Zénith Adulte (6) - Nébulation

Par Pouiny

Quand j’entrai à nouveau dans mon appartement, Aïden semblait dormir. j’éteignis les lumières principales, ne laissant allumée que la faible loupiote rouge si utile pour le développement. Je pris une chaise et m’assis près du lit. Je contrôlai le rythme cardiaque d’Aïden du mieux que je le pouvais. Malgré sa pâleur, son cœur était calme et régulier, comme si il n’y avait aucun effort à fournir. Peut-être que sa forme physique l’aidait à encaisser le choc. Je soupirai et m’écrasai sur ma chaise. Aïden eut un mouvement vers moi, doucement, et ses yeux me regardèrent avec fatigue.

« Tu ne viens pas dormir ?

– Non.

– Pourquoi ?

– Parce que si je m’endors trop profondément, et que tu te réveilles… Qu’est-ce qu’il va se passer ? »

J’espérai qu’il me répondrait quelque chose de rassurant, mais il n’en était manifestement pas capable. Notre appartement sentait le sang, la poubelle était remplie de plusieurs compresses et autres produits nettoyants vidés. Avec le recul, rien de ce qu’il aurait pu dire aurait pu me rassurer. Essayant de lui sourire, je n’eus que sur mon visage un air tordu :

« Dors. Je vais veiller sur toi.

– Je préférerai que tu viennes.

– Non. Désolé, je n’en suis pas capable. »

Il tourna la tête, peut-être encore ayant ce sentiment de vide dans la poitrine. Finissant par se détendre en silence, il s’endormit, épuisé. Immobile sur ma chaise, la tête près de la porte, je regardais le salon de notre appartement, vide, renversé. Les belles de nuits, sous cloche sur le balcon, n’avaient pas encore fait de fleurs. Le silence qui m’assaillit sembla insupportable. De fatigue, mes oreilles sifflaient, bourdonnaient à en faire trembler ma vue. Mais j’étais incapable de fermer les yeux. La nuit commençait doucement à se désépaissir depuis la fenêtre, alors que mon temps de veille s’allongeait. Ayant l’impression de perdre le peu de raison qu’il me restai, je me levai. Marchant lentement dans le salon, je récupérai le petit ampli et ma guitare électrique, depuis si longtemps inutilisée. Je retournai jusqu’à ma petite chaise a coté du lit et brancha l’ampli, réglant le volume au plus petit possible pour ne réveiller personne, pas même la personne à coté de moi.

 

J’aurais sans doute mieux fait de prendre la guitare classique, pour éviter de faire du bruit. Mais c’était le son de la guitare électrique qui m’intéressait. Ce son mat, sans résonance, amplifié électriquement. Cette sonorité si particulière, pouvant être aussi agressive que mélancolique, commença à résonner doucement dans la chambre, alors que je commençais des arpèges plutôt lent. Avant même que je ne le réalise, je savais déjà ce que je jouais. Me calquant à mon tempo lent et calme, ma respiration se fit plus longue, plus détendue. Mon pied ancré dans le sol battait machinalement le temps.

 

So close, no matter how far

Couldn't be much more from the heart

Forever trusting who we are

And nothing else matters

 

Ma voix était à peine audible au-dessus de la guitare. Elle tremblait. Elle me donnait l’impression d’avoir pleuré pendant des siècles. Mais se raccrochant à un air connu, je continuai malgré tout. Je sentis à coté de moi, sans regarder, qu’Aïden était attentif à ce que je faisais. Je n’arrivais pas à savoir si j’y accordais une importance. Je n’arrivais même plus à savoir, épuisé comme je l’étais, si c’était pour moi ou pour lui que je chantais.

 

Never opened myself this way

Life is ours, we live it our way

All these words, I don't just say

And nothing else matters

 

C’était tout simplement la dernière chanson en vogue de mon groupe préféré. Même si autour de moi, personne ne la connaissait, cela faisait plusieurs mois que je l’entendais et l’écoutais sans même oser essayer de la reprendre. Elle n’était pourtant pas si difficile, lente et forte, mais je n’avais jamais osé me réapproprier ce que j’entendais en elle jusque là. Tout en moi s’assurait de plus en plus au fur et à mesure que je chantais, reprenant confiance, comme si l’air me rassurait rien qu’en le jouant.

 

Trust I seek and I find in you

Everyday for us something new

Open mind for a different view

And nothing else matters

 

Tout simple, je répétais la mélodie, encore et encore, sans me lasser, trouvant de nouvelles notes, des variations, de la force. Après tout, les couplets étaient toujours les mêmes. A force de répéter et de répéter, je commençais vraiment à ressentir autre chose que de l’épuisement dans mon cœur cassé.

 

Never cared for what they say

Never cared for games they play

Never cared for what they do

Never cared for what they know

And I know…

 

Commençant enfin à prendre conscience que les voisins n’allaient pas apprécier mon concert nocturne, je réduis le son puis m’arrêtais presque à regret de jouer. Alors que je bloquais les cordes de ma guitare du plat de ma main, je regardais Aïden. Les yeux fermés, je savais pourtant qu’il ne dormait pas.

« C’est ce qui te venait en tête ?

– Oui. »

Alors que j’éteignis mon ampli, la fatigue m’écrasa de tout son poids. Perdant presque connaissance, je me laissais tomber sur le lit. Aïden, avec le peu de force qui lui restait, m’installa correctement et se blottit contre moi. Sans énergie, je n’aurai pu ni lui rendre la pareille ni le repousser même si je l’avais souhaité.

« Merci, Bastien. »

Je fus presque persuadé que ce fut en dormant qu’Aïden me prononça ces mots. Incapable du moindre mouvement, je fis comme si je n’avais rien entendu. Au loin, je pouvais voir la fenêtre et la clarté qui commençait doucement à s’engouffrer à travers elle. Le matin commençait à se lever sur un sol d’hiver, je n’avais pas dormi une seconde, et j’avais du soigner moi-même mon compagnon d’un accident de voiture et d’une tentative de suicide. De toutes mes nuits, de toute ma vie, même dans mes cauchemars les plus extravagants, rien ne fut jamais aussi terrifiant que ça.

 

Quand j’ouvris les yeux, j’étais exactement dans la même position que lorsque je m’étais endormi. Aïden aussi n’avait pas bougé d’un pouce, dormant toujours sur mon épaule dont le sang ne passait plus. Du loin de la fenêtre, je pus presque voir le zénith. Mais il ne me semblait pas avoir l’énergie suffisante pour me lever. Je fermai les yeux, mais mon estomac me rappela son existence. Grommelant des insultes, mon corps entier jusqu’aux paupières me semblait douloureux. Le moindre de mes muscles, entre le froid, le manque d’eau et la charge subie, souffraient de courbatures. Je me sentais sale et nauséeux, mais mon ventre semblait définitivement vouloir rentrer en communication avec le reste de mon être. Cherchant un bout de pain presque à l’aveugle dans les placards de la cuisine, je finis enfin par mettre la main sur un paquet de pain de mie. Alors que je vidais le paquet lentement, je fis couler dans la salle de bain de l’eau chaude.

 

Même si nous avions un petit appartement, notre douche était également une baignoire. Si d’ordinaire, ne prenant jamais de bain, je trouvais cela déplaisant, ce jour là cette baignoire me paru salvatrice. Mon corps endolori ne rêvait que de se jeter dans de l’eau chaude et oublier la moindre des contractions.

 

En attendant que la baignoire se remplisse, je ne pouvais m’empêcher de regarder Aïden. Profondément endormi, j’espérai sincèrement qu’il ne se réveille pas alors que j’allais m’enfermer, dans l’incapacité de réagir vite en cas de problème, les pieds dans l’eau. Après une longue observation de son sommeil, je jugeai que je ne risquai rien à m’enfuir une heure ou deux, m’allongeant dans la baignoire. La chaleur eut très rapidement un effet bénéfique sur mon corps courbaturé. Mes longs cheveux, une fois détachés, avaient une bonne partie de leur longueur immergée alors que je m’appuyais dessus. Espérant laver toute tache de sang, je pris soin de ne pas oublier la moindre partie de mon corps. De loin, j’entendis la sonnette de notre porte sonner. J’eus tout d’abord le réflexe stupide d’avoir peur qu’Aïden se réveille et panique en ne me voyant pas, puis je me raisonnais. Je n’attendais personne et n’avais aucune idée de qui cela pouvait être. Préférant ne pas me confronter à trop d’inconnues à la fois, je laissai la porte sonner sans bouger d’où j’étais. Après plusieurs minutes, il du y avoir découragement et le son aigu s’arrêta comme il avait commencé. Je respirai. Après plusieurs minutes, je sortis enfin d’où j’étais. Aïden ne s’était même pas réveillé avec le vacarme de la sonnette. Je m’habillai rapidement puis fini par ouvrir la porte. Il n’y avait évidemment plus personne, mais le coupable avait laissé un petit mot à terre. Je le ramassai et lu ceci :

« Bien le bonjour, cher voisin. Le téléphone au rez-de-chaussé semble vous avoir quémandé plusieurs fois. J’ai décroché pour vous, voici le message que j’ai pu récupérer : une voiture avec une plaque d’immatriculation à votre nom a été retrouvée ce matin sur une route avoisinante. N’ayant l’air de n’avoir ni coupable, ni blessé, la voiture a été emmenée à la fourrière où vous pourrez aller la chercher à cette adresse quand vous voulez. Comme j’ai cru entendre du bruit à votre étage tôt ce matin, je suppose que vous avez sans doute bien subi cet accident et devez donc être bien secoué. Ne vous en faites donc pas pour le téléphone ! Si un autre message est pour vous, je repasserai. Bien cordialement, votre voisine d’en dessous. »

 

Même si le message n’avait rien de drôle en soit, l’attention me fit sourire. Le monde me paru curieusement moins sombre, alors que le soleil au zénith commençait à brûler la neige qui s’était accumulée sur le sol. Malgré l’attention de mon inconnue voisine, je descendis quand même jusqu’au téléphone, décidant de passer plusieurs coups de fils à la fourrière, mon père et mon travail.

« Oui, Papa.

– Fais vite, je suis au boulot, Bastien.

– J’ai oublié de te dire hier soir, mais en fait, j’ai eu un accident de voiture.

– Un accident de… Quoi ?

– Oui. Du coup, je pense que ma voiture est morte. Je ne pourrai pas rentrer à la maison avant un moment.

– Attends. Où est cette voiture ?

– Elle a été récupérée par la fourrière. J’ai l’adresse, si tu veux.

– Oui, donne-la moi. J’irai voir ce que je peux faire. C’est vraiment toi qui a eu cet accident de voiture, Bastien ?

– Bien sûr ! Pourquoi tu crois que je t’ai appelé, cette nuit ? »

Il eut un moment de silence lourd.

« D’accord, je comprends. Bien. J’irai voir ce que je peux faire, je te dirai quand j’aurais des nouvelles.

– Pas de soucis. Et est-ce que tu pourrais me faire un arrêt maladie ? Pour une semaine, au moins.

– Une semaine ? Je vais voir ce que je peux faire.

– Deux, ça serait bien, en fait. Merci, Papa.

– Courage, Bastien. Prends soin de toi. »

En raccrochant à mon père, je ne pus pas me déterminer si il avait vraiment compris ce que j’avais essayé de dire ou si il avait totalement occulté. Néanmoins, c’était la première fois de ma vie que j’avais osé lui demandé un certificat en bois et il n’eut pas l’air de s’en formaliser, alors il devait avoir sans doute compris. Sans attendre, j’appelais mon travail avec mon plus grand jeu de théâtre, leur promettant un arrêt maladie le plus tôt possible. Comme j’étais apprécié, ce ne fut pas trop difficile de négocier. Une fois les appels terminés, je rentrais dans mon appartement sans demander mon reste.

 

Les jours qui suivirent me parurent nébuleux. Enfermé chez moi, voyant à peine la couleur du soleil, je veillais sur Aïden qui depuis lors, ne s’était pas levé. Comme une infirmière attitrée, je surveillais ses blessures, sa température, son rythme cardiaque, son sommeil, à en perdre le mien. Au bout de quelques jours, il reprit des couleurs mais il dormait toujours autant sans que j’en comprenne la raison. Il n’avait que quelques heures d’activités dans une journée et elles n’étaient rarement palpitantes. Parfois, nous parlions simplement. D’autres fois, je le faisais manger. Parfois, il regardait simplement le plafond en silence, le regard vitreux. Au bout du troisième jour, je finis par lui demander :

« Pourquoi tu dors autant ?

– Je ne sais pas. Je me sens juste tout le temps fatigué.

– Ça me fait peur, j’avouai. Quand tu dors comme ça, j’ai juste l’impression que tu me fuis. Que tu cherches à être ailleurs, à un endroit où je ne peux t’atteindre.

– C’est peut-être un peu vrai. Même si ce n’est pas toi que je fuis.

– C’est qui, alors, Aïden ?

– Je ne sais pas. Peut-être moi-même, tout simplement. Quand je dors, je ne suis pas. »

Mais c’était faux. C’était particulièrement les faux les nuits, où quand j’essayais de me reposer, son sommeil faisait des siennes. Parfois, j’avais droit à des crises de larmes. D’autres fois, à des spasmes. Je n’étais même plus sûr de pouvoir deviner quand il dormait de quand il ne dormait pas. Épuisé, tout ce que je trouvais à faire était de le prendre dans mes bras et d’attendre que ça passe, murmurant machinalement des mots rassurants. Chaque crise avait une fin, et Aïden finissait souvent par se rendormir. Mais pas moi. Veillant dans l’obscurité la plus totale, j’attendais la peur au ventre le prochain sifflement, le prochain spasme, la prochaine larme. Parfois, je finissais par me rendormir. D’autres, je nébulai en regardant le soleil illuminer le plafond au fil des minutes passantes.

 

Après presque une semaine de jours tout aussi brouillés les uns des autres, la sonnette de l’appartement me tira de ma monotonie. Il devait être bientôt midi, mais je dormais encore. D’un mouvement lent, je sortis du lit en mettant un t-shirt et ouvrir la porte. C’était une jeune fille, sans doute à peine plus âgée de moi, qui se tenait à la porte. Avant même de dire bonjour, elle siffla :

« Oulah, vous avez mauvaise mine !

– Bonjour, souriais-je d’un air mauvais. Avez vous quelque chose à m’apprendre que je ne sais pas déjà ?

– Que… oui ! Fit la jeune femme en tapant dans ses mains. Tout abord, je me présente, je m’appelle Célia et je suis votre voisine du dessous. Ça, vous ne devez pas le savoir.

– Effectivement, je ne le savais pas. Enchanté, Célia.

– Moi de même. Ensuite… Il y a eu le téléphone pour vous. J’ai décroché en disant que j’allais vous transmettre le message. Alors, je le transmet.

– Et donc ? Fis-je, impatient. Qui était-ce ?

– Un professeur de musique, il semblerait. Il m’a dit que vous vous étiez présenté à lui il y a plusieurs mois de ça et qu’il avait du vous refuser par manque de place. Mais il semblerait que certains de ses élèves se soient désistés, et s’est décidé à vous recontacter pour savoir si vous seriez encore intéressé pour des cours particulier avec lui.

– C’est une blague ? »

Je crus que ma mâchoire allait se décrocher sous l’effet de la surprise. Plutôt étonnée de ma réaction, la voisine eut un petit mouvement parasite.

« Je ne pense pas, monsieur.

– Ne m’appelez pas monsieur ! Je suis Bastien. Vous a-t-il donné un jour, une heure de rendez vous ?

– Puisqu’on en est là, ne me vouvoie pas, Bastien, j’ai l’impression d’être une grand-mère. Et oui, il m’a bien noté une date, et comme j’étais certaine de l’oublier, je l’ai marqué quelque part... »

Alors qu’elle allongeait son dernier mot, elle semblait frénétiquement chercher dans ses poches. Elle eut presque un mouvement de peur, avant que son regard noisette s’éclaire à nouveau en tombant sur ce qu’elle cherchait.

« Oui ! Il m’a dit qu’il serait possible de le voir aujourd’hui, à seize heures ! Tu connais le lieu ?

– Oui, oui, je le connais ! C’est incroyable. Incroyable ! Vraiment, Célia, merci. Tu viens de m’annoncer la nouvelle de ma vie ! »

Plutôt circonspecte, la tête de la fameuse Célia tomba sur le coté, comme pour être certaine que je n’étais pas tordu. J’allais refermé la porte pour me préparer, avant de demander :

« Est-ce que tu sais l’heure qu’il est ?

– Il est actuellement onze heures quarante-cinq. Pourquoi ?

– Je risque donc de partir de cet appartement vers quinze heures trente, mais je n’ai aucune idée de quand je rentrerai. Est-ce que ce serait beaucoup te demander de vérifier, dans la soirée, si tout va bien ? N’hésite pas à sonner plusieurs fois, histoire d’être sûre…

– Est-ce que tu collectionnes les cadavres dans ton appartement, Bastien, pour avoir besoin d’autant de précaution ?

– Parfois, je me le demande, soupirai-je. Est-ce que tu le peux ?

– Je pourrais sonner dans la soirée, sûrement, oui.

– Très bien. C’est parfait. Incroyable. Merci Célia. Tu me sauves la vie. Merci.

– Je vais finir par croire que mon voisin du dessus est un fou, fit la jeune femme en souriant.

– C’est que je le suis peut-être. Mais si j’ai le temps plus tard, je t’expliquerai. Merci Célia, et à bientôt. »

Je refermai ainsi la porte d’entrée. Mon appartement, qui m’avait paru si froid ces derniers jours, sembla flamboyer à mes yeux. J’eus envie de hurler de joie quand je me rappelais qu’Aïden dormait encore.

 

Jusqu’à l’heure fatidique, je ne fis que lustrer mes instruments, vérifier l’accord, les cordes, le bois. Repassant à mes doigts tout ce que je pouvais connaître, je testais mes doigts, mes accords, mes mélodies. Même ma voix, depuis plusieurs jours brisée par la fatigue, passa à l’échauffement. Puis, une fois sûr d’être le plus prêt que je le pouvais, je me préparai du mieux que je le pouvais, avec la plus belle tenue que j’avais. Puis enfin, vint l’heure du départ. Alors que j’allais sortir sans demander mon reste, je fis demi tour, me penchant vers l’ombre cachée dans ma couverture.

« Hé, Aïden… Je ne sais pas si tu m’entends, mais je… J’ai eu une réponse positive. Pour la musique. Il faut absolument que j’y aille. Je ne sais pas quand je reviens… Mais tu peux être sûr que je suis de retour ce soir. Si je ne le suis pas, la voisine viendra s’assurer que tout va bien. D’accord ? Courage Aïden. Je reviens vite. »

Et me laissant emporter par l’émotion, j’embrassais les cheveux bruns qui dépassaient de la couverture. Je restai immobile, espérant une réponse, mais après plusieurs minutes sans aucune réaction, je finis par tourner les talons, non sans un pincement au cœur.

 

L’entretien était pour un professeur indépendant que j’avais contacté il y avait presque un an de ça. Il m’avait recalé, comme la totalité des autres. Je n’en attendais plus rien depuis bien longtemps. Ma chance me parut alors inespérée. Portant sur le dos mes deux guitares, je passais les arrêts de bus, m’efforçant d’avoir le cœur léger.

 

Le professeur qui m’accueillit était âgé. Chez lui trônait des posters et des morceaux de guitare en bois de différentes couleurs partout. Il venait de passer à la retraite après des années d’enseignement au conservatoire et cherchait à arrondir ses fins de mois en enseignant à de jeunes gens motivés. Quand je rentrai chez lui, je fus directement accueilli avec le sourire.

« Oui, tu es bien celui que je cherchai. C’est bien toi qui m’avait joué une de tes compositions, n’est-ce pas ? »

Intimidé devant le maître, je ne pus répondre qu’en hochant la tête. Il me demanda de jouer à nouveau ce que je pouvais en guitare, testant aussi ma capacité à improviser ou à lire des partitions diverses. Alors que je peinais à faire de mon mieux, pour la première fois, je vis dans l’œil de mon examinateur un regard presque satisfait.

« Bon, j’ai de quoi t’apprendre, mais je pense qu’on peut réussir à tirer beaucoup de toi. Est-ce que nous pourrions entrer en détail dans ce que nous pourrons voir en cours et ce que tu attends de moi ainsi que de ta musique ? »

Entendant pour la première fois un professionnel enfin parler d’un possible potentiel qu’il acceptait d’aider, je ne pus pas me retenir. Devant un parfait inconnu, dans une pièce résonnante, j’éclatais honteusement en larme en balbutiant des remerciements. Il eut l’air plutôt étonné, mais ne changea pas d’avis pour autant. Pendant plusieurs heures, nous parlâmes ensemble de ce que j’espérai alors que je me séchai les yeux, ce dont je voulais être capable, ce dont je rêvai. Loin de m’écraser, le professeur m’encouragea plus d’une fois à y croire et persévérer, et m’expliquai en quoi il pourrait m’aider, précisément, point par point. J’eus l’impression, pendant ces deux heures d’entretien, de rêver les yeux ouverts. Je n’avais qu’une seule peur, me réveiller d’un seul coup aux cotés d’Aïden en crise de larme. Le retour à la réalité aurait été bien trop brutal.

 

Mais ça n’arriva pas, et après deux heures, je saluais mon nouveau professeur le regard léger, les heures de cours en poche. Le soleil, plutôt farceur en cette saison, commençait déjà à tourner de l’œil. Une fois arrivé à l’arrêt de bus le plus proche de chez moi, je courus jusqu’à la maison, non pas d’inquiétude mais de joie. J’avais hâte de pouvoir annoncer la grande nouvelle à mon compagnon et espérais même que cette information allait le sortir ne serait-ce qu’un peu de sa torpeur.

 

Je compris rien qu’en ouvrant la porte que quelque chose n’allait pas. Une odeur étrange et trop familière emplissait mes narines.

« Aïden ? C’est moi. J’entre. »

J’ouvris la porte, mais ne vis pas sur la chambre qui me faisait face l’ombre caractéristique que formait Aïden dans sa couverture.

« Aïden ? Tu es levé ? »

Lentement, je traversais la cuisine, regardant négligemment dans la chambre. Non, il n’y avait bien personne. Il me suffit d’un coup d’œil dans le salon pour blêmir instantanément.

« Aïden !! »

Il était allongé à terre, recroquevillé sur lui même, son bras gauche comme rejeté de son corps, éloigné le plus loin possible. En soit, cela ne m’aurait pas fait crier, si une petite mare de sang gisait également à ses cotés. Alors que toutes ses entailles étaient soigneusement bandées, le pansement qui recouvrait son bras gauche avait été violemment arraché et la peau à vif qui lui servait d’avant-bras suintait le sang, de façon peu impressionnante mais assez régulière pour être dangereuse. Dans son autre main était fermement tenu un couteau de cuisine taché de rouge de façon évidente.

« Aïden ! Aïden, est-ce que tu m’entends ? Aïden, ouvre les yeux ! »

J’avais l’impression de répéter bien trop de fois les mêmes choses, quand je compris que cette fois-ci, il était allé trop loin pour moi. Reculant lentement du corps, les yeux écarquillés, je descendis en courant les escaliers me jeter sur les téléphones du rez-de-chaussé.

« Allô bonjour, oui, les urgences ? Je viens de trouver mon ami allongé par terre, le bras ouvert dans une marre de son propre sang. Jeune, sportif, bientôt vingt ans. Il est inconscient malgré les appels. L’adresse ? Oui, je vous la donne tout de suite. »

Je ne me souciais plus, de sa peur, de son refus, de sa colère. J’avais bien trop peur pour sa vie.

« Non, je n’ai pas vérifié si il respirait encore. Je suis descendu vous appeler directement. S’il vous plaît, c’est grave ! Faites vite. Merci. A tout à l’heure. »

Une fois le téléphone raccroché, je n’osais même pas remonter dans mon appartement. Découvrir que mon compagnon était en fait mort depuis longtemps me terrorisait au plus haut point. Faisant les cents pas, sachant très bien que la porte était restée ouverte, j’attendis au rez-de-chaussé que les secours arrivent. Il ne me fallut heureusement pas très longtemps avant d’entendre les sirènes reconnaissable des urgences qui arrivaient en trombe devant la porte de la résidence. Plusieurs médecins urgentistes arrivèrent devant moi avec précipitation et je les guidai jusqu’à la porte de mon appartement, n’osant entrer. Je vis le visage d’Aïden, pâle comme un mort, allongé sur un brancard, porté à toute vitesse jusqu’au camion des urgences. Ne sachant que faire, je suivis le mouvement. Je montais dans le camion blanc et rouge sans que c’eut l’air de déranger qui que ce soit. Les médecins étaient tellement concentrés sur l’état de mon compagnon qu’on me remarqua à peine. Ce qui m’avait prit tant de temps à vérifier la semaine dernière fut assuré en à peine quelques minutes dans le camion des urgences. Mais je n’étais plus en état de m’y intéresser. Dans mon cerveau, l’ombre prenait toute la place. Même les questions les plus basiques m’étaient insurmontables. Silencieusement, comme un fantôme, je ne faisais que suivre le corps d’Aïden qui passa de l’appartement, au camion, à l’hôpital. Bien que je le suivis sagement dans tous les couloirs, il me fut interdit d’entrer dans la salle où on l’avait transféré. Peut-être allait lui être transplanté du sang en urgence. Peut-être m’avait-on également demandé son groupe sanguin. Je l’ignorais. M’asseyant sur un des bancs d’attentes de l’hôpital, ma tête dodelina, et je m’endormis bien vite. Dans un rêve noir et confus, je ressenti le contact de sa main sur la mienne, comme on pouvait en avoir timidement, il y a quelques années, comme si il essayait de me rassurer. Un sentiment de tranquillité et d’apaisement surmontait toutes les difficultés durant mon sommeil, mon corps devant admettre que j’avais besoin de repos. J’avais l’impression d’être loin, bien loin en arrière, à l’époque où Aïden et moi nous nous découvrions encore. Mais je n’arrivais pas à savoir si je regrettai, ou bien si j’aurai préféré oublier tout ceci.

 

Je restai la nuit entière à l’hôpital, guettant le va-et-vient si familier des infirmiers et des médecins de garde, m’endormant par intermittence. Plusieurs fois, on s’adressa à moi, cherchant à comprendre ce que j’attendais aux urgences. Voyant que je ne répondais pas, ce fut à d’autres médecin qu’ils durent demander pour comprendre. Une infirmière, peinée, me donna un verre d’eau. Peut-être y avait-il un anxiolytique à l’intérieur, car je finis simplement par sombrer définitivement dans l’inconscience sur le banc peu confortable où j’étais assis.

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