YABOMB

Cela faisait plusieurs heures que les trois fugitifs n’avaient pas dormi. Depuis leur levé nocturne, ils n’avaient fait que marcher, voulant mettre le plus de distance possible entre eux et le village. Ils estimaient que quelques personnes allaient les rechercher. Ainsi, ils s’éloignaient des routes fréquentées pour passer à travers champs ou par des chemins de campagne. Être repérés puis ramenés à la maison comme s’ils avaient une volonté aussi faible qu’une brise, c’était bien la dernière chose qu’ils désiraient. 

La carte d’Adélaïde leur était très utile sur ce point. La précision du papier leur permettait de ne pas se perdre. Hermance comprit enfin l’attrait qu’elle avait eu la veille pour ce parchemin. Sa vexation lui passa vite, mais elle eut un peu de rancœur contre sa sœur d’avoir autant manigancé son escapade, incluant même Mme Soline. Cependant, il y avait un certain risque. En effet, Adélaïde avait exposé son plan, assez rudimentaire, à son frère et sa sœur. Elle avait affirmé que pour aider Sauteras, arriver à Haliarte, la capitale, était indispensable. Néanmoins, en prenant en compte la direction des Boétiens, il fallait se diriger vers le sud, et non vers l’ouest. Ils ne pouvaient suivre leurs traces - eux qui avaient circulé sur les routes principales -, ni les rattraper, en comparant la vitesse des chevaux à un homme à pied. Mais la cadette espérait trouver des signes de vie de sa mère, en empruntant plus ou moins la même direction.

Ils s’imaginaient trouver un soir un camp établi au milieu d’un pré, Victoire attachée, et eux la délivrant la nuit tombée. Bien entendu, ce scénario n’était réel que dans leur tête, et l’espoir que les choses se déroulent ainsi semblait minime. Il fallait pourtant avoir un but, et le leur se maintenait au plan d’Adélaïde. L’esprit moins aventureux et imaginatif qu’elle, il la laissait décider, suivant docilement.

Il était désormais midi, et prendre du repos s’imposait. Après un déjeuner frugal, Adélaïde et Ephrem fermèrent leurs yeux, tandis qu’Hermance restait éveillée. Aucune obligation sur ce point, peu d’attaques étaient à redouter en plein jour, dans un lieu aussi isolé. Mais elle craignait de perdre un temps précieux si tous s’endormaient. En demeurant consciente, elle gardait la notion des heures, et pouvait ainsi se repérer. La fatigue était encore supportable en ce premier jour de marche, et Hermance put reprendre tranquillement lorsque son frère et sa sœur furent assez reposés. Il y avait quelques difficultés malgré tout, dans ce paysage montagneux. La région Bounaise offrait effectivement des pentes ardues, des coteaux rocailleux et de nombreuses forêts. Leur avancée s’en trouvait un peu ralentie, mais à l’ombre des arbres, les enfants se protégeaient de la chaleur. Ils devaient sortir de ces reliefs dès le lendemain, au crépuscule, et espéraient alors être préserver des chutes si leur corps n’avait plus la force de les porter. Tous trois étaient conscients qu’au bout d’une petite semaine, leur organisme ne pourrait plus être aussi résistant. Il était donc heureux de quitter cette région tant que les vivres ne manquaient pas, et que tous pouvaient supporter le dur trajet.

- Pourrons-nous rencontrer des villages par ici ? demanda Ephrem.

- Mais non voyons ! Comment pourraient-ils se trouver en pleine forêt ? Nous sommes bien trop éloignés des routes, et la carte n’en indique pas, répondit Adélaïde. 

Revigorés par leur sieste, ils avançaient bon train, malgré quelques plantes sauvages se dressant sur leur passage. Leur réserve d’eau commençait à s’amenuir, et ils se devaient de faire un détour pour rejoindre le fleuve. Ils s’écartaient un peu de la direction des Boétiens, mais ils ne pouvaient se permettre de pénétrer dans le désert d’Eremos affaiblis. Après quelques minutes de marche, majoritairement en pente, ils entendirent le bruit d’une source. Bruit si doux qui réconforte les voyageurs fatigués ! Les enfants atteignirent difficilement le fleuve, entre les éboulis et la terre poussiéreuse. Rendus sur la berge, ils remplirent leurs outres de l’eau de la Potame. Tous trois s’inquiétaient intérieurement de la petitesse de leurs récipients, mais ne voulaient surtout pas prononcer de paroles négatives si tôt. Pour la traversée d’un désert, cela semblait en effet plutôt restreint… Transpirants malgré l’ombre, ils plongèrent allègrement leur tête dans l’eau fraîche. Soudainement, Ephrem se releva, intrigué.

- Adélaïde, tu es sûre qu’aucun village n’est indiqué sur la carte ?

- Absolument, ce serait remarquable autrement.

- Ah, bon. Et tu crois qu’en forêt c’est vraiment impossible ?

- Oui. Pourquoi tu me poses encore toutes ces questions ?

Hermance, qui s’était assise au bord du fleuve, souriait doucement en comprenant où son frère voulait en venir.

- Parce que, il me semble qu’en face de nous, juste un peu plus loin, il y a quelques maisons…

Adélaïde se releva subitement à son tour, surprise. Elle regarda dans la direction qu’Ephrem lui indiquait, et vit, elle aussi, les bâtisses se dressant de l’autre côté de la rive. La jeune fille examina de nouveau sa carte, qu’elle connaissait pourtant presque par cœur à présent, mais ne trouva toujours aucun village. Elle qui se passionnait pour le parchemin ne pouvait concevoir qu’une erreur s’y soit glissée.

- Vous seriez d’accord pour jeter un coup d’œil ?

Les autres acquiescèrent, légèrement réjouis de voir l’assurance de leur sœur un peu ébranlée.

 - Je ne sais pas si c’est profond… Si oui, nous ne pouvons pas vraiment nous permettre de faire le tour, nous perdrions trop de temps.

- Je vais voir, proposa Ephrem. Je suis bon nageur et de tout façon le courant ne m’a pas l’air trop fort.

- Sois prudent tout de même ! s’exclama Hermance.

Le jeune homme s’élança sans trop réfléchir. La Potame n’était pas aussi large qu’à leur village de Hure, puisqu’ils se rapprochaient de la source. Lorsqu’il eut atteint la partie plus profonde, l’eau lui arrivait au-dessus des épaules. Il parvint à avancer encore un peu, sur la pointe des pieds, pour retrouver un sol plus stable.

- C’est bon, vous pouvez me rejoindre ! Maintenez bien la nourriture et la carte au-dessus de vos têtes !

Les jeunes femmes départagèrent les affaires vulnérables des résistantes, puis immergèrent aussi. Adélaïde tenant à la carte comme à la prunelle de ses yeux, levait son bras bien haut et ne voulait la confier à personne d’autre. Enfin, ils parvinrent tous à la berge, trempés.

- Sommes-nous présentables ainsi ? S’enquit Ephrem.

- Nous devons certainement attendre un peu que nous séchions, lui répondit Hermance.

- Ce serait trop de temps perdu inutilement, il faut y aller maintenant !

Ne trouvant pas qu’une si petite question devait se transformer en dilemme, les autres se plièrent à la volonté d’Adélaïde. Ils se frayèrent un chemin parmi les broussailles de la forêt pour atteindre le village. En s’approchant des bâtisses, ils remarquèrent que deux gardes se tenaient à l’entrée. Pourquoi un lieu si modeste se dotait-il d’une surveillance ? Les hommes serraient des lances entre leurs mains et regardaient dans la direction des jeunes gens, l’air méfiant.

- Que faites-vous ici, étrangers ?

Les enfants s’arrêtèrent net devant l’arme qui se pointait devant eux. Prenant leur courage à deux mains, ils hochèrent la tête en signe de salutation, puis Hermance commença à s’expliquer.

- Nous sommes tous trois issus du village de…

- Nous ne sommes que des voyageurs fatigués, la coupa Adélaïde. Nous avons vu votre village de l’autre côté de la rive et avons voulu nous en approcher. Vous n’avez rien à craindre de nous.

Hermance l’interrogea du regard, mais sa sœur la fuyait. Son talent de comédienne prenait le dessus, elle si souvent habituée à prendre un air naturel lorsqu’elle devait camoufler ses bêtises. Les gardes abaissaient leurs lances, visiblement rassurés. Les vêtements mouillés des inconnus ajoutant foi à leur récit, ils se redressèrent tout à fait.

- Bien. Nous avons subi de récentes attaques, comprenez notre méfiance. L’arrivée des Boétiens ne pardonne pas.

Trop discrets pour relever quoique ce soit, les gardes se turent devant le regard pétillant des enfants. Il s’agissait d’une terrible épreuve pour les villageois, mais pour leurs interlocuteurs, le passage des Boétiens montrait qu’ils étaient sur la bonne piste.

- Nous vous amenons à la cheffe du village, elle saura quoi vous dire. Suivez-nous.

Tous trois s’avancèrent sur un chemin de terre, tracé grossièrement, escorté par les deux hommes. Seules les maisons de pierre indiquaient la présence des habitants. Sinon, le reste de l’endroit semblait abandonné. Les villageois au dehors regardaient du coin de l’œil ces étrangers troublant leur calme. Cependant, leur crainte se trouvait justifiée. On remarquait effectivement des logis brûlés, des visages endeuillés et de nombreuses pierres qui gisaient pêle-mêle sur le sol. Après avoir franchi une allée de pins, les enfants trouvèrent une dame d’une cinquantaine d’années, assise sur un siège en bois de chêne. Encore belle pour son âge, elle ouvrait de grands yeux noirs, qui contrastait avec sa chevelure poivre et sel. Sa peau, marquée par le soleil et quelques rides, se montrait tout de même encore souple et résistante. En les voyant, elle se leva avec un large sourire, qui passait outre l’ambiance morose.

- Franchise, Dévouement et Pureté, clama-t-elle. Bienvenue au village de Yabomb. Messieurs, laissez-les, ce sont nos invités.

Les gardes s’écartèrent, mais les enfants ne purent esquisser un mouvement. Impressionnés par cette femme et ce village, ils restèrent strictement à la même place. La cheftaine partit dans un grand éclat de rire, découvrant ses dents blanches. - Excusez cet accueil plutôt froid, mais nous ne voulons plus prendre de risque, dit-elle dans un sourire triste. Je me nomme Clarisse.

- Nous ne voulons pas vous déranger, Madame…

- Mais non, mais non. Dites-moi plutôt ce que vous venez faire ici.

Hermance, comme un instant plus tôt, voulut parler mais jeta un coup d’œil à sa sœur auparavant. Dans un regard entendu, elle prit l’initiative.

- Nous ne sommes que de simples voyageurs. Ayant beaucoup marché, nous avons voulu nous approcher de votre village pour prendre un peu de repos.

Clarisse plissa tellement les yeux qu’il se réduisirent en deux fentes.

- Je n’y crois pas.

Tous trois pâlirent sur le coup. La chef du village semblait aussi étrange que Bariza lorsqu’il parlait. Sa réponse avait été bien prompte, et on eût dit qu’elle avait suivi les enfants depuis leur naissance. Ils ne surent que répondre, mais bientôt la femme brisa le silence, mettant fin au malaise.

- Qu’importe. Vous avez vos raisons. En attendant, il y a tout de même une part de vérité dans votre discours : vous êtes épuisés. Je vous propose de vous asseoir, nous causerons un moment.

Satisfaits de cette réaction, les enfants suivirent Clarisse sous une espèce d’abri, tout de branchages. Il s’agissait en fait d’un immense saule-pleureur, si grand qu’il faisait office de refuge. Tous trois furent tout de même étonnés de cette invitation si rapide. À Hure, les habitants se montraient bien entendu accueillants, mais ici, cela allait bien au-delà. Ils s’installèrent à même le sol, plongés dans une lumière verte. La cheftaine leur servit une boisson très claire, dans des verres en bois.

- Ne soyez pas surpris de mon accueil spontané, c’est une tradition du village que je me veux de respecter, quelque soit les circonstances, dit-elle avec un clin d’œil appuyé pour Adélaïde.

Mal à l’aise, la jeune fille eut la désagréable impression d’être un livre ouvert pour cette femme. Elle enchaîna alors que Clarisse souriait à pleine dents.

- Nous avons su pour l’attaque des Boétiens, nous sommes désolés.

- Si nous n’en avions eu qu’une, nous aurions pu nous relever… dit-elle dans un soupir. À vrai dire, nous en avons subi deux.

Hermance plaqua sa main sur sa bouche pour réprimer un cri. Ephrem ouvrit une bouche béate, malgré son envie de recracher le thé de Clarisse.

- Comment est-ce possible ? Que pouvaient-ils dévaliser d’autre ? poursuivit Adélaïde.

- Oh mais rien de plus ! Le plaisir de tuer, voilà la réponse. Yabomb est un très récent village, et encore absent dans le monde de la cartographie. Rares sont les visiteurs. Mon mari et moi avions décider de bâtir un village en pleine forêt, pour se protéger de la chaleur du soleil. Mais nous savions aussi qu’en un tel endroit, nous serions protégés des attaques des mercenaires. Du moins le pensions-nous…

- Comment ont-ils pu vous découvrir, alors ?

- Un espion. Je ne voulais pas le croire au début, mais c’est la pure vérité. Nous sommes tous originaires de la ville de Jerash. Et tous, nous avons voulu quitter cette ville pour les dangers qui la menaçaient. Plusieurs pensent qu’un jour ou l’autre, lorsque les Boétiens auront pillé tous les villages, ce sera au tour des villes. Le massacre serait alors pire que tout… Avec un petit groupe, nous avons voulu échapper à ce malheur avant qu’il ne soit trop tard. Mais un tel projet est bien vite connu… Pensez-bien que cette idée n’a pas plu à ceux qui ne pouvaient pas nous suivre, à ceux du côté des Boétiens, et à ceux qui dirigent la ville...Oh, nous sommes parvenus à nous enfuir, et des traîtres avec nous.

Clarisse se perdait dans ses pensées douloureuses. Ses yeux dégageaient toujours un certain éclat, et il était difficile de se sentir pleinement à son aise aux côtés de cette femme. Ses cheveux détachés et épars lui donnaient presqu’un air de folie. Les enfants, bien que captivés par son récit, la laissèrent à sa rêverie.

- Sans nous en rendre compte, quelques-uns nous ont quittés, certainement pour communiquer notre position et la rapporter à leurs compagnons. À la première attaque, les Boétiens ont tout saccagé. Nos récentes habitations, nos pauvres richesses… Nous n’avions plus aucun objet de valeur. Nous sommes parvenus à vivre sans, trouvant d’autres moyens pour se nourrir et mener une vie décente. Nous avons tout recommencé. Mais alors, un an plus tard, ils sont revenus… Ils savaient que nous n’avions plus rien… Ils ont franchi le fleuve à cheval, ont brûlé nos maisons et une partie de la forêt. Si des personnes avaient le malheur de se défendre, elles étaient tuées sur le champ… C’est ainsi que j’ai perdu Adam… Voilà notre état, mes amis.

Aucun ne prit la peine de répondre. Ils se sentaient presque honteux d’être entrés sans autre pensée que leur enquête personnelle. La souffrance de ce village dépassait de loin celle de Hure. Et combien d’autres avaient subi le même sort ? Bien que terrassée par ces nouvelles, la révélation de Clarisse ne fit que renforcer la conviction d’Adélaïde.

- Nous aussi, notre village a été attaqué… Et je crois d’ailleurs que nous vous devons un peu plus de clarté…

- C’est ce qui me semblait, dit-elle avec un nouveau sourire. J’écoute.

- À vrai dire, je suis responsable du mensonge, je ne voulais pas que nous soyons pris pour des fous ou des bambins rêveurs. Même si c’est sûrement vrai… dit-elle dans un froncement de sourcils. Nous venons de Hure, et lorsque les Boétiens ont vandalisé le village, ils ont aussi pris notre mère. Avec ma sœur et mon frère, nous voulons partir à sa recherche et même aider notre pays. Avant de dévoiler cela en public, je ne me rendais pas compte à quel point nous pouvons paraître inconscients, et nous ridiculiser. Mais quoique vous disiez, nous garderons notre projet.

- Vous aviez raison de vous méfier…

Le ton mystérieux de Clarisse fit soudain peur à ses interlocuteurs. Ils furent parcourus d’un frisson en pensant qu’ils avaient peut-être fait confiance à la mauvaise personne. Elle les regarda bien en face, et Adélaïde se leva d’un coup, devant l’air étrange qu’elle avait adopté.

- Ne vous confiez pas à n’importe qui, poursuivit-elle. Vous n’avez rien à craindre de moi, rassie-toi, jeune fille. Les Boétiens rôdent dans tout le pays, et le roi a plus de sbires que vous ne croyez, chargés de réprimer toute idée suspecte. Vous ne serez jamais en totale liberté, même au désert.

- Nous prenez-vous pour des insensés Madame ? s’enquit l’aînée.

- Je ne m’occupe pas des affaires des autres, voilà ma seule réplique, répondit Clarisse, toujours le sourire aux lèvres. En revanche, je peux vous aider.

Décidément, cette femme avait le don pour les faire passer d’une émotion à une autre, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.

- Notre but pour le moment est de suivre la trace des Boétiens qui ont capturé notre mère. La prochaine étape serait donc le désert d’Erémos. Auriez-vous quelques outres à nous fournir ? Et, dites-moi, avez-vous vu une femme dans leur groupe ? Pensez-vous que nous avons été victimes des mêmes barbares ?

Encore une fois, Clarisse se perdit dans ses pensées. La femme ferma les yeux et paraissait en pleine méditation. Lorsqu’elle les rouvrit, elle avait perdu toute émotion et parla d’un ton placide.

- Je n’ai vu aucune femme dans l’attaque. Je crois cependant qu’il s’agit du même groupe de Boétiens. Nous ne sommes pas très éloignés, et bien que nombreux, ces sanguinaires ne peuvent être aussi rapprochés sur une si petite zone.

Déçus, tous trois, baissèrent les yeux. Adélaïde les releva vite, se rappelant qu’ils étaient tout de même sur la bonne piste. Croisant son regard, Clarisse lui adressa un nouveau clin d’œil. - Quoiqu’il en soit, j’espère que vous reviendrez en héros ! s’exclama-t-elle en levant les bras au ciel. Bon, de l’eau, c’est ça ce que vous demandez ?

Les enfants, qui n’avaient pas bu une seule goutte de l’affreux breuvage, acquiescèrent vivement. Bientôt, ils purent remplir de nouvelles outres et étancher leur soif. Hermance et Adélaïde déclinèrent l’hospitalité que leur offrit Clarisse, ne voulant pas perdre un seul jour de leur quête. Alors, leur souhaitant tout le courage dont ils auraient besoin, la chef du village leur fit ses adieux. La petite troupe se remit en marche, toujours en pleine forêt, foulant tantôt un sol rocailleux, tantôt un sol poussiéreux. Ils se trouvaient dans les heures les plus chaudes de la journée. La Potame s’était divisée en plusieurs rivières désormais, et ils suivaient à présent la Néro.

- Un peu étrange pour une cheffe de village, non ? interrogea Ephrem.

- Tu exagères un peu en disant cela. Que penseraient les habitants de Yabomb en voyant Bariza ? le contredit Hermance. Et, malgré ses airs grandiloquents, elle a été très généreuse et compréhensive, poursuivit-elle.

- Bien plus que des airs grandiloquents, l’éclat de ses yeux me dit qu’il y a un éclat de folie ! plaisanta Adélaïde en se frappant la tête de son petit doigt.

Si Ephrem éclata de rire devant la face de sa sœur, Hermance, elle, fronça les sourcils.

- Enfin, non… Bariza se montre plus philosophique que cette dame, c’est vrai, mais de là à l’accuser de folie… Non.

Il en allait toujours ainsi dans cette fratrie. Hermance s’efforçait de voir le bon en chacun, sa sœur avait plutôt tendance à nuancer ses propos. Toutes deux avaient constamment une réflexion à donner sur le caractère de telle ou telle personne. Avis, d’ailleurs, diamétralement opposé. Ephrem, se contentant de regarder ses sœurs réfléchir et analyser, semblait presque étouffer sous ces opinions. Peut-être écrasé par des caractères trop forts, jamais il ne s’était risqué à émettre une pensée. Et pourtant, Dieu sait que son intelligence en était largement capable. Quelques discussions se glissèrent par-ci, par-là durant le reste de la journée, puis le silence les gagna tous. Hermance pensa à Aymeric, Adélaïde aux enjeux de leur expédition, et Ephrem à son père et son frère.

L’obscurité tomba lentement. Lorsqu’ils ne purent plus voir devant eux sans trébucher, la fratrie se posa sur un terrain plus ou moins plat pour passer la nuit. Ils se couchèrent, épuisés. Hermance ne put s’empêcher de monter la garde quelques instants, mal assurée au milieu des bois. Mais, face à la journée fatigante, elle finit par succomber au sommeil. Au-dessus des grands sapins, les astres brillaient de mille feux. Ephrem les contempla un moment, et, voyant passer une étoile filante, fit un vœu, le plus cher de son cœur.

Le lendemain, leur pénible marche reprit. Ils rencontrèrent les mêmes difficultés entre les dures ascensions et les descentes à pic. Adélaïde tenait à garder strictement la direction des Boétiens, sans aucun détour. Alors, ils durent quelques fois escalader plutôt que de marcher. La montagne se transformait en tas de roche, et était donc impraticable à pied. Ils s’agrippaient de leur mieux à la pierre, manquant parfois de chuter. Hermance, en voyant tous les dangers qu’ils traversaient, commençait bel et bien à croire à l’appel dont Adélaïde avait parlé. Aucun être humain n’aurait pu se sortir vivant d’une escapade si périlleuse, selon elle, sans avoir une bonne étoile qui veille sur eux. Ils franchirent aussi de nombreuses fois des bras de la rivière. Ils s’octroyèrent des moments de pause après une montée fatigante, mais Hermance restait constamment les yeux ouverts. Ils ne firent aucune rencontre en ce jour. Leur marche fut bien monotone, et leurs pieds souffraient toujours un peu plus à chaque pas, serrés dans leurs sandales. Ils se trouvaient sérieusement courbaturés, mais espéraient qu’une bonne nuit de sommeil suffirait à les remettre d’aplomb avant la traversée du désert.

Le soleil se couchait désormais, et, tout en-haut d’une montagne, la vue fut merveilleuse. Ce mont marquait la frontière entre la région Bounaise et la région d’Erémos. Il n’y aurait maintenant plus que de petites collines sèches. Tous s’arrêtèrent pour contempler les couleurs vives du crépuscule, ébahis. Ils reprirent ensuite, attendant que la lumière disparaisse tout à fait.

- Et voilà.

- De quoi, et voilà ? le questionna Adélaïde.

- Nous n’avons jamais été aussi loin qu’ici, souffla Ephrem.

- Eh, oui. L’aventure commencera réellement demain, soupira Hermance.

- Demain ? s’étonna sa sœur. Mais non, nous pouvons encore avancer, voyons !

Hermance fixait le sol d’un air calme, tandis que l’autre cherchait ses yeux pour y déceler la raison de son refus de poursuivre.

- Nous devrions en plus nous rapprocher de la rivière… et passer la nuit ici, même s’il ne fait pas encore noir.

- Mais on ne peut pas…

- Attends, la coupa Hermance. Demain matin, nous pourrons nous rafraîchir sans épuiser nos ressources d’eau. Si nous avançons, nous serons trop éloignés de la source et nous nous fatiguerons plus rapidement. Accepte mon avis, pour cette fois.

La réflexion de la jeune fille agaça Hermance, mais elle finit par entendre raison. Il était bien plus prudent de s’arrêter ici, quitte à perdre un peu de temps. Alors, la fratrie se dirigea vers l’est pour atteindre le lit de la rivière. Celle-ci n’était en fait plus qu’un mince filet d’eau, qui, bientôt, disparaîtrait dans le désert. Il fut décidé de se constituer un repas à partir des ressources de la nature environnante, plutôt que d’empiéter sur les réserves. Ephrem parvint à attraper quelques poissons – dont la saveur fut discutable – et les jeunes femmes récoltèrent des plantes comestibles et des fruits de saison. Tous trois habitués par leurs parents à se débrouiller seuls, savaient reconnaître les aliments assimilables des nocifs. Ils purent même remplirent leurs sacs d’autres provisions, craignant d’être démunis dans les prochains jours.

Les enfants restèrent taciturnes en cette soirée. La pensée de traverser un désert de sable leur était fort désagréable, et ils savaient que cette appréhension se trouvait tout à fait justifiée. Nombre de voyageurs s’étaient déjà risqués à une telle aventure, et peu d’entre eux en ressortaient indemnes. Ils conservaient pourtant une certaine confiance, et ne cédaient pas à l’angoisse. L’anxiété d’Ephrem se remarquait moins que celle de ses sœurs, lui qui se taisait la plupart du temps. Mais ces-dernières ne comptaient pas dans leurs habitudes le silence. Or, ici, c’était bien l’émotion qui les faisait muettes.

La nuit vint. Ils auraient voulu que le jour reste encore un peu. Mais le soleil avait cédé sa place à la lune, et on espérait désormais qu’il ne se lèverait pas trop vite. Le silence fut observé comme une règle d’or, et chacun s’endormit, difficilement, gardant pour soi ses peurs intérieures.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez