05 | POUR UN COEUR QUI S'ENNUIE

Par Eckynox

 

Lorsque j’ouvre les yeux, ce matin, l’aube est encore là. La chambre est plongée dans une ambiance chaude, tiède, orangée. Abruti, je regarde autour de moi, sans reconnaître les lieux alentour. Puis je me souviens. Mes aventures d’hier, le pensionnat. Mon premier jour.

 

Victoire.


 

Encore frêle dans mon esprit endoloris, j’ai un vague souvenir d’elle, c’est encore une petite fille, elle joue dans l’eau glacée de la rivière limpide de mon enfance. Jamais, dans l’abysse de ses yeux sombres, ne brillaient autant d’étoiles que lorsqu’elle plongeait ses petits pieds dans le ruisseau. Longtemps, à chaque fois que mon regard clignait, à chaque fois que le moment de s’endormir arrivait, l’image de cette petite fille vive, exaltée, de cette enfant rayonnante s'ancrait dans mes yeux. Le temps fait faiblir les souvenirs, c’est connu, les typhons de la mémoire ravagent tout, jusqu’à son sourire. Jusqu’à son visage. 

 

Il ne m’a fallu que d’un regard pour qu’en cascade toutes mes souvenances remontent à la surface. C’est elle. C’est elle, c’est elle, mais elle a bien pris trois têtes, elle a pris dix ans, son regard brûle toujours autant. Un regard et déjà, je me mets dans tous mes états. Pourtant, malgré moi, j’ai peur. J’ai comme peur d’y croire, peur de me faire de faux espoirs. Et si ce n’était pas elle ? Et si ce n’était qu’un effet bref, un mauvais rêve ? Sous le stress, le cerveau joue toujours de méchants tours. C’est mon premier jour, j’ai eu un hier difficile, et une hallucination visuelle ne m’étonnerait guère. Après tout, pourquoi serait-elle là ? Les gens se ressemblent, on a tous des sosies, des “moi” cachés partout dans le monde. Puis, ce n’était qu’un passage, je ne peux vraiment en être certain, et elle ne peut pas être là, elle ne peut pas être là, pas après tout cela, pas après tout ce qui s’est passé.

 

C’est à peine si je remarque mon colocataire, Julio, qui me lance un regard insistant, debout au pied de mon lit. Il porte une chemise à carreaux rouges sur son uniforme, et plusieurs pins colorés constellent le haut de son pantalon. Il a attaché ses cheveux longs en queue de cheval et seules quelques mèches rebelles arpentent son visage accusateur.

 

Sans comprendre, je fronce les sourcils, émergeant lentement de mes rêveries. Je dois vraiment avoir l’air endormi, parce qu’une lueur malicieuse brille dans son regard tandis que ses lèvres s’étirent en un rictus amusé.

 

— Il est sept quarante-deux, précise-t-il finalement en rajustant le sac sur son dos.

 

Cela suffit à me faire jaillir de mon lit. Écolier, collégien, jamais je n’étais arrivé en retard en cours, jamais je n’avais manqué un jour de classe. Même en étant malade comme un cheval, après une nuit à vomir dans mon lit, j’étais systématiquement présent en classe tous les matins, debout derrière mon pupitre, attendant les directives de mes professeurs. Et ce n'était pas en moins d’une journée, même dans un établissement inconnu, que cela changerait.

 

Trop sec, je bondis sur mes pieds, si bien que ma vision se brouille quelques secondes et que je me sens vaciller. Difficilement, je désescalade l'échelle de mon lit en hauteur, j’empoigne mes vêtements et, clopin-clopant, je rejoins la salle de bain sur le bout des orteils… pour en ressortir moins d’une minute plus tard, cheveux maladroitement peignés, polo à l’envers, noeud de cravate trop serré, mais aussi frais que possible. En posant mon cartable en cuir sur le bout de mon épaule, je croise mon regard dans le reflet de la vitre. D’immenses cernes soulignent mon regard morne, je semble déterré, et à défaut d'y avoir passé du gel, ma crinière blonde s'échappe de tous côtés. Doux Jésus, moi qui voulais faire bonne impression…

 

Trois minutes seulement après mon réveil effréné, nous sommes dehors, notre porte évidemment fermée avec soin, et la cloche retentit pour la seconde fois depuis mon arrivée. J'échange un regard avec mon colocataire. Autour de nous, le corridor est tout à fait vide. Sentant mon cœur s’accélérer, une angoisse que je ne connais pas naissant dans ma poitrine, je regarde Julio trottiner vers l’escalier. Il me faut quelques secondes pour réagir, et je m’élance à sa poursuite, encore vacillant. Finalement, je le rattrape, et je cale ma démarche dans la sienne. Je n’ai aucune idée de l’endroit où nous allons, à vrai dire, mais je suis trop fatigué pour me méfier de mon nouvel ami -enfin, si c’est déjà mon ami, on ne se connait que depuis quinze heures, après tout. 

 

Arrivés en bas de l’escalier, on bifurque sur la cour intérieure. On passe devant mon muret, enfin, celui qui hier avait daigné accueillir mes plaintes, et on poursuit notre chemin jusqu’au bout de cette même cour. S'ensuit ensuite un dédale de couloirs, de portes et d’escaliers qui ne doivent pas être bien grands mais qui me semblent gigantesques. Finalement, après notre crapahutage sans fin, on parvient à une grande double porte, ouverte, menant vers une grande salle tout en longueur, remplie de bancs en bois digne d’une chapelle, et surplombée d’un grand pupitre où quelqu’un a dû faire un discours. Cette même salle est remplie de dizaines d’élèves en uniformes, riant, chahutant, amassés à certains coins de cette grande pièce. Julio se mêle à l’un des grands groupes, et sans réfléchir, je le suis. En réalité, les élèves entourent une table derrière laquelle se tient… mince, c’est l’homme d’hier, même costume brun, même lunettes ovales, même cheveux poivre sel. J’espérais vraiment que je ne le recroiserais jamais, tant l’établissement est grand…

 

Le professeur me reconnaît et, à mon grand désespoir, m’affiche un grand sourire. Puis il porte son attention vers le groupe et d’une main, demande le silence. Tous les élèves autour se taisent instantanément, tournant la tête vers lui.

 

— Bonjour, jeunes gens, crie-t-il pour couvrir le brouhaha ambiant qui émane des autres groupes. Mon nom est Monsieur Bernois, je suis professeur d’enseignements philosophiques et je m’occuperai également de votre classe cette année. Eh bien, je pense que nous allons rejoindre un endroit plus tranquille afin de poursuivre…

 

A ces mots, ce dénommé Mr. Bernois prend les devant, rassemble ses papiers puis devance le groupe. Naturellement, tout le monde se range à sa suite, et moi, totalement perdu, ne sachant pas si je suis au bon endroit, je trottine derrière Julio lamentablement, me glissant à côté de lui dans la longue file. Nous sommes une vingtaine d’élèves, tous alignés et rangés comme de vulgaires automates. Il y a quelques murmures échangés, ponctués de rires éventuels, mais rien de plus, nous sommes cette lignée d’élèves bien casés, bien droits dans leurs uniformes neufs, cette même lignée qui plus tard sera avocat, banquier, chef d’entreprise, politicien, chirurgien, ingénieur, et qui, pour l’amour du ciel, saura remettre les autres à leur place tout en faisant ce qu’elle devra faire. Toute une vie déjà tracée, empreinte d’ennui et de morosité, une vie dominée par l’agent, les normes, la société.

 

Mais pour le moment, nous ne sommes que des visages sans nom, des personnes en pleine construction et embrigadement, et moi, moi j’ai l’impression d’être ce petit mouton noir à l’arrière du troupeau.


 

De nouveau, je perds le fil, j’emboîte les pas du garçon devant moi. On tourne, nouveau couloir, encore un autre, escalier, nouvel escalier, puis après un temps indéfinissable, on arrive dans un couloir. Tout le groupe, toute cette foule, animée par un effet commun, se colle contre le mur de lattes. A nos pieds, le carrelage reflète de pauvres tâches vaguement colorées, celles de nos uniformes bleutés, tous semblables. Seule l’ombre de Julio se démarque, avec ses carreaux rouges et ses pins fluos.

 

 

Le professeur sort ses clés, puis déverrouille doucement la porte. Il rentre, ôte la veste de son ensemble, et une fois installé, nous invite à rentrer. Tout est orchestré à la seconde près, comme un ballet qu’on a maintes fois répété, si bien que cet enchaînement en est devenu naturel. Je suis encore derrière Julio, et lorsqu’il prend sa place près de la fenêtre, je prend timidement la chaise à côté de lui. Mr Bernois patiente que tous les élèves soient installés, puis s’empare d’une craie, posée sur son grand bureau. 

 

— Voyons ce qu’il vous reste de vos longues vacances, jeunes gens, sourit-il en écrivant sa question sur son grand tableau noir.


 

Lorsque je sors mon cahier, une boule se noue dans ma gorge. Je ne suis pas préparé à une telle évaluation, encore moins dès le premier jour, encore moins avec le réveil difficile que j’ai vécu il y a quelques minutes à peine. Je ravale mes émotions, j’empoigne mon stylo-plume, tremblotant, puis je découvre la question qui se loge maintenant sur la grande ardoise. Mes yeux parcourent chaque mot, j’essaye de réfléchir, et après plusieurs minutes, je finis par me mettre à écrire. J’aime écrire, faire de jolies phrases avec des mots savants, inventer de belles suites de mots recherchées, trouvées avec soin. Malgré mon stress, j’arrive quand même à écrire quelques lignes, et lorsque vient la cloche, je soupire, rassuré. Ce n’était pas si difficile que ça, en fin de compte.

 

Mr bernois nous ayant remercié, Julio est entrain de ranger ses affaires, alors je le copie, puis après avoir récupéré un emploi du temps sur le bureau de mon professeur, je rejoins le couloir. La journée s’étire alors d’elle-même, et deux heures plus tard, je suis avec Julio, sur les derrières de l’établissement, assis sur une grande pelouse ponctuée d’essais de golfs. En face de nous, à quelques centaines de mètres, commence une dense mais accueillante forêt, peuplée de chênes et de hêtres. A notre dos, le lycée s’étend, même bâtisse à l’architecture castrale, et parmis toutes ces fenêtres rectangulaires, je crois deviner notre étage, peut-être même notre chambre, qui donne sur ce côté-ci du jardin. 

 

— Max ! s’écrie soudain Julio, me sortant une seconde fois de mes rêveries depuis le matin.

 

Je relève les yeux, et c’est avec stupéfaction que je découvre une adolescente, perchée au-dessus de moi. Ses innombrables ondulations rousses éparpillées autour de sa tête, elle me toise, suspicieuse. La première chose qui me frappe, chez elle, c’est l’éclat de ses yeux noisette. J’ai tout de suite l’impression d’avoir quelque chose à me reprocher, et cela la rend perturbante, pour ne pas dire envoûtante. C’est cela, envoûtante; elle dégage une aura indéfinissable, bien qu’elle m’effraie un peu. Seconde chose étonnante: au lieu de la longue jupe réglementaire, elle porte un pantalon, le même que n’importe quel garçon de l’établissement.

 

Elle finit cependant par se redresser et, d’un sourire, vient s'asseoir près de Julio. Intérieurement, je suis presque soulagé.

 

— Eh bien, toussote Julio tandis que la tension entre nous se dissipe. Max, je te présente mon nouveau colocataire, Augustus… et, poursuit-il à mon attention cette fois, voici Maxine, ma meilleure amie.

 

— Tu me flattes, siffle-t-elle d’une voix nasillarde que je ne lui aurais pas pensée. Alors, ces vacances en Sicile ?

 

Tous deux partent de suite dans une conversation animée de rires et d’anecdotes sur des prénoms que je ne connais pas, sans doute des parents ou des frères et sœurs. J’écoute d’une oreille, même si je sais que cela ne me concerne pas vraiment. On sent, dans l’intention, dans l’atmosphère gaie qui plane ici, que tous deux sont profondément heureux de se revoir, qu’ils se sont manqués. Discrètement, je les envie. Et avec Maxine, je sens que mon colocataire est plus détendu, plus à l’aise, cet air mélancolique qu’il tente toujours de dissimuler s’envole, et je trouve ça profondément beau. C’est si rare, cette plénitude, ce pacifisme entre deux personnes. J’ai dû connaître cela, un jour, cette sensation d’être à sa place, cette douceur d’être en présence non pas d’une personne, mais de la personne que l’on charrie, avec qui l’on se sent bien.

 

Encore défait, je me surprends à parcourir les élèves du regard. Certains, plus âgés, ont apporté leur matériel de golf et déjà se préparent à frapper. Quelques filles sont debout près d’eux et discutent joyeusement avec les joueurs. Et éparpillés partout, un peu comme nous, quelques groupes d’élèves se tiennent, assis à même la pelouse ou bien accoudés aux murs du bâtiment, et échangent calmement. Certains, isolés, lisent de gros pavés ou font des exercices, si tôt dans l’année ?


Et puis la cloche sonne, encore, c’est la cinquième fois, même si je pense stopper mon compte rapidement. Alors je m’étire, puis prend mon cartable d’une main et là, là, lorsque je m’apprête à suivre Julio de nouveau, là, à vingt mètres, dans la foule d’élèves, là, ses cheveux noirs d’ébène étincellent avant de disparaître. Des cheveux que je ne peux que reconnaître.

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