Assise paisiblement sur le balcon de mon appartement en compagnie d’une tasse de thé vert, le soleil surgit de l’horizon apportant sa chaleur réconfortante que j’apprécie tant. Cette exposition si parfaite chasse à chaque fois la noirceur de mes cauchemars. Entre souvenirs enfouis et phobies personnifiées, mon esprit a depuis bien longtemps oublié l’idée d’une nuit paisible.
Par habitude quotidienne, je griffonne de quelques traits ce dont je me rappelle de ma mésaventure nocturne : de la fumée âcre, des flammes, la mort. Si certains présagent du positif à ces images, je n’y vois de mon côté que l’enfer. Néanmoins tout ceci disparaît pour la journée, alors autant oublier ça pour le programme d’aujourd’hui.
L’ordinateur portable fourni par le service du gouverneur Waerns démarre tranquillement en lançant ses tâches journalières, nettoyage, présentation de l’actualité, mails…
Je repère dans ma boite, entre les diverses notifications de services et autres rappels de mon agenda, un mail de Sérafino le responsable des Gacurions de la ville. Envoyé presque à quatre heure avec pour objet un seul mot : Vite.
Mes yeux parcourent les quelques lignes plusieurs fois. Je n’en reviens pas. Un tel acte nécessitant une hospitalisation d’un type comme Pavel ne relève sûrement pas d’une banale agression ou d’un vol de portefeuille, c’était prémédité et préparé presque parfaitement. Un seul imprévu : le directeur respire toujours. Une nouvelle tentative risque d’arriver très prochainement, la prudence s’impose.
Avant de me préparer à partir à mon bureau, je transfère le message à Jacob. En tant que gouverneur et ami de longue date de Pavel, il doit connaître au plus vite l’incident de cette nuit.
L’appartement quitté, mes affaires dans mon sac à dos, je saute dans le premier bus en bas de ma rue. L’interdiction de circuler avec son propre véhicule dans les rues causant des répercussions sur la vie de chaque citoyen, autant personnel que professionnel, le bureau central finance assez de navettes pour répondre aux besoins de tout le monde. Et même une décennie après cette mise en place avec des révisions régulières, des plaintes remontent toujours jusqu’à mes oreilles : pas assez de bus, pas la bonne heure… et j’en passe. Nature humaine jamais satisfaite.
Après une dizaine de minutes de slalome dans les rues de Niras, le bâtiment central visible de tous les coins se présente dans sa splendeur gargantuesque. Une taille démesurément inutile pour le peu de personnes travaillant au sein de ses murs de verre. Certains étages vides de toute âme se contentent d’abriter les archives et diverses fournitures dont on espère un jour trouver une raison d’en user.
Arrivé à destination, le tintement de la cloche du bus m’appelle à quitter mon siège.
Juste avant de franchir les portes transparentes vers le bureau dans lequel je vais rester enfermée plusieurs heures beaucoup trop longues, je fais mon léger détour à mon café habituel prendre une grande thermos d’un thé que je vais, comme chaque jour, choisir au dernier moment.
De l’arrière de son comptoir, Sven le gérant et unique serveur lance son célèbre signe de salut amical : un balayage de la main devant un visage soit blasé, soit impassible. Ce quarantenaire actif depuis tellement longtemps, connu de toutes les personnes exerçant dans la zone, connaît presque parfaitement les goûts de toute sa clientèle. Et pourtant, il en voit des visages passés, entre les contrariés et les souriant, aucun ne lui échappe.
Le sol porte aujourd’hui les traces de mes pas, faisant partie tout comme moi du paysage d’une société qui peine à trouver sa voie vers une prospérité stable. Un rêve utopique porté par les gouverneurs successifs avec toujours ce même discours, tellement répété et connu par cœur par bon nombre d’entre nous. En résumé : nous allons vers la singularité de notre bien-être. Cette phrase a-t-elle au moins un sens ? Un philosophe demanderait sans doute de définir le bien-être, la façon dont nous y allons, et à quel moment pouvons-nous affirmer avoir atteint cette singularité. Si seulement j’avais étudié la philosophie plutôt que le management et la communication, ces réponses auraient pu être publiées signées de mon cachet.
« Salut Sven ! Je ne sais toujours pas ce que je vais prendre cette fois, annoncé-je le regard balayant la liste des parfums.
— Tu n’auras pas besoin de choisir quoique ce soit aujourd’hui Zééva. Jacob est passé, et a pris ce qu’il faut pour toi. Il m’a dit aussi de dire qu’il t’attend à ton bureau et de ne pas t’inquiéter.
— Ah… »
Une première. Les crises précédentes qui ont frappé la cité, dont certaines bien pires, ne l’ont jamais poussé à agir de la sorte. Même s’il tient sa place depuis un an seulement, le comportement de l’homme laisse voir un véritable stratège capable de garder son sang-froid dans n’importe quelle situation alarmante. Cette affaire de Pavel le travail sans aucun doute, commencerait-il à perdre le contrôle ?
« Je te remercie Sven. On se voit demain alors. »
Pour la toute première fois depuis des années, je traverse le hall du bâtiment sans tasse de thé. Cette sensation de manque me traque tellement que j’en oublie presque de saluer le personnel du bâtiment. Ma main ne cesse de jouer dans le vide, tentant désespérément voir apparaître un récipient, jusqu’à mon bureau où attend sagement Jacob face à la baie vitrée.
Exposé plein ouest, la matinée se déroule toujours dans l’ombre. Mais chaque soir lors de mon départ, un rayon de soleil m’offre toujours un panorama éblouissant. Des toits d’une partie de la ville flirtent avec la forêt collée à ses murailles dans un jeu d’ombres et de lumière.
« Bonjour Zééva. Ton thé est sur ton bureau. Je l’ai pris à la fleur d’oranger, je crois savoir que tu l’apprécie particulièrement.
— En effet… merci. Je crois ? »
Silence total. Jacob toujours immobile ne daigne même pas tourner la tête vers moi, préférant fixer de ses yeux vert l’étendu infini d’arbres et de grands prés.
Dans un mouvement presque automatique, mes doigts se saisissent du gobelet où infuse mon précieux breuvage dont le parfum floral embaume déjà la pièce.
Sans quitter le gouverneur de mon regard interrogateur, je m’installe en prenant quelques gorgées brûlantes. Ma petite priorité avant de sortir l’ordinateur de sa housse pour traiter les dossiers en cours.
Tandis que Jacob continue de se concentrer sur le paysage, mon cerveau se met à l’ignorer préférant se centrer sur une toute autre réalité qui nous ronge depuis des mois. Le détective et journaliste du dimanche Iddris Diribe, obsédé par l’idée de renverser le gouverneur en place, espionne tous nos faits et gestes à l’aide de bon nombre de sbires. Personne ici ne comprend vraiment les raisons de ses agissements, veut-il prendre le pouvoir ? Mettre à jour une mascarade inexistante ? Une chose certaine : l’incident de cette nuit ne l’empêchera pas de continuer, bien au contraire, les faiblesses subies peuvent jouer en sa faveur.
« Nous allons devoir nous préparer à affronter un danger », annonce dans le plus grand des calmes mon supérieur. « Dans son état, Pavel ne sera plus en mesure de reprendre le stand de tir.
— Que dois-je comprendre ?
— Tu vas obtenir une promotion. Aujourd’hui. Tu devras effectuer des tâches de la plus haute importance, et garder le silence sur tout ce que je te demanderai. »
Son inquiétude apparente se répercute dans un frisson le long de mon échine. Son offre bien qu’alléchante vient briser ma routine dans laquelle je me complaisais. Je n’imaginais une telle opportunité me tomber dessus aussi rapidement. Et encore moins dans un contexte comme celui-ci.
Mon regard suit la direction du sien, au-delà des murs. Un danger. Si certaines histoires parlent d’une escouade voyageant par convoi de véhicules lourds, massacrant des villes entières avant de repartir les poches pleines de trésors et les mains pleines de sang, cela ne reste qu’une histoire. Jamais dans la région un événement de la sorte n’a confirmé la véracité de ces récits, au contraire. Aucun rapport officiel ne témoigne de l’existence de ces Sentales qui parcourent les vastes zones vertes délaissées par les humains, à l’exception de trop peu de témoignage.
« Jacob ? Que se passe-t-il ?
— J’ai encore trop peu d’informations. Mais le stand de tir ne doit pas rester sans personne pour le gérer. Une manufacture d’armes se trouve dans le sous-sol du stand de tir. Va là-bas, réactive le système automatique. Je te laisse les identifiants de Hakl pour la programmation. Des consignes se trouvent dans da salle de sécurité. Lis les attentivement. »
Un petit secret bien gardé. Une usine d’armement se trouve sous nos pieds depuis des années, et je ne l’apprend que maintenant ? Que cachent-ils d’autres ? On ne se prépare pas à mener une guerre sans aucune raison.
« J’envoie également quelqu’un faire une enquête rapide sur le terrain », ajoute-t-il lorsque je me relève avec mes affaires pour prendre dans sa main tendue les informations de connexion, « peut-être l’attaque vient-elle d’un citoyen infiltré. Dans ce cas, des indices peuvent nous orienter.
— À quoi je dois m’attendre là-bas ? Et comment tu peux savoir que le sous-sol est intact ?
— Un système de sécurité et d’alarme ont été installés, seulement dans la manufacture. Pavel n’a jamais trouvé l’utilité de protéger le stand entier. C’est bien con de sa part. Fais-moi aussi un rapport de temps en temps. Et ne t’inquiète pas, tu seras escortée et protégée. »
Connaissant la réputation de l’homme, il devait sans doute se persuader que rien n’arriverait.
Le carnet de Jacob en main, je me dirige beaucoup plus tôt que d’habitude vers la sortie. Le gouverneur toujours face à la vitre, observe encore continuellement mère nature. Guettant sans doute l’arrivée potentiel d’une troupe de morts vivants ou de n’importe quoi d’autre d’improbable.