***

*

Ama

Ama venait d’entrer dans la gare, portant d’une main sa petite valise. Elle avait décidé de prendre le premier train qui se présenterait, mais alors qu’elle s’approchait du tableau annonçant les rares destinations, elle aperçut à travers une vitre du hall deux silhouettes qu’elles connaissaient bien.

Prince et Ida se tenaient sur le premier quai, là où passaient les trains en direction de la mer. Ils n’avaient pas de bagages et bavardaient tranquillement sous la bruine. 

Ama fit un pas de côté, afin de cacher sa présence. Elle en fut un peu désolée, mais elle ne souhaitait pas avoir à expliquer sa valise, son départ.
Il lui était étrange de voir un duo si insolite sur le quai, par ce temps, pour aller à la mer. Elle se dit qu’elle n’aurait jamais la réponse à ce mystère, et cette pensée fut étrangement agréable.

Ama attendit de loin que le train arrive, que les deux habitants du Hameau y montent et qu’ils soient emportés. Alors, elle se dirigea vers le quai d’en face.
Elle ne savait toujours pas où elle irait, mais ce serait dans l’autre sens.
Repérant un banc sous un auvent, elle s’y installa et attendit. Il ne faisait pas froid ; parfois, lorsque le vent tournait, il mouchetait son visage de gouttelettes qu’elle ne cherchait pas à essuyer. À son cou brillaient dans leur fiole les petits bateaux d’or qu’elle avait décidé d’emporter. La grisaille du ciel ne ternissait en rien leur éclat.

Nonchalamment, d’autres silhouettes que la sienne vinrent petit à petit ponctuer le plat du paysage. Portant sacs à dos ici, valises grosses ou petites là, une étrange cage couverte d’un drap pour cette dame, ou rien du tout parfois, les mains dans les poches et le nez vers l’horizon. 

Puis un train arriva.

Ama se leva, prit sa valise et s’approcha du bord du quai. Elle regarda défiler les wagons et les fenêtres, laissant le souffle du convoi lui ébouriffer les cheveux jusqu’à ce qu’il s’arrête complètement. 

À l’ouverture des portes, elle s'écarta pour laisser descendre une, puis deux personnes. Comme aucune autre silhouette ne se présentait, elle s’avança, tranquillement. Puis s’immobilisa. Avec un peu de retard sur les autres, un dernier passager venait de s’approcher de la sortie pour descendre.

Leurs regards se croisèrent et le cœur d’Ama s’arrêta.

*

— Bonjour Ama.
Il était grand, jeune. En tous points identique et pourtant.
— Vous n’êtes pas Saul.
— Si et non. Je suis Saul, mais je ne suis pas le vôtre.
— Que faites-vous là ? Les mondes ont été refermés, chacun est rentré chez soi, dit Ama dont les mains tremblaient.
— Il faut que l’un de nous reste, dans l’un des mondes au moins, pour renvoyer la sirène chez elle lorsqu’elle recommencera. C’est ainsi que vous êtes et serez toujours sauvés.
— Pourquoi c’est vous qui restez, et pas le nôtre ?
Peiné pour deux, Saul baissa les yeux.
— Il n’a pas souhaité revenir, avoua-t-il conscient de la douleur qu’il allait provoquer. Il préfère sa vie de sirène à ce qu’était sa vie de Saul.
Le cœur d’Ama se replia sur lui-même.
— Pourquoi les bateaux dorés ? C’est lui qui les posait, je le sais.
— Oh.
De nouveau, Saul baissa les yeux vers le sol.
— Il voulait partir mais ce n’était pas facile ; à cause de vous. Il a posé un bateau chaque fois qu’il a hésité et repoussé son départ. 

Ama se referma complètement ; une vague nouvelle commençait à l’emporter, une vague d’un goût beaucoup trop salé. À l’humiliation, de n’avoir pas été suffisante ni assez bien, venait donc maintenant s’ajouter la colère. La colère d’avoir été si peu considérée qu’il ne soit même pas venu lui parler. Face au silence, l’autre Saul reprit :

— Ce sont ces bateaux qui m’ont guidé jusqu’à ce monde-ci. Ils brillent tellement ; depuis chez moi je ne voyais qu’eux. Je pense qu’il pensait à cela aussi en vous les donnant.
— Il ne voulait pas revenir, mais vous, oui ? demanda-t-elle d’une voix asséchée.
L’autre Saul releva les yeux et les plongea au plus profond de ceux d’Ama.
— Moi, oui.
Ama recula d’un pas et raffermit sa poigne sur l’anse de sa valise. Entre eux deux, la bruine avait cessé de tomber.
— Je pars, dit-elle.
— Je vais vivre au Hameau. J’y serai. Pour toujours.
— Je le saurai, dit Ama. Cela ne veut pas dire que je reviendrai.

*

— Excusez-moi, lui demanda le jeune homme.
Il n’avait pas de valise, pas de bagages ; ses yeux étaient deux puits sans fond à la surface aussi calme que celle de la fontaine.
— Peut-être pourrez-vous m’aider, je cherche le Hameau, savez-vous où c’est ?
— Oui, répondit Ama surprise. Sortez de la gare et avancez tout droit sans vous arrêter, vous vous trouverez devant un grand porche en bois, vous y serez.
— Merci, dit le jeune homme.

Il aurait dû partir mais il ne le fit pas.

Ama aurait dû monter dans le train mais elle ne bougea pas.

Puis le sifflet du départ sonna, alors elle arracha ses yeux de ceux de l’étranger et s’engouffra dans le wagon.

Elle s’assit près d’une fenêtre et alors que le paysage commençait à bouger et s’éloigner, elle vit un rayon de soleil percer entre les nuages.

FIN