Je hélai un fiacre qui me conduisit jusqu’à la maison. J’y retrouvai le chauffeur, en plein émoi. Il avait été retardé, m’avait raté, si bien qu’il se confondit en excuse, en me priant de ne rien dire à mon oncle.
— Je ne dirai rien, Lucien… si vous m’oubliez encore demain, fis-je d’un ton dégagé.
Il eut un air perdu, comme un homme qui aperçoit la corde qui va le pendre, néanmoins il hocha la tête en signe d’accord. Je passai devant lui menton en avant, le cœur battant, étonnée de ma propre audace.
Quand Hippolyte rentra, je l’ignorai et me réfugiai dans ma chambre, ostensiblement absorbée dans la lecture des journaux de la veille. Marthe les avait laissés sur mon lit, selon mes instructions. Je pensais avoir digéré ses paroles de l’autre matin, mais son désintérêt pour les intrigues politiques qui se nouaient dans l’atelier au-dessus de nous m’irritait. Ce petit égoïste ! Il n’insista pas, reconnaissant probablement l’une de mes humeurs noires, comme il les appelait. Il savait que je reviendrais à de meilleurs sentiments en temps et en heure ; d’ici là, forcer ma porte ne lui vaudrait que des remarques acides. Je regrettais un peu l’époque de notre enfance où il essayait de m’enjôler par un câlin, de m’amadouer avec un bonbon… J’étais devenu moins malléable avec le temps, mais en refusant de me laisser infléchir, j’avais perdu une partie de mon pouvoir sur lui.
Ce soir, cela m’arrangeait : s’il était venu, j’aurais peut-être cédé à mon envie de lui narrer mes aventures parisiennes, une piètre idée. J’avais conscience qu’il désapprouverait mes fréquentations. Je n’étais pas sûre de les approuver moi-même. Surtout si je devais aller m’enquérir de Jules dans un bar. Pourtant, la rencontre avec le jeune livreur excitait ma curiosité et surtout, elle me réjouissait au-delà du raisonnable. J’avais l’impression de sortir enfin des rails où mon éducation cherchait à me maintenir, je me découvrais de l’audace. Les yeux bleus et le franc-parler de l’anarchiste me plaisaient, mais moins que l’idée qu’il pourrait me montrer le chemin vers une certaine liberté de penser… et vers les faées, si je savais le manœuvrer pour qu’il m’aide.
Quand je m’endormis ce soir-là, ce fut avec un sentiment étrange de contentement mêlé de culpabilité.
₰
Un vacarme de fin du monde me sortit d’un mauvais rêve où je fuyais des monstres mécaniques. Des monstres volants. Ils balançaient leurs ailes de chauve-souris métalliques avec efficacité, mais peu de grâce ; leurs corps trapus, faits de poutrelles cintrées comme les côtes d’un squelette, semblaient prêts à se détacher à tout moment. Leurs trois yeux balayaient la nuit tels des phares alors que je cherchais vainement un endroit où me cacher dans les rues de Paris. Une fois assise dans mon lit, terrifiée, je pris conscience que le bruit de leurs rugissements et le sifflement de leurs ailes persistaient. Je me précipitai sur l’interrupteur près de la porte, dans l’intention de dissiper le cauchemar une bonne fois pour toutes.
Rien ne se passa. Je restai dans la pénombre.
L’électricité ne fonctionnait pas, mais j’y voyais quand même : de chaque côté des lourds rideaux tirés s’infiltrait une lumière aveuglante qui déchirait la nuit.
Je crus que les monstres étaient là, perchés sur le rebord extérieur de la fenêtre. Un grondement ébranlait tout l’immeuble ; il résonnait jusque dans mes entrailles. Vinrent s’y superposer un fracas de verre brisé et des bruits plus sourds comme des coups. Je tentai de reprendre mes esprits : rêve ou réalité ?
Il se passait quelque chose.
Là, dans la vraie vie, pas dans un cauchemar ! Là-haut, dans l’atelier, sous la grande verrière.
Tremblante de peur, j’enfilai ma robe de chambre, puis j’essayai de regarder par la fenêtre, mais c’était comme fixer le soleil en face. Même les yeux plissés, je ne distinguais rien. Je laissai retomber le lourd rideau et reculai jusqu’à la porte. Je mis la main sur la clenche. Pas besoin de précautions : avec le vacarme ambiant, je m’entendais à peine moi-même. Je pris une grande inspiration, ouvris d’un geste brusque et sortis la tête par la porte entrebâillée. À cet étage, tout semblait calme. Je me glissai dans la chambre d’Hippolyte. Déserte. Pas la peine d’aller voir plus bas du côté des logements des domestiques, Marthe était partie pour deux jours dans sa famille et le chauffeur habitait plus loin, à l’emplacement des anciennes écuries. Paniquée, je courus jusqu’au palier de l’escalier. La même lumière éclatante ruisselait du haut, depuis l’atelier. Alors que je m’armais de courage, décidée à monter, tout s’arrêta. D’un coup. Comme si on avait transporté la source de la perturbation dans une autre dimension. Pensant aux faées, je me dis que c’était peut-être ce qui s’était passé. Désarçonnée par le silence soudain, j’entamai l’ascension doucement. À chaque marche, je tâtais le sol de ma mule et j’en maudissais les talons, qui cherchaient à claquer envers et contre tout. Après avoir finalement saisi la poignée de porte de l’atelier avec des mains rendues moites par l’angoisse, j’inspirai avant d’ouvrir d’un coup sec.
₰
Quel spectacle navrant ! On eût dit qu’une tornade s’était acharnée sur le repaire du professeur. Une lune pleine éclairait une scène de désolation : les verrières sommitales étaient cassées ; elles avaient dû littéralement exploser si l’on en croyait les menus morceaux qui luisaient dans toute la pièce. La fraîcheur d’octobre pénétrait par l’ouverture béante ; l’air s’enroula autour de moi et me fit frissonner. Le petit vent continua sa course en soulevant du plancher les feuilles éparses, autrefois empilées en tas bien rangés. Partout, les meubles étaient renversés, les machines gisaient à terre, désarticulées.
J’avançai lentement, bras serrés sur la poitrine, en posant les pieds comme je pouvais, mes fins talons devenus un défi à mon équilibre. Ils s’enfonçaient en biais dans les amas de papier et de verre brisé, comme s’ils avaient l’ambition de saper mes appuis, de tordre mes chevilles et de me précipiter vers le sol. Mais avec des bouts de verre tranchants éparpillés, impossible d’envisager de marcher pieds nus. Je fis malgré tout le tour de la grande salle dévastée, par crainte de trouver mon oncle ou mon frère étendus là. Les nerfs en pelote, j’examinai chaque recoin, sans rien découvrir. Personne. Je m’immobilisai de nouveau afin de regarder la pièce avec un œil neuf, avec l’espoir qu’elle pourrait me donner un indice, une idée, quelque chose qui indiquerait ce qui s’était produit.
Mais l’atelier était aussi muet que silencieux.
Je tendis l’oreille. Non, le silence n’était pas absolu. On aurait dit qu’un faible grattement provenait du coin fumeurs, là où un des deux canapés était à présent renversé sur le dos, les pieds en l’air. Je m’y précipitai en titubant sur les débris, dans la crainte de retrouver mon frère ou mon oncle, mais il n’y avait personne. Bien sûr, quelle idiote ! j’avais déjà examiné ce côté.
Et la pièce secrète, le laboratoire faéerique ? Je l’avais cru vide, car le canapé toujours en place entravait le pivotement du panneau. Pourtant, ne devaient-ils pas travailler là, ce soir ? Je me maudis de n’avoir pas fait la paix avec Hippolyte, j’aurais su au moins si une séance d’entraînement avec l’oncle était prévue. Je poussai et tirai tant bien que mal le lourd canapé qui barrait le passage, puis je manœuvrai la petite poignée pour ouvrir l’entrée dérobée.
Zut, on n’y voyait rien ! Je cherchai à tâtons la provision de bougies de secours que j’avais repérée la dernière fois ainsi que la boîte d’allumettes qui l’accompagnait. Je dus essayer à trois reprises avant d’enflammer la mèche tant mes mains tremblotaient. La faible lueur dissipa mes maigres doutes : toujours rien ni personne. En revanche, les casques, encore branchés sur leur base et posés de guingois, paraissaient avoir été remis en place à la va-vite. La séance avait-elle été interrompue ? Qu’avait-il bien pu se passer ici ?
Je ressortis à reculons de la pièce obscure. Alors que je heurtais du mollet le canapé, j’entendis de nouveau le grattement qui m’avait intrigué. On aurait dit… mais oui, on aurait dit qu’il venait du canapé. Un rat ? Ou un rongeur de même acabit ? Curieux quand même… Je me penchai pour mieux voir, ma chandelle à la main, et criai en me rejetant en arrière : le tissu de l’assise avait bougé, comme si une bête cherchait à en sortir. Tremblante, j’attrapai à terre un bout de verre tranchant et attendis, mon arme au poing.
Au bout d’une ou deux minutes, je commençai à me trouver ridicule. J’avais dû rêver, imaginer un mouvement à cause de la lueur vacillante de la bougie. De quoi avais-je l’air, à l’affût avec mon éclat de verre que je tenais comme un poignard ? Au lieu d’aller chercher de l’aide ou d’appeler la police ?
Je baissai mon arme improvisée avec un soupir. Comme en réponse, un faible gémissement sortit du canapé. Cette fois c’était sûr, j’avais bien entendu ! Il y avait quelqu’un ou quelque chose sous le tissu.
Sans lâcher mon morceau de vitre, je me mis en quête des grands ciseaux que j’avais aperçus dans l’atelier. Miraculeusement, ils étaient toujours à leur place, sur un clou accroché au mur. Je n’avais jamais aimé la couture, toutefois je savais manier des ciseaux, même surdimensionnés. Je les enfonçai dans un des côtés et massacrai le pauvre coussin afin de ménager une large entaille dans le tissu. J’avais la sensation d’accomplir quelque chose de parfaitement inutile, voire ridicule, alors qu’une autre partie de moi suivait une intuition profonde. Cela pouvait sembler idiot, mais quelqu’un était là-dessous.
Je ne fus donc qu’à demi surprise et pas vraiment effrayée quand une main sortit par l’ouverture. Une petite main fine, avec quatre longs doigts aux jointures protubérantes. J’approchai un index tremblant et les doigts s’enroulèrent autour, avec délicatesse, mais une sorte d’avidité. Je tirai doucement du rembourrage un être étrange, sorte de gnome couvert d’une fourrure claire épaisse, qui se mit à pleurer toutes les larmes de son corps. Un faée ? Pourquoi « un » et pas « une », je l’ignorais, cependant je n’avais pas le moindre doute. Pas plus grand qu’un chaton de quelques jours, il ne paraissait pas plus malin, non plus, car il ne répondit à aucune de mes interrogations, occupé à geindre et renifler en s’agrippant à ma manche.
Je m’assis avec lui sur le canapé éventré et le posai au chaud contre ma poitrine. Il n’était pas immatériel, comme je l’avais cru, puisque je le tenais au creux de ma main. Je jetai un regard désabusé sur la pièce avec le sentiment que plus rien ne pouvait m’étonner. Où étaient mon oncle et mon frère ? Comment ce faée était-il arrivé là ? Pourquoi est-ce que je le voyais ? Et accessoirement, les faées avaient-elles vraiment un sexe ?
Des bruits de voix en bas me firent réagir. Peut-être la concierge avait-elle appelé la police ? Elle dormait au rez-de-chaussée dans sa loge : peu probable qu’elle n’ait rien entendu. Un piétinement dans les escaliers confirma que l’on montait.
Mieux valait ne rien tenir pour acquis. Je me glissai de nouveau dans le laboratoire, dont je refermai la porte d’une main malhabile ; de l’autre je portais toujours le faée, blotti contre moi.
Et si ce n’étaient pas les secours ?
Au tout début du chapitre, on est dans la continuité du chapitre précédent. Jules l'a raccompagnée jusqu'au Petit Palais et là elle arrive à la maison. Elle hèle un fiacre pour rentrer. En tant qu'homme ou en tant que femme?
On ne la voit pas se cacher pour reprendre son apparence, et pourtant le chauffeur s'adresse à elle en tant que femme. J'ai trouvé cette ellipse dommage. Indiquer qu'elle cesse d'emprunter son avatar pourrait suggérer qu'un autre jour, elle oublie de se "dé-transformer" (barbarisme qui j'espère illustre ce que je veux dire). J'ai d'ailleurs déjà oublié le mot pour invoquer l'illusion car il n'est pas rappelé dans le chapitre précédent lorsqu'elle prend possession de son avatar. Est-ce un mot universel pour invoquer un avatar. Personnalisé ? Sa signification a-t-elle une importance ?
"Quand Hippolyte rentra, je l’ignorai, ostensiblement absorbée dans la lecture des journaux de la veille. Marthe les avait laissés sur mon lit, selon mes instructions du matin. Ce petit traître.Je n’avais toujours pas digéré ses paroles de l’autre matin, pas plus que son désintérêt pour les intrigues politiques qui se nouaient dans l’atelier au-dessus de nous. "
Je trouve que là, elle y va fort Léontine. Déjà Hippolyte rentre, mais comme les journaux sont laissés sur le lit, j'ai supposé que Léontine lisait dans sa chambre.
Si elle est dans sa chambre, elle ne l'ignore pas vraiment. Elle ne va pas le voir et donc elle l'entend rentrer plus qu'elle ne le voit rentrer.
Si elle est dans une pièce commune, elle l'ignore donc. Elle boude d'un évènement qui a eu lieu il y a au moins trois jours. Avant le samedi de sortie. Pourtant entre temps, elle a échangé avec lui. La vigueur de sa colère semble un peu irréelle.
Ce paragraphe m'a fait un peu sortir de l'histoire.
La passage dans l'atelier est super. Toute la tension derrière ce tissu d'assise qui se déforme. Où sont Fulgence et Hippolyte ?!
La conclusion du chapitre est glaçante. J'ai hâte de poursuivre.
Bon, oui, c'est vrai, elle y va fort Léontine. Je vais tourner cette phrase autrement pour l'atténuer un peu (en vérité, ce chapitre a été déplacé, alors dans la première version, ce n'était pas trois jours plus tard...)
Merci de tes commentaires, ce genre de petites incohérences n'est pas facile à traquer quand on a des lecteurs qui lisent un chapitre par semaine.
Et je note l'emploi du mot "clenche", qui n'est pas commun, je pensais qu'on ne l'utilisait que chez moi, dans le Nord (même si on dit "clinche" nous). Et j'ai vu une petite faute : "Il y avait quelqu’un ou quelque chose à sous le tissu."
J'ai corrigé la coquille, et je vais vérifier clenche...
Merci pour ton passage <3
**
Il s'en passe des choses dans ces deux chapitres ! Un fort sympathique nouveau personnage qui va aider Leo a s'extraire de la gangue aristocratique, et... Un faée ! Rien que ça !
Ce Jules, d'abord, que j'aime déjà fort bien. On apprécie tous un peu d'attention, surtout Leo qui semble avoir toujours été un peu coincée dans sa famille. J'ai l'impression qu'elle s'est découverte avec cette rencontre, qu'elle se sent devenue un individu à part entière.
Elle se désolidarise de son frère, et j'ai beau adorer Hyppo, il n'assouvit clairement pas sa curiosité et son envie d'apprendre les rouages du monde !
Par contre, elle semble s'être disputé avec son frère au pire moment. Aurait-il échangé sa place avec un Faée ? S'est-il changé en Faés ?? On n'en sait si peu sur ces créatures, toutes les pistes paraissent envisageables (et j'aime ça ♥)
Je pars tout de même plus sur une espèce d'échange dimensionnel... Parce que je n'explique que comme ça que cet être se soit retrouvé coincé dans le tissu d'un fauteuil (parlez-moi de malchance "xD)
A très bientôt Rach !
Mouais, je confirme, ce n'était pas le meilleur moment pour se disputer avec son frère...
Ah, j'adore tes hypothèses, Elka ! (je ne dis rien, hein...)
J'ai attendu qu'il y ait plusieurs chapitres avant de venir réattaquer ma lecture... Et que d'action dans ce chapitre ! J'ai hâte d'en savoir davantage sur tout le mystère qui entoure cet épisode.
La seule chose qui m'a un peu "dérangé" (même si le mot est fort), ce sont les mules de ton héroïne. J'ignore pourquoi mais le fait de s'y attarder autant m'a semblé trop appuyé dans un premier temps. Ensuite, je me suis dit que ça pouvait très bien s'inscrire dans ce que sa condition de femme lui impose et mettre l'accent sur l'inadaptation de cette condition à la situation et à ce que ton héroïne souhaite vivre. Finalement, je pense que ça a sa place mais qu'il faudrait peut-être moins s'y attarder ou bien dire plus clairement à quel point elle n'est pas équipée pour ce genre de situation ?
Un petit doute :
- que je lui pardonnerais en temps et heure : en temps et en heure ? (je me trompe sûrement mais j'avoue avoir eu le doute en lisant)
À bientôt pour la suite !
( et en passant, cela me permettait aussi de souligner l'état lamentable de l'atelier).
Pour "en temps et heure" versus "en temps et en heure", apparemment les deux sont possibles, mais le plus courant est "en temps et en heure", tu as raison !
Bravo pour ce chapitre que je viens de dévorer (comme les précédents, d'ailleurs). Cela dit, il me semble relever un petit souci de temporalité. Lorsque tu écris : "Je ne lui avais pas pardonné ses paroles du petit déjeuner, pas plus que son désintérêt pour les intrigues politiques qui se nouaient dans l’atelier au-dessus de nous." cela remonte, en réalité, à plusieurs jours. D'après ce que j'ai compris, ils se disputent au petit-déjeuner du vendredi matin. Puis il y a la balade à Montmartre le samedi, la confection de l'avatar le même jour, et enfin le chapitre précédent qui débute par "le lundi suivant". De fait, lorsqu'elle rentre au domicile de son oncle, nous devons être le lundi soir, trois jours après les paroles d'Hippo. A moins que je ne me trompe ?
Autrement, j'ai beaucoup aimé "Et accessoirement, les faées avaient-elles vraiment un sexe ?" savoureusement drôle, finalement, au regard de ses autres interrogations tellement plus importantes.
Hâte de découvrir la suite, et encore bravo !
merci de ton œil de lynx.