sur les tessons de terre cuite et les nids de poule. Ils entendaient toujours la course inexorable de l'abomination sur leurs talons et plusieurs étales se fracassèrent à son passage, faisant voler des copeaux de bois et de plâtre. Ils tournèrent de nouveau à un angle.

— Sol ! Droit devant !

Jambar invectiva le mage. Une bâtisse s'était effondrée une cinquantaine de mètres devant eux et une montagne de gravats leur barrait la route.

— Emilia, je vais avoir besoin de toi, dit le vieil homme. À mon signal...

L'apprenti posa ses mains tremblantes sur ses genoux et ferma les yeux. Sol fit jouer ses doigts en direction du monticule. Les plus grosses pierres s'élevèrent dans les airs, suivies des graviers qui formèrent un serpentin ocre à la verticale.

— ... Maintenant !

La jeune fille rouvrit les yeux, chaque muscle de son visage tendu par une concentration intense. L'air sembla changer de consistance, un bourdonnement monta aux oreilles des aventuriers et ils sentirent une vibration intense se propager sur tout le véhicule pour être projetée en avant. Juste à l'instant où ils allaient heurter ce qu'il restait du monticule, celui-ci fut repousser sur les bords de l'allée, comme des portes s'ouvrant à leur passage.

— Classe... lâcha Orm, impressionné.

Les débris retombèrent dès qu'ils les eurent dépassés obstruant de nouveau la route, mais il y avait peu de chances que la brume noire soit ne serait-ce que ralentie. Justement, ils n'entendirent plus le martèlement des pas monstrueux et elle ne semblait pas avoir pris le tournant comme eux. Seules demeuraient les stridulations des Ombres tout autour d'eux.

— Vous croyez qu'on l'a semé ? hasarda Elio.

— J'en doute fort, répondit Anton. Cette saloperie a l'air du genre tenace.

Ils ressortirent sur une artère plus large, de nouveau pavée. Le Carrosse commençait à crachoter et une pierre orange s'alluma devant Jambar. Orm leva un épais sourcil et déclara :

— Je pense pas que ça soit un très bon signe ça... si ?

— C'est un véhicule prévu pour les voyages d'agrément... Je ne crois pas que Tim l'ait conçu en prévision d'une course poursuite avec une brume démoniaque, répondit Jambar.

— Je sens une accumulation de magie à l'avant... fit Sol, inquiet.

— On ne peut pas se permettre de s'arrêter pour l'instant, déclara fermement Anton. Jambar, allons-nous bientôt sortir de cette foutue ville ?

— Je nous ai fait couper par le quartier des artisans, on est plus très loin de la porte ouest, les yeux du commanditaire s'assombrirent. Mais il va falloir traverser la place du grand marché.

Ils passèrent une arcade recouverte de mosaïques et débouchèrent sur une immense place. Des rangés d'étalages délabrés s'étalaient sur plusieurs centaines de mètres, une impressionnante porte en voûte brisée s'élevait au bout de la place sur leur gauche, ses immenses battants de bois renforcés d'acier avaient été enfoncés et l'un d'eux s'était abattu au sol. Jambar dirigea le Carrosse dans cette direction en slalomant entre les restes des pavillons de marchandises.

— Sur la droite ! les avertit Elio.

Les Ombres s'étaient massées à l'autre extrémité de la place et se déversaient par centaines au milieu des étals.

— Plus qu'à espérer qu'ils ne nous suivent pas hors de la ville, grinça Jambar en maintenant l'allure.

Le Carrosse crachait et toussait, parfois parcouru de soubresauts. Ils n'étaient plus qu'à une centaine de mètres de la sortie.

Anton serra les dents, une silhouette nimbée d'obscurité apparue dans l'embrasure de la porte. Ses contours se dessinaient petit à petit. Un homme apparut dans la brume. D'une taille impressionnante, il devait bien dépasser Orm de plusieurs têtes, une armure lourde recouvrait tout son corps. Forgée dans un étrange métal noir aux reflets irisés. Tout dans sa forme et sa conception évoquait la brutalité. Ses énormes épaulières formaient deux crânes humains, des pointes acérées ornaient les phalanges de ses gantelets ainsi que ses genouillères et la gueule béante d'un dragon était gravé sur son plastron démesuré. Il tenait une énorme masse d'armes dont l'extrémité représentait quatre visages grimaçants. L'homme releva sa tête encore dans les ombres et darda un regard surnaturel sur les aventuriers. Son heaume décoré d'écailles métalliques était ouvert, laissant voir ses yeux inhumains. Ses pupilles étaient étirées comme celles d'un reptile et ses iris rougeoyaient d'une lueur malveillante. Il leva sa masse au-dessus de sa tête, comme pour frapper. Mais lorsqu'il abaissa son bras, très lentement, il ne fit que pointer son arme dans leur direction alors qu'ils lui fonçaient dessus à toute vitesse. Il ne les quittait pas des yeux, sans broncher.

— Jambar, fit calmement Anton. Arrête le Carrosse.

— Quoi ? s'exclamèrent les autres.

— Faites-moi confiance. On a nul part où aller.

En effet, les Ombres avaient encerclé la place. Cependant, elles formaient presque un cercle parfait, comme si elles n'osaient pas approcher du géant en armure. Jambar avisa la situation, jeta un regard pénétrant au mercenaire qui ressentit de nouveau la piqûre de ses yeux gris à l'intérieur de son crâne et le véhicule s'arrêta.

— J'espère que tu sais ce que tu fais, dit Jambar en posant sa main gantée sur l'épaule d'Anton.

— On va le savoir tout de suite, assura l'ancien commandant.

Orm grogna.

— Vu le mauvais goût flagrant en matière d'équipement, je tablerait sur une espèce de guerrier maudit...

— Ce n'est pas une malédiction ou un enchantement comme pour les Ombres, dit Sol en fronçant les sourcils. C'est la même impression que pour les banshees tout à l'heure... en beaucoup plus puissant.

Comme pour illustrer les paroles du mage, le mastodonte avança dans leur direction, chacun de ses pas était entouré d'obscurités si bien qu'il était difficile de voir s'il marchait ou flottait au-dessus du sol. Il s'arrêta à mi-distance entre lui et le Carrosse et parla d'une voix horriblement grinçante et caverneuse en découvrant deux rangés de dents taillées en pointes.

— Ahem... J'ai rien compris à ce qu'il vient de dire, commenta Elio

Les aventurier s'entre-regardèrent à l'exception de Jambar qui eut une drôle d'expression.

— Quand on y pense, c'est normal qu'il ne parle pas notre langue, fit remarquer Elio.

— C'est du tragentopolien non, messire Jambar ? demanda Emilia. Vous avez compris ce qu'il veut de nous ?

L'autre sembla s'agacer et il commença à grincer des dents en jouant de ses doigts sur la poignée de sa masse.

— Pas la peine de traduire, j'ai compris.

Sans dire un mot, Anton sortit du véhicule. Le géant s'apaisa et un large sourire s'étendit sur son visage. Il alla se placer un peu plus loin et se tourna vers la masse grouillante des Ombres tout autour d'eux puis il poussa un cri de guerre tonitruant en levant bien haut sa masse. Une vague de cris stridents lui répondit.

— Un duel... ça faisait longtemps, dit Anton en dégainant Faucheuse.

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Isapass
Posté le 15/06/2021
Même la course-poursuite, tu la gères bien. Y a pas à dire, l'action, c'est vraiment ton élément :)
Souvent, dans les scènes d'action, il y a un petit passage où on arrive moins bien à se représenter les lieux ou les mouvements des personnages, mais toi c'est toujours clair. Je suis épatée !
Mais pourquoi cet énorme machin veut un duel ? Alors que si j'ai bien compris, il aurait pu leur abattre sa masse d'arme dessus pour les stopper tous ou presque ? Enfin tant mieux pour nous : on va voir Anton à l'œuvre encore une fois !
J'ai trouvé la description du géant peut-être un tout petit peu longue. Ca fait une rupture de rythme un peu abrupte par rapport à la rapidité de la poursuite juste avant.
Sinon j'ai adoré la descente des escaliers, qui finit en beauté avec Elio qui se ramasse lamentablement (mais c'est sûr que les armures de plates, comme vêtements de sport, c'est pas ce qu'on fait de mieux XD)
Cathie
Posté le 15/01/2020
Le rythme est soutenu, les péripéties s'enchainent, on lit avec plaisir, et on n'a pas envie de s'arrêter. Quant aux héros à l'humour indefectible, on en redemande.
Celui au sujet duquel j'aimerais en savoir plus, c'est Jambar, que j'ai cru être le personnage principale, mais je ne sais plus .
As-tu un personnage principale ?
Jibdvx
Posté le 17/01/2020
Merci beaucoup pour ton commentaire et ton enthousiasme ! Pour répondre à ta question, le coeur de l'histoire est en effet basée sur Jambar et sa quête mais chaque personnage de la troupe est important. J'essaie de donner son petit moment de gloire à chacun pour qu'aucun ne sois mis en retrait et ne créé un "vide" dans le groupe.
Flammy
Posté le 03/11/2019
Coucou !

J'ai beaucoup aimé la description de début de chapitre ^^ Bon, en général, j'aime bien toutes tes descriptions, mais je ne sais pas, celle-la m'a particulièrement marquée.

J'aime bien le sens de la stratégie en mode "courage, fuyons !" qui est tellement logique vu les circonstances ='D Ils auraient du mal à survivre sinon, et je trouve que c'est bien rendu, surtout dans les escaliers où chacun à ses petits soucis pour fuir le plus rapidement possible.

Et la description du méchant final, j'étais là en mode "Oh, on dirait une armure de WoW !" et Orm qui m'achève en parlant du mauvais goût xD J'ai bien aimé le décalage avec la menace qu'il représente. Et bon courage à Antton pour lui taper dessus ='D

Juste une remarque : "L'apprenti posa ses mains tremblantes " apprentie

Bon courage pour la suite ! Pluchouille zoubouille !
Jibdvx
Posté le 04/11/2019
Merci beaucoup ! C'est vrai qu'en relisant mes différents chapitres je me rends compte que je m'applique plus sur l'écriture à partir de là. Faudra que je rééquilibre tout ça.
Concernant l'armure du méchant tu as tout juste ! Elle est basée sur l'armure d'Arthas en roi liche XD
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