J’ouvre les yeux. Silas est toujours là, face à moi. Mais il ne semble plus souffrir. Je l’observe, incrédule, cherchant à comprendre ce que je viens de voir. Tout autour de nous, les corps calcinés des villageois s’amoncellent dans une odeur putride.
Soudain, une clarté inattendue éclaire le visage de Silas. Un rayon de soleil. Je me retourne : au-dessus de la forêt noire, l’astre que je croyais perdu renaît, timide, incertain. Je me redresse, le cœur battant, puis reporte mon regard sur Silas. La lumière dorée accroche ses pupilles, embrase son regard.
Les larmes me montent aux yeux.
— Sabah... qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?
Il me répond d’un sourire doux, tendre. Ses fines mains enserrent mon visage, son front se pose contre le mien.
— Ne m’abandonne pas, Raphaël. Par pitié... ne m’abandonne pas ici.
Sa voix tremble, et je crois y sentir le jeune homme brisé sous l’être maudit.
— C’est toi, murmurai-je. C’est toi qui m’as conduit dans la forêt après la mort de Louise ?
Il hoche lentement la tête, ferme un instant les yeux.
— J’ai senti ta détresse, ton injustice, ta rage... Elles résonnaient avec les miennes. Alors je t’ai appelé.
Je balaie des yeux les cadavres autour de nous.
— Pourquoi ? m’étranglai-je. Est-ce que j’ai tué tous ces gens ? Est-ce ma faute s’ils sont morts ?
Sabah recule, son visage se durcit. Une voix grave gronde de sa gorge :
— Ils ont eu ce qu’ils méritaient. Tu as vu ce qu’ils m’ont fait ! J’étais maudit avant même de vivre : né dans le péché, condamné à mort dès ma naissance. Innocent, et pourtant sacrifié.
— Tu les as donc maudits.
— Oui ! tonne-t-il. Je les ai condamnés à partager ma nuit éternelle. Ils ont cru que m’anéantir les libérerait. Mais seule ma délivrance pouvait rompre le cercle. Et c’est toi qui m’as entendu. C’est toi qui m’as répondu. Pour ça... je te remercie. Merci de m’avoir écouté.
Il se relève. Ses doigts se referment sur le bois de la fourche plantée dans son ventre. Il l’arrache dans un bruit sec. Aucune goutte de sang ne jaillit. Sa plaie a déjà disparu.
Je reste figé, tremblant.
— En quelle année sommes-nous ? balbutiai-je.Il sourit, semble ravi que je lui pose la question.
— Le 21 décembre 1620. Du moins nous l’étions avant que tu me libères. Mais nous sommes dans ton temps, désormais.
Mon souffle se brise.
— Alors... qu’est-ce que t’es ? Un démon ?
Il hausse légèrement les épaules.
— Je n’aime pas ce mot. Je suis mort et j’ai ressuscité, prisonnier de ma propre malédiction. Aujourd’hui... je ne sais plus. Nous le découvrirons ensemble.
— “Ensemble” ? répétai-je, incrédule.
Il sourit à nouveau, charmeur, irrésistible. Ses iris dorées me captivent.
— Je t’ai montré mon monde. Terrifiant, sans doute... Mais c’est à ton tour de me montrer le tien.
— Le mien n’est pas si différent que le tien...
Je baisse les yeux vers la main qu’il me tends. Je la prends. Elle est chaude, douce. Mais au creux de sa paume, je crois sentir un frisson glacé.Je l’agrippe malgré tout.
Main dans la main, nous marchons vers le soleil renaissant.
Et dans son éclat fragile, je comprends que ce n’est pas moi qui ai sauvé Sabah.
C’est lui qui m’a choisi.