Sous l'arbre gardien du lieu, autour de sièges de méditation qui surélevaient leurs fesses d'une quinzaine de centimètres, Alphonse tartina une tranche de pain avec du pâté, la confia à John qui l'enfourna dans la gueule avide de Noah. Puis le chamane remplit un verre à shot d'alcool, le passa à John qui le versa dans le gosier asséché de Noah. Puis Alphonse remplit un autre verre, qu'il porta au creux de sa main en offrande à quelque chose d'invisible à côté de Noah. Il attendit une dizaine de secondes, puis descendit l'alcool cul sec.
Devant la surprise de Noah, il expliqua :
— Il l'a vidée de son énergie subtile, mais je ne vais pas gâcher une si bonne prune !
John s'empara d'un petit tambour et le cala entre ses genoux.
Ainsi pour les préparatifs.
Noah se demandait ce qui allait lui arriver et attendait, tendu comme un string. Alphonse hocha la tête et John commença à jouer.
Bom bom bom BOM, bom bom bom BOM, bom bom bom BOM !
Le rythme des percussions attrapa aussitôt Noah, qui se sentit entrer en résonance avec le tambour. Pendant ce temps, le regard d'Alphonse s'était fixé sur lui, et ses yeux émeraude le sondaient bien au-delà des apparences.
— Noah, toi qui te fais écho de la douleur du monde, qui présente en toi les fissures qui craquèlent la vie sur Terre, toi qui accueille sa souffrance en ton corps et la subit dans ton esprit, te crois-tu de taille pour accueillir ainsi toute la souffrance causée par les humains ?
Bom bom bom BOM !
L'idée se frayait un chemin dans l'esprit de Noah. C'était vrai qu'il était ce réceptacle, même s'il ne s'en était jamais rendu compte. Et il était clair qu'il était trop petit pour tout prendre en lui.
— Non.
Bom bom bom BOM !
— Noah, dans ta souffrance t'accompagne un grand démon, venu de loin pour soutirer de toi une partie de l'énergie que ces pensées occasionnent. Il se tient à ta droite.
Bom bom bom BOM !
Salut l'asticot.
Noah vit Alphonse sourire, comme si le démon ne lui avait pas parlé qu'à lui.
Bom bom bom BOM !
— Noah, si tu n'es pas de taille à aspirer la souffrance du monde, que dirais-tu de ne plus l'accueillir et de prendre le chemin de la vie pour les autres choses qu'elle peut t'apporter ?
Bom bom bom BOM !
Noah n'eut guère d'effort à fournir pour répondre :
— Ça me semble bien.
Bom bom bom BOM !
— Alors Noah, tu dois prendre la décision en ton for intérieur. De toute ta volonté, en accord avec ton âme, t'engages-tu à ne plus accueillir en toi la souffrance du monde ?
Bom bom bom BOM !
— Je m'engage…
Bom bom bom BOM !
C'était dur. Vraiment dur. Dans son esprit comme dans son corps, Noah cherchait le chemin des mots. Il savait ce qu'il devait dire, ce qu'il voulait dire, mais c'était comme marcher dans une tempête, face au vent.
Bom bom bom BOM !
— … à ne plus accueillir…
Bom bom bom BOM !
— … la souffrance du monde.
Ce fut comme un effondrement soudain en lui. Ses sens se déconnectèrent de la réalité. Il y avait toujours la percussion du tambour au loin, mais il venait de plonger dans une autre dimension. Quelque part au-dedans de lui. Il n'aurait jamais pensé que son corps était aussi immense, lui qui l'avait trouvé tout rikiki lorsqu'il avait dû le réintégrer après son suicide. Et il était léger. Grand et léger. Un lac. Il y avait une caverne et dans cette caverne, un lac. Calme, silencieux, d'une patience éternelle.
Bom bom bom BOM !
Les percussions le ramenèrent au monde extérieur et, avec facilité cette fois-ci, il répéta, débordant de conviction :
— Je m'engage à ne plus accueillir la souffrance du monde en moi.
Bom bom bom BOM !
— Ainsi démon, ton heure est venue de repartir, chargé de tous ces bons souvenirs.
Noah crut sentir le démon se rebeller, vouloir s'accrocher à lui. Il y avait des menaces et de la colère dirigée contre Alphonse. Celui exécuta un signe compliqué d'une seule main, puis la souffrance disparut et, avec elle, la présence du démon.
Bom bom bom BOM !
Noah replongea dans son lac. Il avait du mal à réaliser que c'était en lui, que c'était comme ça. Pourtant, il en avait la certitude. Il n'inventait pas, il savait.
Alphonse apparut sur le lac, regarda autour de lui, avisa le point de présence de Noah et le rejoignit en marchant sur l'eau. Il lui prit la main et, alors, le lac frissonna. Un dragon en sortit, immense, serpentin comme dans les films de Miyazaki et, sans effort, ils le chevauchèrent. Ils voyagèrent à travers l'espace, les planètes, les nuages, la brume, le néant pour, quelques instants plus tard, arriver dans un village. Les maisons ressemblaient à des huttes améliorées, avec du bois et beaucoup, beaucoup de paille. Ils s'étaient implantés à une centaine de mètres de la forêt.
La forêt brûlait. Les arbres tombaient dans des crissements de douleur insupportables. Les flammes attaquaient le champ. Le vent poussait la fumée noire et âcre dans leur direction.
Noah était incapable de bouger. Il était là, entre deux maisons. Les villageois couraient autour de lui, prenaient la fuite, sauve qui peut ! Et lui se tenait là, devant l'implacable puissance de la nature. Le feu progressait. Il engloutissait les premières maisons. Il faisait chaud. Trop chaud. Il restait là. Le feu avança, le prit. Le consuma. L'engloutit.
Bom bom bom BOM !
Noah refit surface tout à coup avec un hoquet de stupeur, comme on se réveille d'un cauchemar. John jouait toujours du tambour. En face de lui, Alphonse avait les yeux clos, il n'était pas encore revenu.
Il mettait du temps à revenir, sembla-t-il à Noah, qui commença à s'inquiéter. Et s'il était resté dans le feu ? Non, c'était un chamane, il devait savoir comment faire pour ne pas être touché.
Bom bom bom BOM !
Alphonse rouvrit tranquillement les yeux, sans sursaut ni empressement. Un sourire illumina son visage. Il ouvrit grand les bras vers le haut, embrassant sans doute tous les esprits présents et peut-être même l'univers tout entier.
Bom, bom, bom. Bom. Bom. Bobom. Le tambour se tut.
Autour d'eux, le silence s'installa, puis les grillons reprirent leur concert habituel. L'âne s'était rapproché et Bettie s'était couchée à deux mètres derrière l'arbre, son maître en visuel.
Noah plana encore quelque temps, jusqu'à ce qu'une tranche de pâté le ramène sur le plancher des vaches.
N'empêche, je pensais que c'était le chamane qui jouait du tambour…
Ainsi s'achève le premier arc.
J'ai aussi beaucoup aimé l'incursion dans la transe / le rêve, j'ai trouvé le passage très vivant. J'aurais un tout petit reproche ici, la mention de Miyazaki m'a vraiment trop mise l'image de Haku et je suis partie quelques instants dans l'univers de Chihiro. Mais bon pas grave, je suis assez vite revenue dans l'histoire quand même.
Le rituel était moins dur que j'appréhendais, mais je suis surprise que le démon de Noah le quitte si facilement !
Aussi, je ne sais pas si c'est intentionnel, mais les seules paroles en italique sont celle du démon dans le texte, et je me suis interrogée sur la phrase finale était purement narrative ou bien si elle pouvait être une sorte de menace du démon.
Voilà voilà :D
À bientôt !