Il fait moche aujourd’hui. Un crachin qui ploc-ploc. Des rues qui splosh-splosh sous les godasses. Un froid qui plante ses dents dans les trois couches de fringues et qui lâche pas.
C’est aussi mon anniversaire. C’est bien ma veine d’être née le jour le plus moche de l’année.
Splosh-splosh sur le trottoir. J’essaie de pas trop prêter attention aux chaussettes trempées jusqu’à la moelle. Ni aux orteils gelés. Ni aux trois ampoules que je me suis fait en chemin.
Il fait encore nuit-nuit. Mais il y a plein de monde, là, sur la place. Plein de monde arrangé en une file vers rien. Plein de monde qui attend.
— C’est qui le dernier ? je demande à ce qui ressemble au bout de la file.
— Ici, me répond une voix après un moment de flottement.
Je traine mes ampoules vers la voix, me plante derrière la personne. Quelques minutes passent, puis quelqu’un arrive, demande qui est le dernier. C’était moi, maintenant ça sera lui.
Une heure passe, deux. La nuit-nuit se transforme en nuit, puis en grisaille, mais toujours pas en jour. Et ça ploc-ploc toujours du ciel.
Enfin, un camion arrive sur la place. La file s’agite un peu, mais pas beaucoup. Tout le monde est crevé d’attendre. Des gens ouvrent l’arrière du camion et la file commence à bouger. Lentement.
Un sac par personne. Un kilo. Aujourd’hui, c’est le sucre.
J’espère que je suis arrivée à temps. J’espère que j’arriverai au camion avant que tout se termine. J’espère que mes tickets de rationnement ont pas pris la flotte.
Je l’ai. C’est juste, mais je l’ai. Un plastique rempli de sucre. Je le range avec précaution dans mon sac, remets les tickets à l’abri.
C’est maintenant que ça va être le plus dur. Les ampoules ont eu le temps de refroidir, j’ai envie de m’arracher les pieds à chaque pas.
Bon anniversaire à moi et à mon jour moche.
Quand on me dit que je sais faire passer les émotions, j'ai enfin fini par le croire et par l'accepter. Sauf que moi il me faut des tas de mots. Alors que toi, en quelques phrases, tu poses un décor, une ambiance, une humeur, un passé, un présent, un avenir... Ca m'a toujours fascinée. Ce texte de même pas 500 mots en est un parfait exemple, à travers ce ton déclaratif qui est une de tes spécialités (et qui est, en fait, tout sauf déclaratif). Tu convoques des images que tout le monde a à l'esprit et qui racontent à elles seules une histoire toute entière.
Ca m'estomaque à chaque fois !
Hé bien on chance complètement d'ambiance pour cette histoire-ci ~ Mais toujours une plume très vivante et créative. Ce travail autour des sonorités me plaît bien, et il y a quelques supers tournures comme les "chaussettes trempées jusqu’à la moelle". Fan quand le texte arrive à véhiculer des sensations corporelles comme ça - là on les ressentait bien, les orteils gelés.
Et le ton un peu cynique, doux-amer, ça aussi je suis cliente <3
Tes incipits sont toujours excellents ! Tu arrives en quelque phrase à planter une ambiance, très différente de ce que j'ai lu de toi d'ailleurs. J'aime beaucoup l'opposition entre la déprime / le temps moche et le jour d'anniversaire censé être un bon moment.
Ce n'est qu'en lisant les commentaires que j'ai capté l'aspect historique de l'histoire, avec les rationnements etc... Ca donne une signification bien différente aux textes... Je suis donc curieux de voir où tu vas nous emmener par la suite !
Je continue...
J'aime beaucoup la narration et le mélange des genres. Entre cynisme, humour et tragédie.
Rien de superflu dans l'écriture, il n'y en a pas besoin.
On se met à la place du personnage, entre résignation et mince espoir.
Merci beaucoup, je suis bien contente que t'aies apprécié ta lecture !
Je me suis fait happer par cette narration, pris tout de suite dans le quotidien qui a l'air super sympa de ton personnage.
Comme le dit MarieMZ, je l'ai également associé à des images de l'ex URSS...
Le côté humoristique est le bienvenu, il met met à mon sens un peu de lumière dans la noirceur du quotidien de ces gens.
Hâte de lire la suite...et bon anniversaire à elle ^^
Et bon annif à elle :p
Lecture très fluide pour moi. Un parfum d'URSS ou RDA... C'est à la fois juste ce qu'il faut pour être vivant sans en faire trop pour que ça m'ait mise mal à l'aise. Reste le décalage comique appréciable, avec le comique de répétition qui m'a séduite (bien que peut être un peu trop répétitif à mon goût sur les tout premiers paragraphes, ça a failli me faire sortir de l'histoire mais c'était une fausse alerte !).
J'ai beaucoup apprécié d'avoir tenté un genre différent de ce que je lis habituellement ! La narration à la première personne du singulier m'a plu. L'ambiance pesante pour la narratrice ne m'a pas pesée à moi, j'ai compris sa douleur sans avoir moi-même mal, pour moi c'était léger.
Vu les questions que je me pose dans un récit sur lequel je travaille faire ressentir légérement la lourdeur c'est une prouesse, plus difficile que ça n'en a l'air !
Donc je suis extrêmement admirative de la distanciation et de l'humour qui est subtil ici ! Bravo !
T'as tout compris, mon inspiration principale est soviétique. Eh bah écoute, je suis très contente que tu sois resté•e malgré le fait que c'est pas ton genre de prédilection :)