À l’heure où la brume s’accroche encore aux lucarnes, Gabriel poussa la porte de la forge. Il lui fallait la présence rassurante d’un autre souffle que le sien ; tout naturellement, il s’était tourné vers cet atelier où les crépitements de la vapeur et le martèlement du métal chassaient sa solitude.
Gabriel resta un instant immobile sur le seuil, enveloppé par la chaleur paisible du lieu. Il prit une lente inspiration, et les échos métalliques trouvèrent leur place en lui, sans heurt. Tout ici lui rappelait Valorne : les ateliers en retrait, les machines anciennes au souffle obstiné des souterrains qui persistaient toujours à battre sans exiger autre chose que de continuer.
Dans le silence encore fragile du matin, les rouages suspendus au plafond tournaient lentement, entraînés par une poulie à contrepoids qui ronronnait doucement dans un coin de l’atelier. La forge respirait, comme un vieux thorax d’acier aux côtes un peu rouillées. Et chaque grincement familièrement valornien vibrait un peu trop près. L’apaisement qui aurait dû l’envelopper vacillait, grignoté à la marge par la brûlure tranquille des souvenirs qui ne cicatrisent pas.
La silhouette d’Elias se découpait dans les volutes de vapeur : tunique roulée aux coudes, muscles tendus sous l’effort lent et précis d’un martèlement qui semblait s’adresser autant à la matière qu’à lui-même. À ses pieds, un soufflet auto-régulé s’animait par pressions hydrauliques, alimenté par une pompe silencieuse plongée dans un bassin de récupération. Un engrenage fixait son rythme à une clepsydre dorée.
— Installe-toi où bon te semble, souffla-t-il sans détourner les yeux – mais dans l’ombre discrète de sa voix, le poids de la solitude s’allégea.
Gabriel s’approcha de l’établi secondaire où il déposa son panier rempli de tiges fendues, de racines encore humides, de fleurs noueuses qu’Yrma avait désignées comme “essentielles à ceux qui portent trop de noms oubliés.”
Élias forgeait depuis la veille — non par commande ni urgence, mais parce que ses mains avaient besoin d’occuper la nuit, de se souvenir comment tenir sans trembler.
Quand le marteau s’abattait, il n’entendait pas le chant du fer : il entendait les flammes rugir sous les poutres, le bois éclater comme des os et le souffle arraché d’une sœur happée par l’incendie.
— Tu sais ce qu’on disait, chez moi, quand une enclume se fendait ?
Le marteau suspendit son élan, juste un instant. Gabriel secoua la tête, sans rompre le silence.
— Que c’était pas le métal qui craquait. C’était l’âme du forgeron qui fatiguait.
Il passa une main sur son front noirci.
— J’ai fendu la mienne le jour où les flammes ont avalé mon village.
Gabriel ne répondit pas. L’air semblait s’être épaissi juste assez pour suspendre les mots inutiles.
Un cliquetis discret résonna dans l’atelier — la clepsydre, fidèle sablier liquide, atteignait à nouveau son repère. Les rouages frémirent dans l’ombre et le soufflet reprit son souffle.
La forge battit à nouveau son rythme, plus grave, plus intime. Un souffle, une frappe, un silence — un cœur de métal qui cherchait l’équilibre.
Entre deux coups de marteau, Élias, sans quitter des yeux la pièce qu’il ajustait à l’enclume, lança d’un ton plus détendu :
— C’est étrange, mais dès que t’arrives, j’ai l’impression que l’atelier sent la terre humide. Comme si t’apportais le début d’un jardin que t’as jamais planté.
Gabriel leva lentement les yeux, surpris, puis haussa une épaule, mi-amusé, mi-intrigué.
— On a tous des fantômes... Les miens sentent l’humus, faut croire.
Élias répondit d’un petit grognement approbateur. Un silence feutré suivit, mais plus léger que les secondes précédentes, traversé par cette complicité discrète que tissent les gestes partagés. Le métal chantait toujours, mais quelque chose dans son timbre s’était apaisé.
La lourde porte de la forge grinça doucement sur ses gonds et un souffle d’air frais pénétra l’atelier, bousculant les volutes de vapeur et faisant frémir les herbes suspendues. Une silhouette se découpa dans l’encadrement : élancée, le port assuré, marquée par des lignes pleines.
Feryn retira lentement ses gants de cuir, marqués de brûlures fines et d’huile séchée, et les rangea dans la doublure de son manteau anthracite. La lumière ocre des braises fit luire les verres cuivrés des lunettes qu’il gardait à son cou.
— Je dérange ?
La question flotta, polie mais sans réelle hésitation. Élias suspendit son marteau un bref instant, le temps d’un souffle.
— À moins que tu sois venu ranger mes outils par ordre alphabétique, tu peux rester, lança-t-il sans lever les yeux.
Gabriel, surpris, se redressa légèrement. Il n’avait croisé Feryn qu’une poignée de fois, toujours de loin — silhouette haute et mouvante entre une arche effondrée et l’ombre des chaudières.
Feryn esquissa un sourire discret, presque esquissé, et s’approcha.
— Tu plaisantes, mais je t’ai déjà vu ranger tes mèches de cuivre par couleur d’oxydation. Je soupçonne ton chaos d’être méthodique.
Un léger ricanement s’échappa d’Élias, étouffé dans sa barbe sombre. Il reposa son marteau sur le rebord de l’enclume, plus par courtoisie que par besoin.
— Disons que même le désordre mérite sa logique, répondit-il.
Feryn s’arrêta près de l’établi. Il allait parler — une remarque quelconque, un prétexte pour meubler le silence — mais les gestes de Gabriel le retinrent. Ses doigts triaient les tiges une à une, sans jamais les froisser. Il y avait là la même manipulation que réclame l’équilibre d’un engrenage, la tension exacte d’un piston bien posé : cette alliance rare entre précision et écoute.
Alors, une évidence s’imposa, aussi limpide qu’un plan qui s’ajuste de lui-même : ces mains-là sauraient assembler une machine comme on accorde un cœur, sans perdre ce qui le fait battre.
— Tu travailles avec Yrma, alors ? demanda-t-il à Gabriel, sans détour.
— Elle m’apprend à reconnaître ce qui soigne… et ce qui se tait, répondit-il prudemment.
Feryn hocha lentement la tête, les yeux posés sur les gestes précis de Gabriel. Puis, sans un mot, il écarta un pan de son manteau et en sortit un étrange objet qu’il posa sur l’établi avec un clonk discret mais volontaire.
— Je l’ai appelé le Métronome à Inertie Réciproque. C’est scientifique, donc c’est crédible.
Il effleura du doigt la fine spirale de cuivre qui reliait le balancier à son bras, un geste délicat. Mais ce n’était pas l’objet qu’il observait, c’était Gabriel. Avec cette intensité nonchalante, à peine voilée, qu’il réservait à ce qui captait vraiment son attention.
— J’ai besoin de quelqu’un qui touche les choses comme toi. Et qui laisse la logique faire un peu de place à l’instinct.
Feryn marqua une pause, comme s’il mesurait le terrain.
— Et pour être honnête, t’as une tête que j’ai envie de voir penchée sur mes plans. Souvent. De près.
Gabriel ne releva pas. Pas encore. Il rangea une tige sans urgence dans son panier, laissant les mots flotter un instant. C’était trop direct pour être inoffensif, mais pas assez pour être franchement déplacé. Il notait ça : cette façon qu’avait Feryn de marcher droit dans une conversation sans demander si la porte était ouverte.
— Si jamais tu veux voir ce que ça donne quand la vapeur apprend à danser, passe à mon atelier. Je promets rien… sauf que tu risques d’y revenir.
— Il est pas sérieux, prévint Élias, en reprenant un peu trop calmement ses pinces. Et son atelier est un nid à entropie.
Son ton n’avait pas changé, pas vraiment, mais quelque chose dans le mot entropie sonnait plus sec qu’à l’habitude. Un infime déplacement d’humeur, comme si l’air s’était tendu d’un degré à peine perceptible. Ce n’était pas la première fois que Feryn lançait ses phrases légères comme des câbles. Mais cette fois, elles semblaient avoir trouvé un point d’ancrage un peu trop proche.
— Je défends une esthétique du désordre fonctionnel, rectifia Feryn avec une dignité feinte qui trahissait presque de l’humour.
Il redressa légèrement le métronome, comme pour vérifier son équilibre, puis laissa retomber sa main contre le bois tiède de l’établi. Un dernier regard sur les herbes, soigneusement étalées, et il ajouta — plus bas, presque pour lui-même :
— Ces mains-là vont me coûter cher, si je les laisse filer.
Puis, comme si rien ne s’était passé, il se tourna vers Élias et demanda avec la légèreté de ceux qui savent parfaitement ce qu’ils font :
— Dis, tu l’as finie, ma rondelle spiralée ou je dois pleurer un poème pour qu’elle sorte du métal ?
Élias haussa un sourcil sans se retourner.
— Si tu veux un poème, va voir Yrma. Moi, je forge. Et je jure qu’elle était droite avant que tu me balances ton croquis bancal.
Il désigna du menton une pièce à refroidir sur le rebord de l’établi ; une petite rondelle cuivrée et spiralée attendait. Élias l’avait forgée dans la nuit, sans plan précis mais avec cette obstination silencieuse qu’il réservait aux demandes impossibles de l’inventeur.
Feryn s’en approcha, la saisit du bout des doigts, la fit lentement pivoter dans sa paume comme pour sentir si elle chantait juste.
— Parfaitement imparfaite, murmura-t-il. Elle hésite comme je le voulais.
Gabriel suivit le geste du regard. Il ne savait pas exactement à quoi servait cette pièce, mais il reconnaissait la délicatesse dans sa forme et dans la façon dont Feryn la manipulait, comme on jauge un équilibre fragile.
Feryn revint s’accouder nonchalamment à la table, près du métronome encore oscillant.
— Tu vois, certains objets ne fonctionnent que si on accepte qu’ils ne soient jamais vraiment stables. C’est ça, le secret. Pas de perfection. Juste un déséquilibre qui tient.
Feryn déposa la rondelle spiralée sur le rebord du métronome, sans la fixer encore. Il la fit tourner du bout de l’ongle, juste pour en observer l’oscillation naissante. Elle vibrait à peine, comme si elle cherchait encore son axe. Puis, d’un geste précis, il l’inséra dans le mécanisme et le balancier sembla aussitôt s’ajuster.
— Voilà, souffla-t-il. Maintenant, il respire mieux.
Élias leva un sourcil, sans commentaire. Il connaissait ce ton-là chez Feryn. Celui qu’il employait quand il bricolait un engrenage ou quand il tombait amoureux d’un théorème.
Gabriel observait la cadence nouvellement trouvée du métronome, et cette manière qu’avait Feryn de parler à ses objets comme à des bêtes rares, juste parce qu’il ne savait pas faire autrement.
— Je suppose que tu veux que je dise “joli tour”, finit-il par lancer.
Feryn tourna légèrement la tête, un sourire tranquille aux lèvres.
— Non. Juste que tu viennes voir comment ça évolue.
Un silence suivit, léger mais dense. Gabriel soutint son regard une seconde de trop, puis détourna les yeux vers l’établi.
— Je réfléchirai… si t’as du thé. Noir. Fort.
— Toujours. Et une chaise bancale rien que pour toi.
Gabriel hocha à peine la tête, une manière de clore la conversation. Le balancier du métronome poursuivait sa danse muette, désormais accordée à quelque chose de plus large que lui : le rythme de ce moment qui ne disait pas tout.
Feryn se dirigea enfin vers la porte et en effleura le battant du bout des doigts. Il avait déjà remis ses gants, sa machine calée contre sa hanche. Il ne regardait pas Élias, mais il avait vu. Ce petit tressaillement de mâchoire, cette manière d’ajuster un outil déjà en place.
Un pli discret lui remonta aux lèvres entre amusement et lucidité.
— Je reviendrai. Juste pour voir si ton cuivre tient mieux la route que ton self-control.
Élias ne dit rien. Mais le léger raclement qu’il fit en rangeant ses outils tenait plus du signal que du hasard.
Gabriel sentit quelque chose se contracter autour. Comme une chaleur qui déraille d’un demi-degré. Il posa une tige d’armoise, puis une autre.
La porte se referma derrière Feryn sur un courant d’air tiède.
— Il t’a plu, hein ? murmura Élias d’un ton presque trop neutre, sans détourner les yeux de son plan de forge.
— Il fait beaucoup de bruit pour quelqu’un qui parle si bas.
Un silence, presque complice.
— Et toi ? Tu tiens souvent tes promesses de forger l’impossible, ou c’était juste pour le faire taire ?
Élias haussa brièvement une épaule, comme si la question glissait sur lui. Pourtant, son geste manquait de sa nonchalance habituelle.
— J’avais pas prévu qu’il te regarde comme ça, lâcha-t-il simplement.
Élias laissa échapper un souffle discret, comme pour reprendre le fil entre ses gestes et ses pensées. Il fronça à peine les sourcils et baissa les yeux sur le métal dans sa main.
Et sans même s’en rendre compte, les mots glissèrent :
— J’sais même pas pourquoi ça m’agace.
Aussitôt, il se figea. Pas vraiment surpris de l’avoir pensé, mais d’avoir laissé ses mots franchir ses lèvres.
Encore un bon chapitre, où tu parviens à trouver un équilibre et une finesse dans tes dialogues qui rend la relation entre tes personnages savoureuse. J'aime beaucoup aussi ta manière de présenter la forge et le métronome comme quelque chose de vivant, un être qui respire. La métaphore fonctionne vraiment bien et contribue à créer une ambiance de moment suspendu entre ces trois-là. Ça donne à ton chapitre un rythme plutôt lent qui lui sied parfaitement.
Je n'ai pas bien compris cette tournure de phrase : "les machines anciennes au souffle obstiné des souterrains qui persistaient toujours à battre"
Je pense que c'est "au souffle obstiné des souterrains" qui me dérange.
"Feryn esquissa un sourire discret, presque esquissé, et s’approcha."
--> Répétition inutile d'esquisser
Attention, tu utilises beaucoup le vocabulaire du souffle dans tes descriptions. Quand on y ajoute le soufflet de la forge, ça crée une impression de redondance.
Bref, j'avais mes réserves concernant une histoire de romance MM car ce n'est pas du tout mon style de lecture, mais pour l'instant je prends plaisir à te lire, la qualité de ta plume et la finesse des dialogues y est sans doute pour beaucoup.
Au plaisir,
Ori'
J'aime décidément beaucoup tes commentaires : bienveillants, avec une critique soignée et construite.
Tu fais très bien de me faire remarquer la tournure qui avait pour but de ramener Gabriel à Valorne où l'essentiel des machineries d'époque se trouvent en souterrain. Je pense que, de fait, le message n'est pas clair et mérite d'être approfondi.
Ohlala, ma relecture a traversé la répétition... Je vais corriger ça de ce pas. Merci d'avoir relever ce détail quelque peu dérangeant.
Je vais m'atteler à une énième relecture, en espérant parvenir à corriger cet effet de redondance.
Je suis ravie que ce chapitre t'ait retenu au sein des Terres d'Elysandre, et j'espère que la suite parviendra également à te retenir.
Au grand plaisir de lire à nouveau tes commentaires qui sont une source de motivation indéniable. ✩
J'aime décidément beaucoup tes commentaires : bienveillants, avec une critique soignée et construite.
Tu fais très bien de me faire remarquer la tournure qui avait pour but de ramener Gabriel à Valorne où l'essentiel des machineries d'époque se trouvent en souterrain. Je pense que, de fait, le message n'est pas clair et mérite d'être approfondi.
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