05 - Sérafino

Par Joxan

Bercé dans une atmosphère vaporisée par ma fatigue, je sirote un café supplémentaire dans l’espoir de rester lucide malgré le trouble des événements. La tasse vidée face à moi s’envole dans la main de Sven dans un geste devenu mécanique, avant d’en reposer la suivante, pleine et fumante de cette odeur amer et légèrement grillée.

Depuis combien de temps suis-je assis à cette table dans l’attente d’une nouvelle ? Mes téléphones posés l’un à côté de l’autre n’affichent toujours aucune notification, pas d’appel, pas d’alerte, rien. Si habituellement ceci ne m’inquiète pas, actuellement j’espère par-dessus tout voir le clignotement porteur d’un message éblouir mes yeux presque clos. 

Le temps s’écoule, doucement. La chaleur de l’établissement accompagné du doux bruit de la ventilation me plonge peu à peu dans la frontière entre les rêves et la réalité. Je me dois de rester éveillé. 

 

Ma tête se secoue, de quoi remonter du sang oxygéné à mon cerveau. Autour de moi, des voitures brûlent désormais. Des hurlements de condamnés de cages d’acier parviennent jusqu’à mes oreilles. J’y suis de nouveau, encore une fois. L’heure sombre. Équipé d’un masque de protection, d’un gilet de combat, et de mes armes, je m’apprête à revivre cette scène. 

À travers la fumée âcre résiduelle des obus lancés par des hélicoptères de combat, je progresse vers le fourgon blindé dont le contenu ne doit absolument pas disparaître. Et quand bien même je sais au plus profond de moi que cette progression se résultera par un échec cuisant, j’avance. 

Des silhouettes à peine perceptibles fusent dans toutes les directions, les mercenaires venus prendre Ludmila ratissent le secteur. Sa protection passe avant tout, ma vie, la vie des innocents brûlés vif, la vie de ces soldats de plomb. 

Ma main tâtonnant se pose finalement sur le véhicule à protéger, arme en main, j’abattrai quiconque me barre la route. 

Les portes arrière en vue, mon bras se lève. Le premier à passer dans ma ligne de mire n’en sortira pas vivant. 

Quelque chose attrape mon visage, m’arrache la seule protection contre cet air toxique à peine respirable. Tout arrive si vite. Mon front rencontre de plein fouet la carrosserie ardente du blindage, avant de revenir aussi vite vers le bitume bouillant de la route. Collée à celle-ci, ma joue portera à jamais la marque de ma défaite. 

Devenu impuissant, je ne peux qu’assister à son enlèvement. La force de me relever m’abandonne, tout comme l’oxygène de mes poumons remplacer par cette vapeur brûlante au goût de poudre à canon, de goudron, et de mort.

La dernière image conservée par mes souvenirs est celle d’un homme replaçant mon masque sur le visage, avant de disparaître dans le ciel. Puis rien. 

 

Réveil brutal. La sonnerie de mon téléphone de service émet son signal fort désagréable. Le nom de Makayla se présente, cheffe d’une section de gardiens. 

« Trévisani, j’écoute. 

— Salut Sérafino. On a un problème à l’hôpital : Pavel s’est enfui, et il nous a laissé des cadavres. »

La fatigue se volatilise aussi vite que l’adrénaline prend sa place. Ce que je craignais arrive : il part faire justice lui-même, et récupérer ce qui lui a été dérobé. Un blocus s’impose. 

« Je viens immédiatement. Envoie des gars le chercher, » lui ordonné-je en me levant pour régler mes consommations d'une poignée d'Yorzes. « Une consigne : tir à vue.

— C’est noté. »

Un deuxième appel, cette fois pour l’entrée de la ville. Le garde de permanence répond sans tarder. 

« Sérafino Trévisani. Monsieur Pavel Hakl est recherché. Bloquez les accès, personne ne sort. »

Cette décision radicale me donnera une journée pour trouver et abattre l’ancien mercenaire. Au moins. Le gouverneur pourrait prolonger la restriction si je lui envoie une demande, toutefois le connaissant il n’en fera rien. Trop formaté dans son monde si parfait à ses yeux.

L’ordre de restreindre l’accès de la ville envoyé et exécuté, j’accélère le pas vers l’hôpital. 

 

Sur place, Makayla m'accueille. À peine le temps d’un bonjour qu’elle me conduit déjà vers ce qu’elle me décrit un déferlement de haine et de détermination. Deux de nos personnels tombés attendent leur obsèques et leur nom gravé sur la sépulture du jardin des protecteurs. Ainsi qu’une autre. Docteure Ârki-Nosa gît dans la chambre de l’ancien patient, égorgée d’un geste presque chirurgical, son dernier soupir offert à l’ange de la mort porte l’odeur de fer. 

Ses chances de remporter un combat à mort contre lui frôlait le zéro, quand bien même l’état du convalescent le rendait plus faible que ses grands jours. 

Allongée au pied du lit, dont les barreaux arrachés trempent dans son sang, la médecin tend un regard vide et figé dans l’horreur vers le couloir désormais taché de rouge. Sous la lumière blanche des leds, un reflet écarlate rendrait presque l’endroit chaleureux si on ne connaissait pas son origine. Un silence de plomb berce cette ambiance, nul oiseau ne chante dans le parc autour, même nous autres décidons de maintenir une posture figée dans l’espace et le temps. Malgré mes yeux rivés sur le corps de la femme, je sens dans mon dos tout le poids du regard interrogateur de Makayla qui n’attend que mon ordre de partir à la chasse. 

« Retrouvez-le. Toutes les personnes disponibles sur sa traque, » annoncé-je en me retournant vers la cheffe, téléphone en main. « il ne se laissera pas faire, abattez le. Arrachez son cœur. Et brûlez son cadavre ! 

— Je m’occupe de ça. Je surveillerai également ses contacts proches. 

— Bien. Je t’envoie les autorisations d’accès à ses informations dès que je les ai. »

Un sourire excédé étire ses lèvres tandis qu’elle s’efface dans le couloir. Pour ma part, une visite là-haut s’impose. Jacob se doit de débloquer mes pouvoirs pour mener à bien la traque de Pavel, sans quoi il disparaîtra de nos radars. Sachant qu’il a un cœur artificiel, je devrais au moins pouvoir obtenir les équipements nécessaires au traçage de l’organe. 

Un petit groupe de nettoyeurs vient récupérer les corps et rendre à la zone sa blancheur étincelante, rien ne doit rester ici. Bien des siècles plus tôt, une équipe scientifique serait venue enquêter, récupérer des prélèvements, ce qui aurait duré pas mal de temps. Aujourd’hui personne ne prend plus cette peine, on fait nos rapports sur le tas, on prend ce que l’on peut et trouve utile, puis on passe à la suite. Une méthode qui ne donne rarement de suite positive sur des enquêtes, mais que faire de preuves quand plus rien ne nous permet de les exploiter ?

Sous mes pieds se dérobent quatre par quatre les marches des escaliers, le temps presse. Dans l’état amnésique et colérique de Pavel, des corps sans vie risquent bientôt de joncher les rues. Il a bien montré de quoi il est capable pour récupérer ce qu’il gardait dans son coffre.

À mesure que je me rapproche de la sortie, des questions fusent dans mon esprit : comment a-t-il pu s’organiser seul pour s’enfuir ? Abattre deux types armés et entraînés ? Aurait-il pu avoir un complice ? Si tel est le cas, la vigilance devra doubler, et le silence dominer. Bon nombre de ses fréquentations peuvent lui prêter main forte dans sa situation. 

À peine l’air libre regagné dans l’immense parc, le détective Iddris se présente à moi tel un porteur d’espoir, ou un vendeur de rêves. 

« Monsieur Sérafino Trévisani ! On dirait bien qu’il y a du grabuge ici. Vous pourriez m’en faire part ? »

Emmerdeur. En temps normal je l’enverrai balader poliment, les renseignements qu’il obtient lui donnent toujours plus de visibilité sur nos faits et gestes quant bien même nous tenons à les cacher du grand public. Cependant sa présence aujourd’hui peut jouer en ma faveur lorsqu’il délivrera les informations que je vais lui offrir, un mal pour un bien. 

— Monsieur Diribe. Oui tout à fait ! Je n’ai pas beaucoup de temps tout de suite, mais je me ferai un plaisir de développer dans une heure au café en face du bâtiment central. 

— Dites-moi déjà ce que vous pensez utile.

— Pour la faire courte : le directeur du stand de tir Pavel Hakl a été ramené blessé et amnésique cette nuit à l’hôpital en déclarant qu’un bien lui a été volé. Il vient tout juste de s’enfuir de sa chambre en tuant au passage un personnel soignant et deux gardiens. »

Aucune délicatesse dans mes mots qui s’enchaînent dans un ton monocorde. Je ne dispose pas de temps pour y mettre les formes. 

Alors qu’il me remercie et confirme notre entretien à venir, je reprends ma course vers l’édifice où Jacob me permettra d’agir à ma guise. Pendant ce temps, Iddris a de quoi informer un maximum de personnes concernant les agissements du fugitif.

 

Essoufflé, je franchis les grandes portes de verre. En y repensant j’aurais peut-être dû utiliser mon droit de circulation pour venir en voiture. Tant pis, la prochaine fois j’y songerai plus tôt, un temps non négligeable peut être épargné. 

Ma main volante salue en coup de vent les quelques personnes vaquant à leurs occupations dans le hall immense, certains se demandent sans doute l’origine de mon empressement pourtant habitués à me voir toujours prendre mon temps quitte à débarquer en retard à tous mes rendez-vous. Ce jour particulièrement spécial et mouvementé m’y contraint hélas, tant que Hakl errera dans les rues, le rythme tranquille d’une promenade quotidienne ne restera qu’un plan secondaire.

À peine engouffré dans la cage d’acier, mes doigts martèlent le trente-cinquième bouton, provoquant la fermeture des parois métalliques. L’ascenseur commence enfin son ascension, doucement. Trop doucement. Prendre les escaliers m’épuiserait jusqu’à récolter la dernière molécule d’oxygène de mes poumons, tout en obtenant la garantie d’arriver à bon port dans un délai plus court sans prendre le risque que selon une certaine loi, une panne électrique pourrait survenir et empirer mon cas. Dans tous les cas, plus de retour en arrière possible désormais, seul l’espoir m’est permis. 

Finalement l’acier coulissant libère le passage vers le couloir dans lequel le bureau de la tête pensante de la ville se trouve, juste à quelques mètres. 

Mon poing frappe à plusieurs reprises, silence. Je réitère. Aucune réponse. Étrange, normalement Jacob exigerait déjà d’attendre. Se trouve-t-il au moins ici ? Une seule façon de le savoir, si le verrou bloque l’accès, alors il peut se situer n’importe où. 

Mes doigts se posent sur la poignée qui se baisse sans résistance, encore une chose peu courante. 

L’intérieur de son bureau dont la grande partie de la surface n’a d’utile que l’entreposage d’objets et de décorations ayant appartenu aux précédents gouverneurs n’abrite pas l’ombre d’une âme. Jacob, sans prévenir personne et laissant son espace ouvert aux quatre vents relève de l’improbable. Mon côté optimiste pencherait pour un oubli, mais mon côté réaliste me rappelle qu’il s’agit de Jacob, le genre de personne à vérifier obsessionnellement le respect de chacune de ses habitudes, essentiellement le verrouillage de sa porte. Jamais de la vie il ne permettrait de ne pas informer ses contacts, dont le fais parti, de sa position dans l’espace, et il n’aurait sous aucun prétexte laisser son sanctuaire non verrouillée. 

Soit son départ précipité répond à une urgence, soit l’autre raison me ramène une année en arrière lorsque son prédécesseur prenait fin à sa fonction à cause de son décès. Difficile pour un mort de gérer les affaires d’une ville. 

L’heure qui s’écoule ne me permettra pas de chercher un élément quelconque quant au destin du gouverneur, et quand bien même je trouverais quelque chose, il sera probablement trop tard. Iddris possède des oreilles dans chaque rue, s’il ne se tient pas responsable d’un événement, il en est un témoin. Je paris qu’il peut m’apprendre ce qu’il se passe de son côté. 

Avant de quitter le bureau vers notre lieu de rendez-vous, mes yeux jettent un regard à travers la fenêtre panoramique de son trente-cinquième étage. Des forêts encerclées de plaines, à l’intérieur desquelles on peut deviner des routes depuis bien longtemps plus entretenues… et une colonne de fumée naissante perce la couverture verte des arbres.

Qu’est-ce que ? Des campeurs  ? Un début d’incendie ? Qu’importe pour le moment. Ce souci attendra.

Plus qu’un blocus, nous devons préparer une éventuelle riposte. Alors de nouveau au téléphone lorsque je reprends l’ascenseur, mes nouvelles consignes fusent auprès des personnes concernées : trouver Jacob, renforcer la sécurité de la ville, maintenir le blocus.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez