Grande manufacture d’armes isolée du reste du monde. Perdue au milieu de bois, son absence transformerait cette forêt en thébaïde. Cependant sa présence répond à nos besoins de protection, fournissant Niras en outils de mort en tout genre. Et je suis sûre, pas seulement Niras.
J’amène ma voiture, qui pourrait se rapprocher d’une benne à ordure motorisée, proche de l’entrée où stationne déjà celle de Zééva et deux fourgons. Sûrement aussi envoyée par Jacob effectuer je ne sais quel travail secret.
Lorsque le moteur se coupe, l’écran de mon téléphone affiche une fois de plus le message du gouverneur que je relis attentivement. Dans mon carnet se retrouvent griffonné un résumé : comprendre les évènements précis qui ont eu lieu, déterminer leur chronologie, l’assaillant peut être un citoyen.
Quand bien même ma morale va à l’encontre du business qui tourne à l’intérieur, elle ne peut se résoudre à passer sous silence son apport important sur mes compétences.
Onze ans avant, je franchissais les portes une première fois. Tout juste douze mois après l’heure la plus sombre de Niras. Je faisais partie des survivants. Cet éternel instant gravé dans ma mémoire me poursuivra jusqu’à la fin, berçant chacune de mes nuits de cris étouffés dans des cages d’acier piégées parmi les flammes.
Ma famille d’accueil avait rapidement compris mon besoin d’extérioriser ma colère, de concentrer mon énergie dans un domaine qui allait m’aider à aller de l’avant. Un sport de combat ? Amusant je dois avouer, mais vite insuffisant. Un sport extrême ? Carrément ! À l’occasion. Le tir ? Pourquoi pas. Des débuts extrêmement difficiles. Le chant de la poudre bercée par une étincelle ravivait une flamme dans mon cœur. Au début simple spectatrice sous les présentations de Pavel, une certitude se logeait peu à peu dans mon esprit torturé : la haine appel la haine.
Un trimestre après, je tenais dans mes mains tremblantes une arme de guerre pour la première fois, offerte par le directeur. À cet instant-là, alors qu’entre mes doigts se tenait la clé vers un monde incertain, le tremblement de mon être a cessé.
Une passion, qui désormais rythmait mes semaines, mes mois, et plus tard mes années. entre les cours de combat, d’escalade, et de peinture. Mes études également prenaient la majorité du reste du temps, l’éducation reste importante de nos jours. Avec l’expérience d’une attaque comme celle qui m’a rendue orpheline, le domaine de l’investigation paraissait comme une évidence.
À peine les grandes portes de l’usine franchis vers le grand hall désert, mon regard balayait déjà la pièce de tous ses meubles renversés. Un duel vraiment acharné peut laisser penser au passage d’un ouragan, une haine viscérale entre les adversaires dans un combat à mort. Seulement, aucun corps sans vie ici selon les premiers retours des agents venus tôt ce matin. Trop peu de sang étale les surfaces de pierre en proie à la poussière. Si seulement nous dispositions encore d’un répertoire d’ADN, trouver l’identité de l’assaillant représenterait un jeu d’enfant. Néanmoins dénué de défi, mon travail paraîtrait vite ennuyeux et vide de sens.
Avant de commencer quoique ce soit, Zééva détient sans doute des éléments utiles. Le bruit de clavier venant du fond du couloir principal, où se situe la salle de contrôle face au bureau de Pavel trahit sa présence.
« Zééva ?! Ne casse pas tout ! Enfin… plus que ça ! »
La rousse aux yeux vairons sort sa tête de l’encadrement, aucune trace de surprise, seulement son air dépité qu’elle tire dès qu’elle me voit.
« Je n’ai touché à rien… excepté l’ordinateur. Mais tu n’en auras pas besoin, sauf si tu m’annonces que tu disposes de tout un équipement digne des anciennes polices scientifiques.
— Tu sais bien que tout ça a disparu depuis bien avant le black out mondial ! »
Un sacré évènement historique. Tout ce que le monde avait pu acquérir au fil des siècles, disparu. Un simple clic sur un programme, et retour à zéro. Et même plus d’un siècle après ce Tabula Rasa, nous peinons encore à retrouver les fondamentaux d’une technologie longtemps acquise. Pourtant dans ce malheur, d’autres découvertes pointaient le bout de leur nez : entre repliement des protéines maîtrisé, organes artificiels, compréhension de l’âme et conscience de l’être humain, et j’en passe.
Au final, tout n’était pas perdu. Des choses persistent à travers le temps, comme la guerre et la volonté de conquête. Même avec des milliards de morts causés par la connerie humaine, on trouve toujours des raisons et les moyens d’en semer plus.
« Fais donc ce que tu as à faire, » ajouté-je en m’armant de mon carnet. « Au besoin je t’appelle ! »
Inutile pour l’heure de refaire les évènements, un duel assez intense se tient responsable de tout ce foutoir. Comprendre pourquoi devrait m’ouvrir une voie vers de potentiels suspects. Autant commencer par son bureau, où visiblement le combat s’était conclu.
Une marre rouge s’étend de l’entrée jusqu’au coffre-fort éventré de l’autre côté de la pièce. Un tomahawk écarlate décoré de quelques cheveux trempe en partie dans la flaque d’hémoglobine, sans aucun doute utilisé pour porter le coup de grâce. Si Pavel l’avait bien reçu dans son crâne, ça explique son amnésie. Cependant pourquoi abandonner une telle arme ici ? Dans l’état dans lequel il devait se trouver, le directeur n’aurait jamais pu l’enlever de lui-même. Seul son agresseur disposait de cette capacité. Un message peut-être ? Une signature ? Je l’embarquerai dans le doute.
Son bureau, bien que renversé, conserve ses tiroirs intactes. À l’intérieur se trouve peut-être des documents intéressants.
Une fois le meuble remis en position normale d’utilisation, les casiers coulissants se présentent enfin accessibles, mais verrouillés. Une pression suffisante avec mon grappin remplacera la clé prévue à cet effet. J’en profiterai pour aussi récupérer mon appareil photo, de quoi ranger ce tomahawk, et un porte-documents pour éventuellement ce qui se trouverait sous scellé.
« Tu as pu trouver quelque chose ? » m’interpelle Zééva toujours dans la salle de contrôle. « Je rédige mon premier rapport.
— Tu crois réellement qu’en quelques minutes je peux déjà te désigner un coupable ?! Il y a du sang. C’est tout. »
Et surtout un coffre-fort que quelqu’un s’est donné du mal à ouvrir. Si seulement il était possible d’en connaître le contenu qui s’y trouvait, cela m’aiderait sans doute. Jacob sait peut-être.
Dans une main, mon téléphone appelle le gouverneur, de l’autre, je prépare ce dont je vais avoir besoin.
« Oui Tempérance ? Du nouveau ?
— Des questions plutôt. Qu’y avait-il dans le coffre de Pavel ? »
Silence. Il réfléchit. Deux secondes, trois, quatre…
« Je te dirais ça de vive voix, pas par téléphone. Je sors actuellement de l’hôpital, tu pourras venir au bureau quand tu veux. »
La ligne se coupe , que se passe-t-il ? D’habitude ses réponses sont pensées en avance, il arrive à prévoir n’importe quelle question. Là, il est ailleurs. Décidément l’événement de cette nuit ne va pas nous laisser de repos.
Une fois mon matériel équipé, le ronronnement bruyant d’un moteur tire mon attention. Un nouveau fourgon approche, les nettoyeurs venus remettre l’endroit en état de propreté approximative. Ils attendront que je finisse.
Sur les côtés du véhicule volent au vent des espèces de rubans pailletés, paraît-il utilisés des siècles plus tôt en une période hivernale pour décorer un arbre. Une tradition que seul un gardien a gardé pour son camion, Melvin.
Alors qu’ils se stationnent, je me dirige vers l’entrée du bâtiment. Ils ne viennent pas faire du tourisme, et j’aimerais autant récupérer ce que je peux avant qu’ils ne foutent leur bordel.
« Salut Tempérance ! » lance l’associé de Sérafino d’un air inhabituellement joyeux. « ton enquête se passe bien ?
— Elle pourrait, s’il n’y avait pas votre gueule dans le paysage. Le premier qui rentre avant que je finisse, je découpe sa tête.
— Calme ! On est justement là pour nettoyer derrière toi ma grande ! Zééva nous donnera le feu vert.
— Parfait ! Je vous ai à l’œil. »
Les Gacurions de Niras sont réputés pour leur efficacité au combat dans n’importe quelle condition, ce qui se traduit évidemment par une absence totale de délicatesse dans leurs tâches quotidiennes.
Un sourire sur mes lèvres les abandonne lorsque je tourne les talons, j’ai un travail encore à faire ici, et des questions à poser à la plus haute autorité de la ville.
De retour au bureau du directeur, je récupère l’arme que j’entrepose dans une caisse en bois, puis force les tiroirs du meuble, le tout entrecoupé de prises de photos. Les documents en apparence confidentiel sont nombreux, j’aurai besoin de temps pour lire tout ça. Et heureusement, ça ne me manque pas.
Je commence ainsi à regarder le nom de chaque dossiers. Rien de très précis ou même accrocheur… sauf un. L’heure la plus sombre. Que fait-il avec un document relatant de l’attentat d’il y a douze ans ?
Mes doigts feuillettent chaque page, mes yeux parcourent en diagonale chaque feuille. Il y était. Il était là ce jour là. Il a mené l’attaque, il a semé les morts.
Un pincement au cœur me paralyse sur place. Depuis tout ce temps, j’ai admiré cet homme, alors qu’il a participé à un massacre. Le dois en avoir la confirmation. Jacob. Il saura.
Dans mes bras déborde tout élément présentant une utilité pour mon enquête.
« Zééva ! Je m’en vais, tu peux faire venir les nettoyeurs ! »
Un pouce en l’air pour seule réponse, au moins, rien dans mon comportement ne peut laisser penser que je dispose d’un élément très important. Et eux, qu’ils effacent toute preuve. Peu importe qui se trouvait ici cette nuit, la vie de Pavel entre les main. Personne ne saura.
À l’air libre, je tente de rester sereine lorsque j’annonce mon départ à Melvin. Ce dernier ne réagi pas, et se contente de rentrer avec son équipe. Soit.
Sans chercher plus de temps à perdre, je saute dans ma voiture, et fonce pour Niras. Pour le bureau du gouverneur.
Arrivée sur mon emplacement du parking sous-terrain, je cache tout ce qui se trouve dans l’habitacle sous une couverture, et garde le dossier compromettant dans mon sac. Durant tout le trajet, mon esprit ne cessait de penser à tout ce qui pouvait être noté dedans. Pavel, ancien mercenaire comme il y en a des milliers, a participé au massacre de l’heure la plus sombre. Plus j’y pense, plus je m’en convainc.
Pourtant, même si cette certitude me taraude l’esprit, je ne peux m’empêcher de me demander pourquoi il n’est pas parti, pourquoi être resté sur les lieux d’un tel crime ? Peut-être le concerné pourra m’en dire plus. Quelqu’un a raté son meurtre, moi, je réussirai.
Désormais dans le hall du bâtiment central, j’attends l’ascenseur qui me mènera vers le bureau de Jacob.
Le voilà. Par politesse, je frappe sur la porte pour signaler ma présence. Son invitation ne tarde pas.
« Pavel ! » lâché-je instantanément en étalant le dossier sur son espace de travail. « Qu’est-ce que tu as à me dire pour sa défense ? »