Cela faisait des années et pourtant, elle ne l'avait vu que très peu de fois. Elle n'allait pas s'en plaindre parce que c'était bien la dernière personne qu'elle voulait voir. Et pourtant, les voilà, tous les deux, en train de se faire face.
L'une faisait de son mieux pour pouvoir exposer le plus de couleurs possible, l'autre était gris et triste. La première avait le torse bombé et l'air fier, le second était en train de regarder ses pieds. Elle arrivait aisément à esquisser un sourire, lui avait le regard éteint. Elle se sentait revivre, lui était mort à l'intérieur.
Ce genre d'opposition pourrait facilement vous faire croire que c'était le début d'une comédie de boulevard à deux francs. Sauf que non. Après tout, c'était compliqué de faire du théâtre quand l'un des deux était une partie (et projection) de l'esprit de l'autre. Oh, aussi, l'autre en question avait une mitraillette dans la main et n'avait pas l'intention de juste la montrer et ne rien faire ensuite.
Non, aujourd'hui marquait (en tout cas, pour elle) une fin temporaire à un duel qu'ils avaient engagé depuis longtemps, si longtemps que les deux ne se rappelaient même plus quand est-ce que ça avait commencé. Peu importe. Durant un long moment, il s'était permis de l'écraser par une voie insidieuse, l'affaiblir petit à petit pour pouvoir la vaincre plus facilement. Mais maintenant, c'était à son tour de dominer et la perspective de sortir gagnante la faisait se sentir encore plus confiante.
« Bon, dit-elle. J'imagine que tu sais déjà comment ça va se finir. Je te l'avoue, ne plus ruminer au sujet du fait que tu arrivais toujours à me défoncer la gueule sans problème me satisfait énormément. Te voir comme ça me satisfait aussi beaucoup. En fait, tout ici me rend heureuse et je pense qu'il ne pourra pas y avoir de meilleure fin que celle-là pour notre vieille inimitié. Moi en train de briller et étant entourée de tous ceux que j'aime, toi en train de pourrir dans les recoins les plus éloignés de mon cerveau, seul et sans personne ! »
Elle s'arrêta après ça et se gratta le menton. Il ne la regarda toujours pas.
« Non… c'est pas exactement ça. Tu ne vas pas disparaître. Je dois bien t'accorder ça. Tu fais partie de moi et la tristesse, le stress, la déprime… ça disparaît pas comme ça. Tu vas bien revenir à un moment et il faut pas se le cacher. Mais tu vois la différence entre avant et maintenant ? »
Toujours pas de réponse.
« Avant, je n'avais aucune idée de comment te vaincre. Tu étais bien le seul dans ce cas. Casser les gueules de tortues géantes, de robots, de directeurs d'entreprise corrompus, de monstres venant de n'importe où, ça, c'était et c'est toujours facile. Mais toi, non. Tu es moi, bien sûr que tu savais comment y arriver. Par contre, maintenant… là, je sais comment te vaincre. Parce que j'ai finalement réussi à voir que, dans un certain sens, il y avait des gens qui m'aidaient à être bien juste en étant là. C'est tout con, mais c'était juste le truc qu'il fallait. Il ne faut juste pas que je l'oublie et, ainsi, on sera un peu à égalité. Pour une fois. Tu trouves pas ça un peu plus équitable comme ça ? »
Aucune réponse, à nouveau. Ça ne l'étonnait pas. Il n'avait jamais été causant. Peut-être qu'il écoutait mais ne disait rien parce qu'il n'avait rien à répondre. Peut-être qu'il s'en foutait. Mais, de toute façon, elle ne s'en préoccupait pas vraiment. Si les bruits de pas de plus en plus grondants et insistants venant de derrière elle servaient d'indication, elle était bien plus préoccupée par autre chose dans l'immédiat.
« Ouais, c'est tout ce que j'aurai de ta part, apparemment. Pas grave. Au cas où t'avais pas compris le message et dans un indicateur de ma grande générosité, laisse-moi rendre le message un peu plus clair. »
Elle prit la mitraillette dans ses deux mains et tira. Il se prit une rafale. Une seconde. Une autre. Puis une autre. Et encore une autre et une autre et quelques autres. L'absence de sons sortant de sa bouche pouvait laisser penser qu'il ne ressentait rien, mais son visage devenu grimaçant et la façon dont il se tordait montrait le contraire de façon très claire. Au bout de quelques dizaines de secondes, elle s'arrêta de tirer. Il était devenu un tas de sang et de fumée noire s'échappant d'un corps humain qui était encore toutefois reconnaissable. Dans quelques secondes, toutefois, il se serait évaporé, retour dans le monde de l'esprit.
Mais elle, elle ne s'en préoccupait déjà plus. Parce qu'il y avait toujours les bruits de pas, semblables à une marche militaire. Elle savait qui était-ce. Elle n'attendait qu'eux. Ils étaient tous là pour elle et tout ce qu'elle pouvait faire, désormais, c'était se laisser porter.