Anarchiste : Fauteur d’anarchie, perturbateur.
Dictionnaire de la langue française par É. Littré, édition 1873-1874.
Le lundi, je dus reprendre le rythme de l’école, mais j’étais ailleurs : en techniques de soin infirmier, mes bandages malhabiles provoquèrent la moquerie de mes camarades, qui me traitèrent d’emballeuse de momie. Ensuite, je confondis toutes les plantes en cours de botanique médicinale.
À la sortie de l’école, quand le chauffeur de mon oncle manqua à l’appel, je me dis que la journée continuait dans sa veine calamiteuse, avant de prendre conscience que j’avais là une occasion rêvée de tester mon avatar. La température de l’air était douce ; le soleil encore ardent se cachait derrière des nuages blancs moutonneux. Octobre à Paris était décidément le mois idéal, propice à arpenter les rues en admirant les beautés de la capitale.
Je me lançai sans attendre le long du boulevard et profitai de l’abri d’un porche pour prononcer le mot secret. Je contemplai mes mains, qui n’étaient plus tout à fait les miennes. Cela avait fonctionné !
Quelques centaines de mètres plus loin, un groupe d’antifaées prédisaient la fin de notre monde si on ne refermait pas ce qu’ils appelaient « la déchirure » vers le monde des faées. Des bigots, aurait dit mon oncle. Cela m’incita à tourner pour explorer de petites rues. Je tâchai de garder une direction, celle qui menait vers la Seine. On ne pouvait pas vraiment se perdre dans Paris ?
Au bout d’un moment, après avoir fait demi-tour dans des impasses ou des ruelles trop étroites à mon goût, je finis par ne plus du tout savoir vers où m’orienter. Alors que je longeai pour la seconde fois la façade d’un immeuble neuf à l’architecture extravagante, je vis un jeune homme assis sous un porche me dévisager avec insistance. Une sacoche remplie de journaux indiquait clairement sa besogne : il livrait les quotidiens du soir, probablement Le Petit Parisien, le plus populaire. J’accélérai la cadence et passai devant lui sans m’arrêter, en lui jetant un regard oblique. C’était curieux, il y avait comme un flou autour de lui qui retint mon attention un court instant.
Je poursuivis mon chemin d’une allure déterminée ; j’eus très vite la certitude qu’il m’avait emboîté le pas. Mes omoplates me démangeaient au point que je résistai plusieurs fois à l’envie de me retourner. Pourquoi me suivait-il ? Et comment en étais-je si sûre ? J’avais été incapable de fixer son visage dans mon esprit. Cela ressemblait par trop à un tour de passe-passe faéerique.
Je n’y tenais plus, alors je finis par me tordre le cou pour l’apercevoir. Il marchait d’un air dégagé, pas très loin derrière moi, les mains dans les poches. J’accélérai, mais il dut allonger le pas, car la distance entre nous n’augmenta pas. Si Léonard portait en apparence un pantalon, en dessous j’avais une longue jupe qui m’entravait, si bien que ma démarche devint empruntée et laborieuse. Je profitai de mon arrivée sur une large artère fréquentée pour effectuer une volte-face soudaine. Je m’élançai dans sa direction.
Il s’arrêta comme je l’atteignais.
— Une bien belle illusion, murmura-t-il. Mazette, y en a qui ne savent pas quoi faire de leurs sous !
Je le fixai, interloquée. De près, je ne discernais pas beaucoup mieux son visage, comme si je l’observais à travers une vitre dépolie. Curieux ! Le reste de sa personne se révélait plus banale. Avec ses bretelles et les manches de sa chemise défraîchie relevées sur ses bras brunis, il ressemblait moins à un livreur de journaux qu’à un ouvrier tout droit sorti d’un atelier, odeur de transpiration en moins.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez. Et cessez de me suivre, c’est incommodant.
Ma voix avait jailli une octave plus bas que d’habitude – encore un effet de l’illusion – mais sur un ton si geignard que je regrettai aussitôt d’avoir ouvert la bouche.
— Quand on veut passer pour un prolétaire, railla-t-il, faut éviter de marcher sur des œufs, comme une danseuse de ballet !
Je fis mine ne rien comprendre à son discours, mais intérieurement, je me sentis nue et vulnérable. À quoi bon posséder un avatar si n’importe qui pouvait me percer à jour ? J’étais vraiment sotte de ne pas m’être entraînée à déambuler comme un garçon. Un garçon du peuple. Se mouvaient-ils d’une manière différente de mon frère ou mon oncle ? Je réalisai avec consternation que je n’y avais jamais prêté la moindre attention.
L’inconnu continua, imperturbable :
— C’est pire si on a l’air aussi perdu qu’un moineau tombé du nid.
Je frappai du pied sur le sol.
— Qu’est-ce que vous me voulez, à la fin ? Je ne comprends rien à vos élucubrations.
Agacée par ma réplique peu convaincante et ma vision toujours floue, je plissai les paupières ; dans la mince fente, je discernai une paire d’énormes lunettes, façon hublots de bateau, comme celles que mettent les ouvriers des fonderies pour protéger leurs yeux. Elles disparurent, puis reparurent quand je cillai. Voilà comment il voyait au-delà de mon avatar ! J’étais persuadée que je n’aurais pas dû apercevoir ces lunettes, cachées elles aussi par une illusion. Mystère à éclaircir plus tard… Je saisis l’occasion pour reprendre l’avantage.
— Ces lunettes, remarquai-je d’un ton dégagé en désignant son attirail, elles vous donnent l’air idiot. D’ailleurs, votre illusion à vous, elle est d’une qualité douteuse, vous êtes tout flou.
À mon tour de le surprendre ! Même si je ne distinguais toujours pas bien son expression, une raideur dans sa posture m’apprit que j’avais atteint mon but. Il regarda autour de nous et sembla satisfait par notre relative isolation. Personne n’était trop proche. Un mot murmuré fit apparaître son visage, tandis qu’il ôtait ses lunettes d’un geste vif.
— Touché ! Et si on repartait sur de meilleures bases ? proposa-t-il. Je m’appelle Jules.
Il me présenta sa main, de la façon dont un homme tend la main à un autre. Après une hésitation, je la serrai avec fermeté, reconnaissante qu’il entre dans mon jeu alors même qu’il m’avait démasquée.
— Mon nom est Léonard. Mais tout le monde dit Léo.
Cette fois, ma voix avait sonné plus juste ; avec un minimum d’entraînement, elle serait parfaite. J’examinai mon vis-à-vis. C’était un garçon carré au cou solide et au visage plein. Ses yeux d’un bleu vif étaient enfoncés sous des sourcils touffus. Ils surmontaient un nez droit et une bouche aux lèvres boudeuses. Des cheveux châtains d’une propreté douteuse dépassaient de sa casquette. Un jeune homme du peuple, aux manières quelque peu rudes. Réalité ou déguisement ? En tout cas, il incarnait ce rôle à la perfection. Il balança ses lunettes sous mes yeux avant de les faire disparaître dans sa sacoche.
— Je teste ces binocles, expliqua-t-il. Certains trichent avec des illusions, alors d’autres cherchent à dévoiler leurs trucages. C’est de bonne guerre, tu crois pas ?
Je restai muette. Décidément, il avait le don de me heurter : d’où s’octroyait-il la permission de me tutoyer ? De toute façon, je ne me sentais pas disposée à me justifier sur mon avatar ni à disserter sur ma vision de l’existence. Devant mon silence persistant, il reprit :
— Hum… Je suis désolé si j’ai été moqueur tout à l’heure. Je voulais pas te blesser. Des fois, on me reproche d’être un peu trop direct.
— J’imagine que vos remarques étaient fondées, à défaut d’être polies, rétorquai-je avec froideur.
Il tenta un sourire auquel je répliquai par une moue qui lui fit baisser les yeux. Ma mauvaise humeur ne lui était pas uniquement destinée : elle résultait également de mon jugement sur mes pitoyables performances théâtrales. Cela dit, je me sentis satisfaite que ma réponse l’ait remis à sa place ; je n’avais pas à tolérer ces abus de familiarité de la part d’un vulgaire livreur de journaux. J’enfonçai le clou :
— Mais cela ne m’explique pas pourquoi vous me suiviez.
— Oh, ça… J’ai pas eu beaucoup l’occasion de voir des illusions aussi impeccables. Ça m’a rendu curieux.
Il fourra les mains dans ses poches et proposa :
— Faut pas m’en vouloir. Pour me faire pardonner, si tu veux… si vous voulez, je vous remets sur votre route.
— Si j’étais perdue – et je ne dis pas que je le suis –, peut-être préférerais-je demander mon chemin à quelqu’un de moins suspect.
Il parut sur le point de protester, mais il referma la bouche sans rien ajouter. Son haussement d’épaules fataliste fut additionné d’un soupir.
— Bon, ben alors, à une prochaine fois, mademoiselle Léonard, fit-il avec un salut, deux doigts posés sur sa casquette.
Il me tourna le dos et commença à s’éloigner. Je n’avais pas aimé son « mademoiselle », mais cela m’énerva encore davantage qu’il mette fin ainsi unilatéralement à la conversation. Et puisqu’il me tutoyait…
— Eh, Jules ! D’accord, je veux bien faire un bout de route avec toi. Mais ce n’est pas tout près.
— Oh, fichtre ! ça m’dérange pas.
Il avait l’air sincèrement ravi. Curieusement, cela me fit chaud au cœur.
— À une condition… Tu me dis qui tu es, ce que tu fais dans la vie et d’où viennent ces lunettes.
— Ça fait plus d’une condition, remarqua-t-il.
Il acquiesça pourtant avec un grand sourire, puis m’indiqua le chemin d’une courbette moqueuse.
₰
Pendant que nous marchions côte à côte, il ne se fit pas prier pour tout déballer, avec un bel enthousiasme. Il s’appelait Jules Renoir, il avait dix-neuf ans ; son père travaillait chez un imprimeur en province, mais lui-même avait d’autres ambitions dans la vie que former des mots en grappillant de petites lettres dans les cent cinquante-deux cassetins qui contenaient les caractères. S’il aimait le papier, il se préférait en lecteur plutôt qu’en compositeur. Le froissement des pages des journaux lui convenait mieux que le tintouin des presses rotatives.
Il avait sauté dans le train pour Paris, confiant en sa bonne étoile. Grâce à ses livraisons de quotidiens – qu’il tâchait de parcourir – il avait pris contact avec des milieux libertaires, était allé à leurs réunions et il s’était découvert une passion pour la politique. Le principal sujet du moment, la loi de laïcité – j’en avais sûrement entendu parler – déchaînait les controverses en relançant le débat sur les faées.
Le mot faées me fit sursauter. J’avais failli perdre le fil de son discours, car j’examinais du coin de l’œil la façon dont il marchait afin de l’imiter, mais j’y consacrai à nouveau toute mon attention.
— La grande bourgeoisie exploite les faées comme elle a exploité les travailleurs, pour son seul profit. Alors nous, on a décidé d’instaurer une autre relation avec les faées.
— « Nous » ?
— Nous, les anarchistes. Ceux qui contestent l’ordre établi avec les ouvriers en bas, qui se partagent les misères du monde, et les riches tout en haut, qui dorment sur des tas d’or. Tout le peuple devrait avoir accès à une bonne éducation, un logement correct, des médecins pour se soigner. Si ça doit se faire aux dépens de ceux qui descendent l’avenue du Bois de Boulogne sur des pur-sang anglais, eh ben, tant pis, nom d’un chien !
Je fixai mes pieds en me mordillant la lèvre pour éviter de le regarder. J’étais ébahie. Un anarchiste ? Il était d’un sérieux total : il s’enflammait, la voix vibrante. Quant à moi, je voyais ces chevaux tous les matins sous mes fenêtres. Ne sachant qu’en penser, je m’efforçai de réorienter la conversation :
— Tu parlais des faées ?
— Oui. J’allais dire que pour dialoguer avec les faées, y faut des clairvoyeurs. C’est comme ça que j’ai découvert que j’avais un don avec les faées.
Je tâchai de ne pas paraître trop intéressée. Est-ce qu’il se vantait pour m’impressionner ?
— Je suis novice, mais vu que j’me débrouille bien, continua-t-il, je teste de nouvelles machines, comme les lunettes. Je peux pas en dire plus sur ce sujet.
Il avait l’air coupable de ceux qui ont déjà trop parlé. Dans le genre bavard, il fallait avouer… Nous arrivions près de la Seine, pas loin du pont Alexandre III. Je décidai qu’il valait mieux nous séparer avant qu’il ne me demande de lui raconter, moi aussi, ma vie. Depuis que j’habitais chez mon oncle, d’une certaine façon, je faisais partie de ces riches qu’il critiquait.
— Il est préférable de nous quitter. Je dois retrouver mon frère par ici, dans quelques minutes. Merci de m’avoir raccompagnée.
— Attends ! Je te reverrai ?
Toute l’éducation que m’avait donnée ma famille me soufflait que c’était une mauvaise idée. Un anarchiste ? Je croyais entendre le ton horrifié de Mère. Je me rappelai alors mes résolutions du matin : c’était à moi et rien qu’à moi d’en juger. La raison ou le parfum de l’inconnu ? La lecture des journaux ou la fréquentation de ceux qu’on évoquait dans leurs lignes ? Et puis, si Jules avait des affinités avec les faées, ne pourrait-il m’en apprendre sur eux bien plus qu’Hippolyte ?... J’allais vite en besogne ! Inutile de m’emballer. Je me fixai un but plus modeste pour commencer :
— Je ne sais pas… Tu m’enseignerais à marcher et à parler comme toi ?
Un grand sourire éclaira son visage et plissa ses yeux :
— Voilà un boulot dans mes cordes ! Et c’est une tâche amusante.
— Je sors tous les soirs à dix-sept heures de l’école d’infirmières, rue Vercingétorix.
— J’connais. Demain ?
— Demain. Je demanderai qu’on ne vienne pas me chercher.
Il parut pris d’un doute ; il enleva sa casquette pour fourrager dans une masse de cheveux un peu trop longs.
— Hum, attends, j’suis pas sûr pour demain, ça dépend de mes livraisons de journaux… J’ai un collègue qui avait mal au dos ce matin, si ça s’arrange pas, je vais devoir faire le boulot à sa place.
Il semblait sincèrement ennuyé, ce qui me fit étrangement plaisir.
— Alors, donne-moi un moyen de te trouver, proposai-je.
— Ah, ça, facile : au café des Bretons, en face de la gare Montparnasse ; il suffit de demander après moi. Y savent où j’habite, c’est tout à côté. Mais si je ne peux pas demain, j’essayerai de te retrouver après-demain.
Il me salua d’un grand geste du bras en ré-épaulant sa besace. Elle avait l’air bien lourde. Je pris conscience qu’il allait devoir refaire le chemin inverse pour aller livrer ses journaux d’où nous venions. Ce n’était pas très charitable, mais je me sentis contente qu’il ait pris tant de peine pour moi.
J'ai beaucoup aimé ce chapitre, l'arrivée du nouveau personnage (et j'ai hâte que Jules radicalise Léo).
J'ai vu que les autres commentaires parlent du problème de mépris de classe de Léo, mais je ne suis pas vraiment d'accord. Léo n'a pas l'air "révolutionnaire" dans les chapitres précédents, c'est une féministe bourgeoise, qui ne lutte que pour ses intérêts et ceux de son genre et de sa classe. Elle n'a jamais été confrontée à la pauvreté et je trouve ça plutôt bien représenté dans ce chapitre.
Le seul truc qui m'a un peu dérangé (enfin j'ai trouvé ça bizarre plutôt), c'est la jupe que Léo a, sous la forme d'un homme. J'ai du mal à imaginer un jeune homme pauvre être dans la rue en jupe, et je ne comprends pas trop pourquoi elle n'a pas été démasquée avant
Pour le mépris de classe, elle est en effet une jeune bourgeoise, elle ne s'est pas encore posé ce genre de questions et n'a pas remis en cause cette façon de voir le monde. Mais je verrai si je peux semer un ou deux indices plus tôt qui l'indiquerait déjà un peu.
Merci pour ta lecture !
Mais ça apporte quelques problèmes non ? On ne marche pas de la même façon avec une jupe qu'avec un pantalon, et si l'illusion ne trompe pas le toucher aussi, je ne pense pas qu'elle pourrait durer très longtemps non plus...
Est-ce que l'illusion trompe le toucher... bonne question! Elle pourrait, avec une sorte de superposition d'espaces, la vraie Léo dans un espace, et son avatar dans un autre. Je verrais bien ça comme ça, en fait...
Bon après, c'est de la fantaisie, pas non plus un traité scientifique, alors on peut accepter que tout ne soit pas expliqué et décortiqué, sinon, ça deviendrait ennuyeux, non ? ;-)
L'histoire de la jupe (par rapport au bras de l'oncle qu'il sent comme vrai) m'a aussi un peu confuse.
Son mépris de classe qu'on a jamais supposé avant alors qu'évidemment elle reste une bourgeoise. Peut être faudra-t-il semer avant quelques réflexions qui l'ancre dans son milieu sociale. Il est vrai que jusqu'à ce chapitre, Léontine a l'air tellement révolutionnaire et progressiste qu'on ne sent pas trop cette contradiction personnelle.
L'arrivée d'un personnage comme Jules est une très bonne idée.
Encore une fois je trouve le passage sur l'école d'infirmière court et anecdotique. On en parle depuis le premier chapitre, elle est le moteur qui fait démarrer l'action, mais elle n'arrive pas à faire partie de l'histoire comme le reste des lieux que tu décris. C'est dommage. On sent que tu n'as pas envie d'en parler, que ce n'est pas l'endroit où tu as envie de faire évoluer ton personnage.
La dimension politique sur l'exploitation des faés est très intéressante et j'ai hâte de poursuivre ma lecture.
Stylistiquement, j'ai n'ai rien à apporter j'aime beaucoup ta façon t'écrire.
Tu as raison pour le mépris de classe, il faudrait que je sème un ou deux indices avant.
Pour la jupe, il faudra peut-être aussi que je précise avant un peu plus les choses.
Il est sympathique ce nouveau personnage ! Et il ouvre tout un champ de possibilités de réponses aux questionnements de Léontine... tout en en suscitant d'autres !
Au risque de me répéter, j'aime beaucoup l'ambiance de ta fiction, ce côté "suranné", ce mélange de passé et de fantastique... Tu l'auras compris, je serai toujours de la partie pour la suite ;)
À bientôt
Jules, je l'aime bien aussi, et Léontine n'a pas fini de lui en faire voir...