𝙲𝚑𝚊𝚙𝚒𝚝𝚛𝚎 𝟹

Par Helhest

Gabriel ouvrit les yeux avant que la lumière ne touche les poutres de sa chambre. Le matin se tenait encore tapi dans les interstices, mais déjà les bruits du dehors annonçaient que le jour ne serait pas comme les autres. Des éclats de voix portés par l’euphorie contenue filtrèrent à travers la fenêtre ouverte, accompagné  d’un tintement d’ustensiles et des pas qui ne savaient plus s’ils allaient ou revenaient.

La fête de la Lavande approchait.

Dans la chambre de l’auberge, l’air portait une odeur étrange : un mélange de lessive, de fleurs écrasées et de quelque chose de métallique qu’il ne sut nommer. Il se redressa, traversé par un calme nouveau. Peut-être que les infusions d’Yrma faisaient effet. Ou peut-être que le village commençait à le tolérer.

Gabriel passa un pull léger sur ses épaules, croisa son reflet dans le miroir fêlé au mur, puis descendit.

Dans la petite salle du rez-de-chaussée, la lumière filtrait à travers les rideaux de lin, posant des reflets dorés sur les bols empilés et la théière en fonte encore fumante. L’auberge sentait le pain grillé, le beurre de romarin et la lavande écrasée qu’on avait étalée près du seuil, “pour accueillir les bons esprits”, selon Eleanor.

Elle était là, debout derrière le comptoir, en train de trancher une brioche avec application. Sa natte blonde pendait dans son dos, et son tablier taché de farine et de confiture trahissait un début de matinée bien entamée.

Elle leva les yeux quand elle l’entendit descendre, et sans s’interrompre, elle lança d’un ton paisible :

— Bonjour. Tu tombes bien, j’allais justement recruter les âmes errantes.

Gabriel s’arrêta un instant, surpris. Elle lui désigna une assiette creuse déjà posé sur le bord du comptoir.

— Ce n’est pas grand-chose, mais ça te donnera une excuse pour traîner cinq minutes avant de t’enfuir dans un recoin.

Il s’approcha, hésitant. Sur l’assiette, deux tranches de pain doré encore tièdes trônaient avec un fruit entamé et un peu de fromage doux.

— Merci… dit-il doucement.

— Tu dis ça comme si on t’avait offert un toit et un testament. C’est juste un petit déjeuner, pas un pacte.

Elle souriait sans insistance, ses gestes sûrs et posés.

Il mangea debout, puis finit par s’asseoir au bord de la table, sans se presser. Elle le laissait respirer.

Un silence confortable s’installa, jusqu’à ce qu’elle reprenne, plus malicieuse :

— Si jamais tu t’ennuies de ne pas parler, j’ai besoin de quelqu’un pour démêler les guirlandes. C’est un honneur rare. On ne confie ça qu’aux gens discrets avec de bonnes épaules.

Gabriel leva les yeux, un peu désarçonné. Ce n’était pas une vraie demande, plutôt une façon douce de lui proposer une place sans la désigner.

— Et puis entre nous, c’est un bon moyen de ne pas se faire attraper par Feryn, ajouta Eleanor avec taquinerie. Il enrôle les rêveurs pour les chorales. Tu n’as pas envie de finir par chanter les vertus du romarin devant tout le village, crois-moi.

— Je peux essayer, dit-il, en pinçant un sourire. Je promets rien pour mes épaules.

— Tant qu’elles existent, ça suffit, rétorqua-t-elle avec un clin d’œil. Et puis, les guirlandes sont indulgentes. Elles se laissent malmener, tant qu’on les touche comme il faut.

Elle s’écarta pour sortir quelques rouleaux de ficelle, posés près de brins entremêlés de lavande et de thym séché.

— T’as juste à séparer les nœuds. Et si tu tombes sur un brin cassé, tu le poses dans le bol là-bas. Ça servira pour les sachets.

Il hocha la tête, tandis qu’elle activait ses mains pour lui montrer ses explications.

Pendant quelques minutes, aucun mot ne fut échangé. Le silence n’avait rien d’étrange ; il flottait entre eux avec souplesse, comme un linge suspendu dans un vent léger.

Puis Eleanor, sans lever les yeux de sa ficelle, reprit :

— Tu sais, c’est rare les gens qui arrivent sans vouloir convaincre. Tu laisses l’air bouger autour de toi. Ça fait du bien.

Gabriel hésita, ses doigts crispaient sur les brindilles de lavande qu’il s’acharnait à démêler et tresser.

— J’ai juste… voulu m’arrêter un moment. M’éloigner des choses qui grondent.

Elle hocha lentement la tête. Ses yeux clairs brillèrent une seconde dans la lumière :

— Et tu as trouvé mieux : des choses qui murmurent.

Pour la première fois, il eut l’impression que les murs de l’auberge ne l’éloignaient pas du monde. Ils lui donnaient un répit confortable.

Eleanor se leva, rassembla les premières guirlandes démêlées dans un grand torchon propre.

— Allez. Quand tu auras fini cette corvée glorieuse, je t’offrirais une infusion “trophée”. Faut bien féliciter les héros de l’ombre.

Elle fit un pas vers la porte, puis se tourna une dernière fois :

— Tu n’es pas obligé de rester, hein. Mais tu as tout à fait le droit de ne pas partir tout de suite non plus.

Elle sortit dans la lumière. Il resta seul, les mains remplies de lavande.

La lumière avait gagné du terrain dans la salle. Sur la table, les rubans frémissaient doucement à la brise qui passait par la porte entrouverte. Dehors, le bourdonnement du village grandissait comme une marée douce qui monte sans heurt.

Gabriel se leva, le panier de guirlandes sous le bras, et sortit.

Sur la place centrale, à proximité d’un vieux puits, les gestes dansaient en silence : des femmes attachant des fleurs aux arches, des enfants transportant des pierres lisses comme des trésors, des hommes dessinant des marques au sol à la craie bleue. Personne ne semblait surpris de le voir. Une vieille lui fit un signe de tête en passant. Un garçon lui tendit une brindille cassée, sans explication.

Au-dessus du parvis, une arche de cuivre finement gravée exhalait, à intervalles réguliers, une vapeur de verveine et de citron doux. Personne n’y prêtait vraiment attention — mais tous savaient ce que cela signifiait : l’empreinte discrète, mais obstinée, de Feryn.

À Aurélys, où la mécanique suscitait plus de crainte que d’enthousiasme, chaque soupir de piston relevait presque du geste politique. Feryn, comme toujours, n’avait rien imposé. Il avait installé ses machines de nuit, sans fracas, avec cette délicatesse de ceux qui déposent une offrande sans demander la permission.

Partout, ses inventions jalonnaient discrètement l’espace : des engrenages entraînaient des lanternes florales, des mobiles suspendus tournoyaient doucement sous l’action de micro-pistons dissimulés. Rien de trop. Et personne, curieusement, ne semblait vouloir les retirer.

Près de la fontaine, accroupi devant un socle camouflé dans un massif de lavande, Feryn ajustait silencieusement le rythme d’une valve. En voyant Gabriel traverser la place, il leva les yeux. Un bref regard, précis mais sans insistance. Il ne sourit pas — mais dans cet éclat tranquille, quelque chose se tendait : une pensée suspendue, un rappel tacite. Un jour, tu viendras. Le message était là, porté sans bruit. Puis il se replongea dans ses rouages.

Gabriel ne soutint pas ce regard. Il poursuivit son chemin jusqu’à l’ombre d’un grand figuier. Là, au bord du cercle de pierre, il s’agenouilla et reprit le tri patient des guirlandes emmêlées.

Il avait appris à vivre dans la tension, le corps tendu comme une corde et l’esprit accoutumé au tumulte. Ici, tout allait à rebours. Et c’était peut-être ce renversement silencieux qui lui faisait le plus peur.

Ses gestes semblaient calmes, presque naturels. Il touchait les brins de lavande sans y penser. C’était venu sans y réfléchir.

Il devait cela à Caël.

Caël qui, à Valorne, n’avait jamais quitté l’ombre mais qu’on trouvait toujours au milieu des feuilles séchées, des teintures, des onguents qu’il préparait sans bruit. Le cœur tendre de la résistance, celui qui recousait les corps avec plus de douceur que de question. Celui qui l’avait tiré par la manche un soir et lui avait dit : "On ne sauve rien si on ne sait pas à quoi ça tient." Puis lui avait montré les plantes. Lentement. Inlassablement.

Gabriel n’avait jamais eu son regard apaisé. Il était celui qui ouvrait les issues, qui faisait disparaître les obstacles. Mais il avait appris à distinguer l’ortie tiède de la rue brisée, à reconnaître l’odeur d’une racine fraîchement tranchée. Il avait appris parce que Caël lui avait tendu la lumière là où tout s’effondrait.

Et ici, à Aurélys, sans le vouloir, ses gestes retrouvaient cette mémoire. Cela ne l’apaisait pas encore, mais ça lui faisait moins peur. Il fut surpris que le nom de Caël revienne à lui sans douleur après la perte dont il se sentait responsable.

— Tu t’appliques.

La voix venait de sa gauche. Élias se tenait à demi dans la lumière, un bouquet mal attaché dans une main, l’autre posée sur sa hanche. Gabriel leva les yeux, surpris par la tranquillité de sa présence.

— J’essaie de ne pas tout emmêler plus qu’avant.

Élias s’approcha, s’accroupit près de lui, effleura un brin détaché.

— Tu n’as pas l’air d’avoir l’habitude de tenir en place.

— Disons que je tiens souvent ailleurs.

Un silence.

— Et ici ?

Gabriel hésita. Puis, plus bas :

— Ici, j’arrête de lutter. Mais je ne sais pas encore si je me perds ou si je me retrouve.

Ils restèrent là, côte à côte, à trier les nœuds. Et au bout d’un moment, Gabriel ajouta :

— Il y a des endroits qui demandent beaucoup pour si peu. Et d’autres qui offrent beaucoup sans rien exiger. Valorne… valait la peine. Mais c’était une peine.

Élias ne répondit pas. Il posa simplement une guirlande démêlée sur ses genoux, comme une offrande.

— Tu n’es pas obligé de choisir aujourd’hui.

*   *   *

Les jours s’étiolèrent et bientôt, les préparatifs laissèrent place à un décor merveilleux.

Le village s’était métamorphosé avec calme. Les rubans tressés entre les branches ne semblaient plus accrochés : ils flottaient. Les cercles de pierre brillaient d’une lueur douce, comme si la chaleur du soleil s’y était logée pour de bon. Partout, des guirlandes de lavande, de verveine et de baies rouges couraient le long des murets.

Au matin du festival, un calme presque solennel précéda les premiers chants. Pas un silence vide, non. Un silence d’attente, épais de sens. Les villageois s’étaient levés tôt, mais nul ne semblait pressé. C’était un de ces jours où même les gestes ordinaires prenaient un autre poids.

Gabriel se tenait près du vieux puits, un brin de menthe roulé entre les doigts. Il n’avait pas très bien dormi, pourtant il ne se sentait pas fatigué. Son sommeil avait été traversé d’odeurs, de voix floues, de souvenirs qui lui semblaient si proche et si lointain à la fois.

Il vit Eleanor passer avec un plateau chargé de petits pains au miel, ses pas plus lents et le regard scintillant d’une douceur qu’elle n’adressait à personne en particulier. Elle distribua sans compter.

Lorsqu’elle l’aperçut, elle s’approcha sans détour et lui tendit un petit pain encore tiède.

— T’as le regard trop tendu, souffla-t-elle. Mange ça. C’est pour ceux qui essaient de comprendre ce qu’ils ressentent, sans vouloir que ça prenne réellement forme.

Gabriel prit le pain sans protester. Il s’installa sur le muret tout proche, à l’abri d’un volet entrouvert, les doigts serrés un peu trop fort autour de la mie chaude.

— Vous avez des petits pains pour ceux qui veulent partir ? demanda-t-il, un demi-sourire à peine esquissé sur ses lèvres.

— Non. Mais j’ai une auberge. Et un silence pas trop inconfortable.

Ils restèrent là un moment, à regarder les enfants courir après les lanternes, les rubans tournoyer dans la lumière, les couples s’effleurer sans jamais s’arrêter.

— Il te regarde comme quelqu’un qui s’est trompé d’époque et qui vient de retrouver sa maison.

Le cœur de Gabriel se contracta très brièvement. Il leva les yeux — et ce fut là, au détour d’un murmure de foule, que son regard croisa celui qu’Élias posait sur lui. Le sourire qu’il reçut alors n’avait d’adresse que lui, et cela le frappa plus doucement que prévu.

Il ne savait pas pourquoi cette phrase le touchait autant. Peut-être parce qu’elle nommait ce qu’il n’avait pas osé formuler. Parce qu’elle parlait de retour, alors qu’il n’avait jamais admis avoir quitté quelque chose qu’il aimait.

— C’est peut-être pas moi qu’il voit, souffla-t-il.

Ses mots tombèrent trop vite. Comme s’il voulait empêcher la vague de monter.

— Peut-être, dit-elle. Ou peut-être qu’il ne s’est jamais regardé dans un vrai miroir, avant.

Un silence les enveloppa. Gabriel n’ajouta rien. Il ne savait pas comment recevoir cette phrase sans la briser.

Eleanor, elle, n’attendit pas de réponse. Elle posa sa main sur son bras en un contact presque fraternel puis redressa le plateau dans un mouvement fluide.

— J’ai d’autres visages à nourrir. Si tu as faim, je passe encore deux fois avant les cloches, dit-elle avec sourire tranquille.

Eleanor s’éloigna, plateau en main, sa présence s’effaça sans bruit. Et presque aussitôt, comme un écho sans clarté, Élias prit le relais du silence. Il semblait vouloir dire quelque chose, sans parvenir à poser les mots sur ces maux.

— Tu sais, dit le forgeron après un long moment, certains ici pensent qu’il y a des gens qu’on reconnaît avant de leur parler.

— Des âmes ?

— Ou des absences complémentaires. Des silences qui s’emboîtent.

Gabriel fut incapable d’exprimer ce que ces paroles avaient éveillé en lui. Il fixait la danse lente des rubans dans le vent.

— On fait quoi, quand on croit que c’est peut-être ça ? ajouta Elias en un murmure pour lui-même.

Un souffle. Une hésitation. Et puis :

— On dit son prénom.

Élias fut soulagé de ne pas être seul à ressentir cette chose étrange, douce et presque sacrée. Ce lien sans explication, mais si évident quand Gabriel était là, comme s’il venait enfin de poser les deux pieds au bon endroit.

— Élias.

Ce nom flotta un instant entre eux, et Gabriel le reçut comme on reconnaît un paysage déjà rêvé. Poser un prénom sur les traits du forgeron, c’était comme éclairer un visage qu’il portait depuis longtemps dans la mémoire floue de ses silences.

— Gabriel.

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MrOriendo
Posté le 03/07/2025
Hello Helhest !

Bon, je ne suis toujours pas fan de l'aspect romance du texte, ce n'est définitivement pas ma came. En revanche, ce que j'ai beaucoup aimé dans ce chapitre, c'est l'ambiance. Les descriptions du village, des décorations, les odeurs de lavande, le pain chaud... Tu nous peins un portrait vivant et immersif, on s'y croirait. C'est presque contemplatif. Tu ne cesses d'opposer le calme du village aux remous d'Aurélys ; ce qui est vraiment chouette, c'est qu'on le ressent, ce calme. Il transparaît dans chaque tournure de phrase, dans le rythme du récit, dans la finesse des dialogues, dans les invitations suspendues et les silences qui en disent long. Tu as une très jolie plume, presque poétique par moments, et j'adorerais te lire dans un autre registre pour me faire une seconde opinion.

Au plaisir,
Ori'
Helhest
Posté le 03/07/2025
Je suis contente de te lire de nouveau sous cette histoire. Merci de prendre le temps de lire et de commenter.

Je savais que ce chapitre ne serait pas ton favoris, mais si je peux te rassurer : la romance prendra beaucoup moins d'ampleur sur la suite. Je tenais à l'installer assez tôt pour "passer à autre chose".
Ce texte est une romance MM, mais il est encore bien plus. Et je suis tellement heureuse de pouvoir écrire une histoire bien plus Fantasy que Romance... J'aime me dire que je peux présenter un écrit comme une romance MM, sans que ça soit - pour une fois - le centre de l'histoire. Je lis presque autant que j'écris, et je trouve triste de trouver généralement des histoires surtout centrées sur la romance sans approfondir le fond...

Puisque j'aime me répéter : Merci à nouveau pour tes gentils commentaires. J'apprécie de savoir ce qui convient, et ce qui convient moins pour peaufiner les détails dérangeants.

Est-ce que je pourrais te demander ton avis sur la nouvelle que j'ai écrite ? J'aimerais vraiment avoir ton avis sur celle-ci, je sais que tu seras honnête tout en gardant ta bienveillance très agréable.
Bien entendu, rien ne t'oblige à accepter ma demande.

Je te retrouve très vite dans tes histoires que je compte continuer prochainement. ❀
MrOriendo
Posté le 03/07/2025
Pas de problème, je la lirai dès que j'ai 5min de libre devant moi.
Au plaisir,
Ori'
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