Plusieurs mois passèrent, et j’étais désormais bien intégré dans la bande d'ami de ma voisine. Mathieu, un des garçons avec lequel je m’entendais le plus, me trouva un tuyau miraculeux et alors que j’abandonnai définitivement le travail au bar, je me lançais enfin dans un métier musical, celui dont je rêvais depuis mon enfance. Je travaillais en que musicien dans des rassemblements publics, avant de diversifier des interventions dans différents milieux sociaux, comme les hôpitaux et les écoles. Je faisais de la guitare, des activités musicales, mais aussi racontais des histoires aux enfants. C’est ainsi que je pus rendre à Béryl ce que je lui devais, en expliquant son histoire de manière un peu romancée. Ainsi, je me disais qu’elle pouvait vivre indéfiniment dans le cœur des futurs adultes que je rencontrais. Quand je n’intervenais pas, je travaillais sur mes textes, ma diction et mes compétences musicales. Aussi, une fois par semaine, je retrouvais les copains de Célia dans ce fameux bar où nous nous étions rencontré une première fois. Parfois, on faisait des duos de guitare avec Mathieu et plus d’un s’arrêtaient de parler pour nous écouter. Quelques autres soirs, j’allais en vélo m’éloigner un peu de la ville, profiter du soleil couchant et de la mer avoisinante.
N’ayant plus de voiture, je ne rentrai pas chez moi quand l’été arriva. Plutôt que de rester oisif, je continuai à me concentrer sur mon travail, donnant des cours d’étés à de jeunes volontaire sur l’écriture en vers où même sur les rudiments de la guitare ou du piano. Au début, quand Célia m’avait proposé l’idée, je m’étais senti trop incompétent pour oser faire ça, mais au final, je ne m’étais jamais trouvé à court de choses à apprendre à mes élèves d’une saison. Même si cet été ne fut pas le plus heureux de ma vie, ce serait mentir que de dire que je ne m’étais pas senti bien. Car, au milieu de cette bande de fou, je me sentais enfin accepté pour ce que j’étais. Et si jamais quelque chose n’allait pas, aussi infime soit-elle, il me suffisait de descendre d’un étage pour venir en parler. Si Célia n’était pas disponible, alors quelqu’un d’autre prenait le relais. Ainsi, bien que je n’étais pas aussi proche avec aucun d’entre eux que je n’avais pu l’être avec Aïden, l’alternance permettait à chacun de ne pas s’épuiser en problèmes.
Car ce fut en fréquentant désormais toute sorte d’individus que je compris à quel point Aïden était unique pour moi. Même en passant de bon temps, même en riant aux blagues, bien installé au bar avec une consommation, je ne pouvais oublier que j’étais seul. Je n’avais plus d’artiste rugueux à l’appartement qui fuyait les lumières qui n’étaient pas rouges. Je n’avais plus de souffre-douleur meilleur que moi au sport. Mon compagnon de route, qui s’était perdu en chemin, avait l’air de ne plus savoir comment rentrer à la maison. Bien que je ne m’ennuyais pas plus que je me sentais vraiment désespéré, les soirées de solitude dans mon appartement où du matériel photo gisait, abandonné dans le salon me pesait, alors que les soirées de compagnie me rappelaient à quel point une personne manquait à l’appel de mon cœur. M’occupant de mes belles de nuit dans les longues fins de soirée, il m’arrivait parfois de souffler sur leur pollen, fleur grande ouverte, espérant qu’un grain puisse retrouver l’ancien habitant de l’appartement.
Depuis mon départ de l’hôpital, je n’avais plus eu aucune nouvelle de lui. N’entendant pas son nom dans les avis de décès que je scrutais de temps en temps, j’espérais ainsi que tout allait pour le mieux. Mais jamais il ne sembla me contacter. Et après ce que je lui avais dit, je ne me sentais pas capable de revenir comme une fleur. Ainsi, la situation resta bloquée, un mois, puis deux, puis trois. Quand arriva l’été, j’avais presque perdu espoir de le revoir un jour. J’en parlais parfois avec les copains, mais ils me disaient de ne pas m’en attrister. « Pas de nouvelles : bonnes nouvelles ! », d’après eux.
Je doutais de leur paroles, mais ils finirent bien par avoir raison, car en Août, près de huit mois après notre séparation, j’entendis un jour, en plein repas de midi, Célia me hurler depuis le couloir :
« Gamin ! Le téléphone est pour toi ! »
Plutôt surpris, je descendis quatre à quatre. Je vis ma voisine tenir le combiné avec une drôle de tête, avant de me le donner en silence et filer sans demander son reste. Plutôt circonspect, je demandai :
« Allô, qui est à l’appareil ?
– Salut, Bastien. »
Je n’avais plus entendu sa voix depuis plusieurs mois et je ne l’avais eu au téléphone qu’une seule fois dans ma vie avant ça, mais je reconnu son timbre entre milles.
– Aïden ? »
Il y eut un silence. Après tant de mois, tant d’attente et d’inquiétude, rien ne me vint à lui dire. Il coupa finalement la gêne qui s’installait avec un petit raclement de gorge.
« Je vais rentrer ce soir, à l’appartement. J’aurais à te parler.
– De quoi ?
– De choses que je ne pourrais pas dire au téléphone. On peut se voir ?
– Ce soir, à l’appartement… Oui, ce devrait être possible. Tu as encore les clés ?
– Oui, ne t’inquiète pas. Si tu pouvais préparer à manger, ça serait parfait.
– Euh… Oui, compte sur moi.
– D’accord. A ce soir, Bastien. »
Le téléphone coupa aussi vite qu’il avait commencé à parler. Figé au milieu du rez-de-chaussé, il fallu que Célia, bien trop curieuse, descende voir ce qu’il se passait avant d’apercevoir que j’étais totalement planté devant le téléphone silencieux. Elle me fit remonter en vitesse pour mieux savoir ce qui allait se passer.
« Et bien… Aïden va venir, ce soir, et m’a demandé de préparer à manger, parce qu’il avait des choses à me dire. Ça te va, comme réponse ?
– Mais c’est que ça sent bon, par ici ! Fit-elle en rigolant.
– Tu plaisantes ? Je n’ai rien de prêt, moi ! Comment je suis censé l’accueillir ? Avec quoi ?
– Des pétales de rose, affirma ma voisine en hochant la tête. Ça fait toujours son effet.
– Je ne sais pas si tu as bien saisi l’ampleur de la situation…
– Bien sûr que si. C’est toi qui t’en fait trop. C’est pas comme s'il allait te demander en mariage ! Vous allez juste parler, tranquillement, et tout se passera bien.
– Tu n’as pas envie de m’aider à faire des courses, juste pour être sûr ? Je n’ai pas forcément envie de l’accueillir avec des bières et un plat préparé.
– Mais enfin, qu’est-ce que tu as contre les bières !
– Ce n’est pas romantique, voilà ce qu’il y a ! »
Elle fit semblant de bouder, mais au final elle m’accompagna de bon cœur. Faire les courses était un jeu que nous affectionnons tous les deux. Elle avait l’impression de jouer à une chasse au trésor, et la voir déblatérer sur tout et n’importe quoi me faisait rire. Rapidement, mon sac fut rempli de tout ce j’avais besoin selon elle. Elle me mit même contre mon gré les fameuses pétales de rose dont elle m’avait parlé rien que pour me voir protester avec gêne.
Je passai le reste de mon après midi à préparer de quoi manger, sans doute pour quatre, d’ailleurs. Mais ça me détendait. Compter le temps de cuisson, préparer les sauces, concentré sur les étapes, me permettait d’oublier un peu le temps qui passait. Puis, une fois que tout fut prêt ; j’attendis. Assis sur ma chaise, tournant autour de la table, grattant quelques cordes, tout me semblait durer une éternité. Dans un sursaut d’ennui, je fini même par lancer ces fameuses roses partout dans le salon où j’avais préparé le repas. Peut-être qu’avec un peu de chance, il en rira, pensai-je avec consternation. Mais une fois que ce fut fait, le temps me parut toujours aussi ralenti. Mes doigts durent rebondir une centaine de fois sur la table avant que la porte ne s’ouvrit. Au moindre bruit je sursautai. Puis, en me relevant brusquement, je le vis arriver sur le pas de la porte.
« Salut, Bastien. »
Je m’approchai lentement. Il semblait fatigué, bien que moins qu’auparavant. Ses cernes cochées n’avaient pas totalement disparues mais s’étaient atténuées. Il avait aussi repris du poids et du muscle.
« Salut. »
Ni lui ni moi semblait savoir quoi se dire. Pour toute réponse, je lui tirai la joue autant que je le pouvais. Il fit une grimace.
« Mais qu’est-ce que tu fais ?
– Et bien quoi ? Je vérifiai que tu n’étais pas un fantôme, c’est tout !
– Mais bien sûr. »
Ne sachant surtout pas quoi y répondre, il détourna son regard. Alors qu’il enlevait ses chaussures, je rajoutais :
« Tu as meilleure mine. Ça te va bien.
– Oui. Toi aussi, d’ailleurs. Tu as continué le sport ?
– Moins qu’avant, mais quand même. Je ne pourrais jamais arrêter totalement, de toute façon. Ah, attends ! »
Je voulus un instant le retenir de rentrer dans le salon, mais je réagissais trop tard. Au vu de sa tête fixant avec interrogation les pétales roses traînant de partout, je ne sus pas si je devais en rire ou en pleurer.
« C’est… une idée de la voisine…
– Rassure-moi, ce ne sont pas tes belles-de-nuit que tu as arraché de cette manière, hein ?
– Quoi ? Bien sûr que non, quel barbare ! Non, c’est ma voisine qui a acheté ça. Elle disait que ça faisait toujours son effet.
– Tout l’effet que ça me fait, c’est que je me demande combien ça va prendre pour nettoyer tout ça…
– N’est-ce pas... »
Le visage caché de ma main, je maudit l’ennui et son attente qui m’avaient fait faire n’importe quoi.
« Il doit avoir dans nos cerveaux de primates quelque chose qui ne s’allume pas, hein, soupirai-je.
– Je ne sais pas trop, répondis Aïden d’un air gêné, car j’ai eu manifestement une idée aussi stupide que la tienne. »
Ne comprenant pas de prime abord, son regard m’invitait à regarder la table devant laquelle on était. Il avait déposé une fleur violette, parfaitement bien ouverte, dont la forme en entonnoir m’était plus que familière.
« C’est une belle de jour. Je suis passé devant un fleuriste, en allant ici… Comme elle ressemblait vraiment aux fleurs que tu affectionnes tant… Je me suis dit que ça te ferait plaisir.
– Effectivement, tu n’es pas mieux que moi. »
Prenant délicatement la fleur enrubannée, je l’observais attentivement. Elle ressemblait vraiment à une de mes belles-de-nuit, mis à part sa couleur et sa taille, étant légèrement plus petite. Aïden voulu sans doute s’insurger de ma remarque, mais voyant que je m’occupai immédiatement de son cadeau, il se ravisa.
« Merci, rajoutai-je avec un grand sourire. Elle est vraiment belle. »
Et enfin, nous nous assîmes. La longue journée commençait à peine à atteindre son terme. L’un face à l’autre, nous nous regardions en silence.
« Alors ? Finis-je par lancer. Qu’est-ce que tu voulais me dire ? »
Le regard bleu clair d’Aïden se décrocha presque aussitôt du mien.
« Beaucoup de choses, en fait… »
Il respira.
« Quand tu as quitté l’hôpital, tout ce que je voulais, c’était te répondre. Je voulais m’insurger, te prouver que tu te trompais. Que je n’avais pas tant de problème que ça, et que ce n’était pas si grave. Puis à force d’en discuter et d’y réfléchir, je me suis posé. Puis j’ai accepté. Tu avais raison, Bastien. Tu avais raison et j’en suis vraiment désolé. Je t’ai causé du tort simplement parce que je n’arrivais pas à m’admettre que j’allais réellement mal. Et je m’en veux, pour ça. »
Je voulus presque le consoler, mais aucun son sorti de ma bouche. Je me taisais.
« C’est dur, Bastien ! Je ne sais pas parler comme toi, moi… Je sais juste foncer dans le tas et me taire. C’est ce que je fais de mieux. C’est sans doute pas forcément agréable, mais… Même avec tous mes efforts, je ne pense pas que j’y arriverai. Je ne me transformerais pas. Quand je parle à quelqu’un, quel qu’il soit, j’ai toujours l’impression qu’au bout de trois phrases, ce que je dis sonne faux, comme si tout était ridicule. Je ne saurai pas expliquer… »
Il fit une pause.
« Mais bref. J’ai passé plusieurs mois à l’hôpital. Ce ne fut pas forcément agréable… Mais j’en suis sorti. J’ai quitté l’internement en juin, et j’ai continué un suivi en hôpital de jour pendant un mois. J’ai pu reprendre le sport, une vie un peu plus active… Et il semblerait que je m’en sors, à peu près. »
Il eut étrangement un mouvement de recul, sans que je ne dise quoi que ce soit.
« Je comprendrais, que tu ne me fasses plus confiance… Je ne pense même pas que le moindre discours puisse sauver quoi que ce soit. Mais… Je tenais quand même à te parler. Je veux m’excuser. Je pleurais tellement ma sœur que je ne m’étais pas rendu compte de l’importance que tu avais dans vie. Vivre avec toi, m’entraîner, manger ensemble… Ça m’a énormément manqué. Ça me manque toujours, d’ailleurs.
– Te fatigue pas, va, finis-je par souffler. Si tu as encore les clés de cet appartement, ce n’est pas pour rien.
– Quoi ? Comment ça ?
– Et bien, si je t’en avais vraiment voulu, j’aurais sans doute demandé, à toi ou à quelqu’un d’autre, de me rendre les clés. Mais je ne l’ai pas fait, et tu les as gardé. Ce n’est pas pour rien.
« Ce qui veut dire ?
– Que tu es ici chez toi, répondis-je simplement en me levant chercher les plats. Et que tu peux venir et repartir d’ici autant que tu le veux. Bon, si tu pouvais éviter de jouer au moulin, je pense que pour le bien de mon cœur, ce serait préférable. Mais tu comprends ce que je veux dire ? »
Ce fut à lui de se taire, totalement soufflé. Lui qui avait manifestement prévu un plan d’excuse et d’autoflagellation, se retrouvait désormais comme un imbécile devant des plats et quelqu’un qui souriait. Je rajoutai :
« Je ne peux pas te permettre de toute façon de t’inculquer tous les torts. J’en ai moi même plus d’un. Et moi aussi, je cherche à m’améliorer ! Je ne veux plus me fermer dans l’ombre et le silence, caché derrière la peur de déranger. Alors… la prochaine fois que je me tais, tu auras le droit de me frapper aussi fort que ce pauvre punching-ball. »
Surpris, Aïden éclata de rire comme je ne l’avais jamais vu auparavant. J’eus un soupir de soulagement ; il avait véritablement changé.
« Si jamais vraiment ça n’allait pas, fini-t-il par dire en riant, ce serait au punching-ball que je m’en prendrais, sois-en sûr !
– J’espère bien ! Je n’ai pas envie de devenir une femme battue…
– Mais oui, reprit-il. Je t’embêterai peut-être un peu, si tu veux, si jamais vraiment tu commences à avoir tes fameux sourires tordus.
– Comment ça, mes sourires tordus ? »
Pour toute réponse, il se leva simplement et me tira les joues vers l’arrière.
« Celui-là ! Je parle de ce sourire là ! Celui que tu as quand une ombre le tire sans que tu le veuilles, quand quelque chose te tracasse et que tu as peur. Ce sourire tordu de défense qui sort tout seul à chaque fois… Et que j’ai trop souvent ignoré ! »
Touché en plein cœur, je ne trouvai rien à répondre. Je n’avais jamais osé parler de cette impression que j’avais à qui que ce soit. Je me sentais tellement seul et étrange dans ce réflexe involontaire de sourire, signe de bonheur et non d’anxiété, que je n’avais même pas pensé le formuler en mot. Et pourtant… Il avait compris. La pression de ses doigts se transformèrent alors en une simple caresse quand il m’embrassa sur les lèvres. Les plats fumants, abandonnés sur la table, semblèrent en quelques secondes beaucoup moins attirants.
Dormir de nouveau avec Aïden fut une renaissance. Il avait encore parfois quelques tremblements, mais ils étaient tellement anodin qu’ils ne me réveillaient quasiment jamais. Je lui présentai Célia et le groupe, dans lequel il s’intégra à merveille. Notre binôme fonctionnait au mieux, pérenne ; quand j’y réfléchissais, je ne pouvais m’empêcher de penser à Béryl, dont seul restait dans notre vie la pierre autour du cou de son frère, et qui devait sans doute en être très fière. Les progrès d’Aïden sur son mental étaient indiscutables.
Ayant eu un aménagement médical suite à son hospitalisation, Aïden ne fut pas sanctionné pour son comportement absentéiste. Il pu recommencer sans année sans aucun problème et l’obtint avec une facilité déconcertante. Entre temps, nous avions repris nos habitude d’entraînement. Nous dûmes tester plusieurs club avant de trouver celui qui nous convenait et qui nous acceptait. Ce ne fut pas de tout repos, mais une fois trouvé, nous arrêtâmes totalement de vagabonder. Nous retrouvant à nouveau sur les terrains de courses, il me semblait revivre à chaque fois un des premiers étés de ma jeunesse.
Puis un matin, alors que l’automne commençait à peine, Aïden me demanda :
« Dis… Est-ce que tu crois qu’on pourrait aller chez ton père ? »
Une question aussi anodine me prit totalement de court. Posant ma guitare, j’entrepris immédiatement de vérifier la possibilité de l’action. Plusieurs années s’étaient écoulées et Aïden avait fini ses études. Il entamait sa première année en tant que professionnel, mais son travail ne commençait pas immédiatement, lui permettant de préparer une course importante pour une éventuelle carrière sportive.
Aïden était déjà rentré dans notre vieille ville de temps en temps. Mais il n’était jamais resté plus d’une journée et avait toujours refusé d’être accompagné. Ne voyant rien d’important dans mon emploi du temps, je demandai :
« Tu es sûr ? Parce que c’est possible.
– Je le suis.
– Bon… Prépare tes affaires, je vais charger le vélo. »
Connaissant son matériel photo mieux que personne, je n’étais d’aucune utilité pour savoir ce qu’il fallait prendre ou laisser pour un passage en montagne. Cependant, alors que je le regardais du coin de l’œil, je finis par apercevoir, sans trop comprendre, qu’il ajoutait à tout son matériel une vieille photo brûlée et déchirée que je ne connaissais pas. En quelques minutes, nous étions déjà sur le départ. Avec Aïden, tout se devait de suivre son allure. Regardant la route défiler avec habitude, revoir à nouveau les vieilles montagnes de mon enfance me fit néanmoins sourire. Je sentais qu’Aïden, tendu, s’agiter à coté de moi, mais je ne pouvais savoir si c’était à cause de revenir dans un lieu de mémoires fort où autre chose que j’ignorais.
J’arrivai dans le garage de mon père alors qu’il était presque midi: sans même nous préoccuper de manger, la première chose qu’on fit fut de sortir le fameux vélo rouge du coffre. Je montai au guidon, alors qu’Aïden s’assit sur le porte bagage. En un éclair, nous étions déjà parti, alors que l’étreinte de mon compagnon sur mon dos me rendait euphorique.
« Tu sais qu’à la base, le porte-bagage d’un vélo ne sert pas à ce qu’on s’assoit dessus, cria Aïden pour passer au dessus du vent.
– Et bien écoute, on fait avec ce qu’on a, répondis-je sur le même ton. »
En a peine plus d’une heure, on traversa la ville à grande vitesse.
« Regarde, le lycée est vers l’est ! »
Il avait ressorti sa vieille boussole. Mais je n’eus pas besoin de ses indications pour le trouver.
« Oui ! On va bientôt passer devant le champ de tournesol. On pourra monter les admirer un peu, si tu veux.
– Et comment que je veux ! »
Ralentissant pour mieux profiter des grandes fleurs au pétales jaunes, je vis Aïden se redresser sur le vélo pour frôler les fleurs de sa main alors que je pédalais.
– Tu les aimes tant que ça, ces fleurs ?
– Tu as vu leur taille ? C’est impressionnant ! »
Je hochai la tête, tachant de garder mon souffle. L’endurance était toujours mon point faible.
Ce fut la première fois que je montai sur le morceau de montagne admirer le champ de tournesol d’en haut. Alors que je prenais mon temps de grimper sans m’essouffler, Aïden me pressait, bien devant moi en courant presque, à augmenter la cadence. Une fois en haut, nous nous assîmes l’un contre l’autre et comme à mon habitude, un de mes bras passa sur ses épaules. Profitant d’un moment de silence, mon compagnon sorti tout son attirail alors que je me reposais. Je ne sus pas dire véritablement si il prenait en photo le soleil d’automne ou le champ juste en dessous. Tout ce dont je pouvais être sûr, c’était qu’il souriait.
Nous fîmes ainsi un trajet de souvenir, passant par tous les endroits que nous fréquentions. Du mur d’escalade, à l’ancien parc d’entraînement, allant même jusque dans les fourrés où il nous arrivait de nous endormir à la belle étoile. Puis, au bout de quelques heures, quand il me semblait avoir fait le tour, je demandai, ruisselant :
« Et alors, Aïden ? Où est-ce qu’on va, maintenant ?
– Au cimetière. »
Il l’avait dit en souriant, mais sa réponse me figea sur place.
« Et bien quoi ? Il fallait bien que j’aille dire bonjour à ma sœur, un jour…
– Bon… fis-je en essayant de reprendre contenance. Et bien, c’est parti. »
Le parcours fut un peu plus silencieux et moins joyeux. Je sentais sur ma taille la main d’Aïden se refermer fermement, comme si il craignait sur quoi il allait tomber. Au bout de quelques minutes, je me stoppais devant le vieux grillage en fer qui indiquait l’entrée du cimetière de la ville. Alors que j’allais commencer à m’y engouffrer, il me stoppa du plat de la main.
« Désolé, mais… Est-ce que tu pourrais m’attendre ici ? J’ai besoin d’y aller seul.
– Aucun problème. »
Mon ton était le plus conciliant possible. C’était la première fois qu’Aïden parlait de rendre visite à sa sœur. J’étais tellement heureux qu’il aurait pu me demander de faire des claquettes en condition que je l’aurais sûrement fait. C’était une étape de son deuil qui doucement, commençait à être passée.
J’attendis bien une demi-heure seul devant ce grillage en silence. Je ne sus pas ce qu’il fit. Peut-être s’était-il perdu. Ou alors, avait-il mis du temps à trouver la tombe. Toujours était-il qu’il fini par revenir lentement vers moi. Il avait l’air angoissé mais heureux. Dans ses mains se trouvait une belle de nuit rose, comme celles que je pouvais trouver dans mon jardin.
« Tout s’est bien passé ?
– A merveille. Regarde : j’ai trouvé ça. »
Me tendant la fleur fermée face aux rayons du jours qui commençaient à s’amenuiser, je la pris, plutôt surpris.
« Si tu me dis que tu l’as récupéré sur l’un des bouquets des tombes, je te la fais manger !
– Mais pour qui tu me prends, enfin ! Je ne suis pas un monstre. Fais attention à ce que les pétales ne s’abîment pas, en marchant.
– Ah ? m’étonnais-je en le suivant. On ne continue pas en vélo ?
– Il ne sera pas volé, ici. On pourra retourner ici plus tard, non ?
– Ah oui, ça me va. Tout me va, à vrai dire. »
La fin de l’après midi commençait à tomber quand nous discutions de nos vies dans la ville sur les montagnes, marchant calmement en ces rues. Petite et peu habitée, la tranquillité qui s’en dégageait était exemplaire. Promener tranquillement dans des rues peu fréquentées, sachant pertinemment que personne nous jugeait ou pouvait se souvenir de nous était particulièrement agréable. Marchant dans les rues, nous glissions comme des poissons dans l’eau, invisible et inodore, faisant partie du paysage. Puis, alors que le soleil, comme à son habitude à cet endroit, commençait à disparaître sous les montagnes, Aïden me donna un coup de coude. Je ne sus pas si c’était le crépuscule ou tout autre émotion, mais il me paraissait particulièrement rougi.
« Qu’est-ce qu’il y a ?
– Fais attention, dit-il simplement. Ta fleur est en train de s’ouvrir. »
Ne comprenant pas où il voulait en venir, je contemplais la petite fleur rose que je tenais jusque là dans ma main. En effet, les pétales commençaient à s’ouvrir et tomber sur le sol. Mais quelque chose de brillant à l’intérieur de la plante m’intrigua davantage. Essayant d’attraper cet objet brillant qui trônait étrangement à l’intérieur de la fleur, je ne compris ce qui se passait au dernier moment ; quand Aïden, sous un ciel clair qui s’assombrissait tranquillement, posa un genou à terre.