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Par -LF

Depuis l’extérieur, on pouvait entendre les cordes tinter joyeusement, et leur mélodie accompagnée d’un filet de parfum acre ; Celui de la pipe, de l’alcool et du jeu. Cette odeur insupportable dès les premières bouffées, mais qui réveille au fond du ventre un appétit de géant, pour la grandeur, pour la gloire, pour l’or, pour la chair, la pitance et le poison. A Gamont, il était coutume d’entendre les nuits sans sommeil de la Taverne du Golem, et qui ne s’éteignaient qu’à la flamme des bougies consumées par l’aube.

Personne ne s’en plaignait, par ailleurs, puisque tout le monde s’y retrouvait. Lorsque l’on poussait la porte de la Taverne, l’on pouvait tout de suite voir et admirer la délicate mosaïque d’étrangers et de locaux venus noyer leurs ennuis ou faire tourner leur bonheur. Les tables étaient rondes, en bois, bancales, tout comme les hommes qui buvaient à leurs malheurs et trinquaient à l’espoir d’un jour meilleur, avant de s’effondrer brutalement, ivres comme des marins, la barbe mal taillée, les cheveux trop longs et la panse trop pleine. L’un d’eux finissait toujours par vomir à grands jets les litres d’alcool de trop, et repartir avec le sourire aux lèvres, comme s’il s’était purgé des démons qui l’habitaient, sous les rires endormis et moqueurs de ses compagnons de murge.

Des airs joyeux pour couvrir la misère étaient joués dans un recoin de la Taverne par deux à trois ménestrels qui marquaient la cadence à coups de talons sur le sol ou de petits tambourins à cymbales. L’un d’entre eux pinçait les cordes d’un instrument de bois à manche allongé et émettait des cris de joie qui faisait s’élever ceux des danseurs ivres ou sobres, dont les membres maladroits s’agitaient en l’air, ou les uns contre les autres, dans de grands mouvements brouillons. Un autre soufflait dans une flûte des mélodies coquines et entraînantes qui encourageaient à boire, et à s’agiter.

Au fond de la salle, il y avait toujours une voyante affublée d’un masque pourpre, et qui changeait chaque soir, pour guider ces misérables vers de meilleurs destins. Les ongles de la voyante étaient toujours dangereusement longs, et peints de noirs, avec lesquels elle lisait dans les lignes de la main, creusant des fossés dans les sillons déjà marqués de leur chair. « J’ai besoin du sang pour lire », disait-elle souvent. Et les misérables venant lui demander de l’aide y croyaient, et ne cillaient pas lorsqu’elle faisait couler leurs paumes.

Très souvent, une ou deux Sirènes se tenaient près des escaliers, ondulant, et aguichant du regard quelque mâle un peu faible et n’ayant pas été à l’intérieur d’une femme depuis des lunes, en l’espoir d’obtenir de lui quelques deniers, ou quelques gamètes saines. Elles savaient, à raison, que très peu d’Humains pouvaient leur résister : il n’y avait que les créatures magiques pour défier les lois de la nature. Ainsi elles se tenaient là, leur chevelure dégringolant sur leurs épaules, leurs yeux vifs fixés sur la table des joueurs, en attendant que l’un d’eux, malheureux en jeu, décidât d’être heureux en sybaritisme.

Ce soir-là, quatre joueurs se tenaient autour de la table, et s’adonnaient à la Main de Midas. L’un d’entre eux était une femme, vêtue d’une large chemise blanche à manches longues, et maintenue en place par un harnais de cuir à boucles de métal. Elle tenait contre sa cuisse une besace à cordons qui semblait bien remplie. Ses cheveux tombaient en carré sous ses oreilles, jusqu’à la ligne de sa mâchoire et étaient d’un brun assez scintillant faisant ressortir d’immense yeux bleus assez coquins, renforcés par une immense balafre qui lui traversait tout le visage. Ses doigts qui tenaient les cartes étaient presque tous cerclés de bagues métalliques, mais qui ne produisaient aucun son lorsqu’elle les agitait. Elle posa ses cartes sur la table : trois Ogres des sables et une fontaine. Les trois joueurs, le visage rougi par l’alcool, ouvrirent de grands yeux surpris et protestèrent contre l’énième victoire de leur nouvelle compagne de jeu. Cette dernière se pencha pour lacer ses chaussures, et tendit discrètement le bras sous la table, vers la besace d’un joueur trop occupé à vérifier si la filoute n’avait pas triché, et tira une chaîne en argent qu’elle fourra aussitôt dans la sienne, ni vue, ni connue, avant de faire signe au tavernier de lui resservir un jus.

Ce dernier lui répondit par un petit hochement de la tête et ricana en tirant un verre. Non loin de lui, accoudé au comptoir, un jeune homme faisait la cour à une belle demoiselle qui buvait ses paroles. Il avait des cheveux très courts, d’un blond foncé entremêlés de mèches très claires, et plaqués vers l’arrière entre ses deux oreilles pointues, trahissant son sang Elfe.

Ces derniers étaient rares, et il n’y avait que les plus audacieux pour se montrer en public, malgré les protections accordées par le Diocèse de Clitham et sa prêtresse. Ce qui n’était pas le cas de la grande majorité des territoires voisins, qui n’hésitaient pas à tirer à vue dès lors qu’une paire d’oreilles se trouvait légèrement trop étirée à leur goût.

Cet Elfe-là portait une tunique de cuir brossé qui lui prenait tout le corps, de ses poignets, à son torse plat, à ses chevilles, et ses pieds chaussés dans des bottes lacées jusqu’à ses mollets. Il jouait avec ses doigts, révélant le dos de ses mains bleuis et marqués de cicatrices. Il avait de tous petits yeux bleu ardoise perçants qui la scrutaient de haut en bas.

— Donc tu es célibataire ? demanda-t-il en croisant les bras avec un petit sourire charmeur.

— Pour la dernière fois, soupira la jeune femme en détournant le regard, je suis là uniquement pour le sexe. Tu n’as pas besoin de me faire la cour. Je veux juste être fécondée.

L’Elfe fronça les sourcils, en penchant la tête sur son épaule avant de siffler entre ses dents :

— Une Sirène ? Dans ce cas, je ne peux rien pour toi.

La Sirène se passa une main dans les cheveux, et prit une moue boudeuse qui fit ressortir ses lèvres roses. Il eut un frémissement des narines.

— C’est dommage, miaula-t-elle en s’avançant vers lui. Tes traits sont si fins, notre rejeton aurait été sublime…

Elle tendit la main pour caresser sa joue, mais dont il saisit fermement le poignet pour l’empêcher d’y toucher. Elle entrouvrit la bouche de stupeur et fit un pas vers l’arrière, puis eut l’air sincèrement blessé.

— Je te dégoûte tant que ça maintenant que tu sais à quelle espèce j’appartiens ? demanda-t-elle en replaçant une mèche de ses cheveux bruns derrière son oreille. Je me serais attendue à cette réaction de la part de toute personne, mais d’un Elfe…

Il secoua la tête et s’approcha d’elle, attristé du quiproquo.

— Non ! s’écria-t-il à voix basse. C’est juste que… je ne peux pas. Je ne peux physiquement pas te féconder, Delana.

La Sirène baissa le regard vers l’entrejambe de l’Elfe, et écarquilla sensiblement les yeux. Il eut un rictus fripon qui se mua en ricanement. Elle se mordit la lèvre et eut un petit rire.

— Quel gâchis, murmura-t-elle en secouant la tête. Peut-être que l’on se croisera dans une autre vie.

La porte de la taverne s’ouvrit dans un grand bruit. L’Elfe tourna la tête vers l’entrée, par réflexe. Il plissa les yeux pour essayer de discerner le nouveau venu : il était immense, d’une impressionnante carrure, le visage dissimulé jusqu’au menton par la capuche d’une mante lui couvrant tout le corps. Seul une main dépassait, et tenait dans son poing un long sceptre de bois clair avec fermeté. Les ménestrels s’arrêtèrent de jouer, surpris par cette intrusion, et la taverne fut plongée dans le silence confus de son arrivée.

L’inconnu s’avança jusqu’au tavernier, derrière le bar, et, alors que la musique reprenait timidement, il enleva sa capuche, révélant d’abord une paire de chignons de cheveux crépus et bruns, terminés par deux tresses. Ces mêmes tresses, serties de perles de bois, encadraient le visage d’une femme, tatoué de plusieurs traits et points blancs sous ses yeux, sur son nez et son menton. Deux petites cornes sortaient de son front. C’était une Orc. L’Elfe ne fut pas le seul à s’en rendre compte : quelques murmures interdits circulèrent entre les notes de musique ; Il était rare, voire quasiment impossible de croiser des Orcs sur le Continent Oriental.

L’Elfe l’observa un instant, passant subtilement sa langue sur ses lèvres, avant de s’asseoir près d’elle. Il leva le doigt vers le tavernier :

— Encore un Flash, merci.

L’Orc avait tourné la tête vers lui, l’air totalement impassible. Il reprit avec un sourire séducteur :

— Je suis Xiom. Et tu es ?

— Kanku, répondit-elle d’un ton toujours très neutre.

— Et d’où est-ce que tu viens Kanku ? demanda-t-il en s’approchant d’elle, les oreilles légèrement frémissantes. De loin, j’imagine.

— Des Îles Boverland, intervint une voix féminine plus loin. Il y en a qui n’ont pas révisé leur géographie à ce que je vois.

Xiom se tourna vers la table des joueurs, où la jeune joueuse qui raflait plusieurs mises depuis quelques parties regardait Kanku avec curiosité.

— C’est un coin que j’ai toujours rêvé de visiter, poursuivit-elle, mais lorsque j’ai appris à quel point la mer était dangereuse autour, je me suis vite ravisée.

— On était en train d’avoir une conversation, répondit Xiom le plus calmement possible.

— Comme avec la brune avec qui tu parlais il y a cinq minutes ? demanda la joueuse. Elle est partie avec un autre homme, au fait, je crois qu’elle a mal vécu que votre « conversation » ait été interrompue.

Xiom eut un ricanement et porta sa main à ses lèvres en fixant la jeune femme, quand son regard se porta sur son lobe d’oreille, tout juste dévoilé par un pan de sa chevelure. D’un bond, il se précipita vers elle et l’agrippa par le col de sa chemise avec force, le visage déformé par la colère.

— Non mais attends j’y suis pour rien si elle est montée avec quelqu’un d’autre ! protesta-t-elle, l’air affolé.

— Ta boucle d’oreille ! rugit Xiom. Où est-ce que tu l’as trouvée ?

Le lobe de l’inconnue était décoré d’un anneau argenté gravé de petites inscriptions rouges, si petites qu’elles ressemblaient à de la couture et étaient illisibles de loin, mais Xiom avait l’œil.

— A quel Elfe tu l’as volé saloperie de pilleuse, hein ? s’échauffa-t-il sans la lâcher. Faut toujours que vous nous preniez tout pas vrai ? Tu te crois spéciale parce que t’es Humaine ? Réponds !

L’inconnue avait de grands yeux ouverts et ne répondait rien, préparant d’une main un poignard au cas où l’Elfe allait passer à l’acte. Ce dernier se figea soudainement, comme percuté par les immenses yeux bleus de la joueuse, et l’approcha plus près de son visage.

— … Leila ? demanda-t-il enfin en la reposant délicatement.

Elle resta bouche-bée et épousseta sa chemise, et le fixa, presqu’horrifiée.

— C’est Arian maintenant, le corrigea-t-elle. Je ne pensais pas retrouver quelqu’un de Vérasphère un jour, et encore moins dans ce trou paumé.

— C’était un petit village, admit Xiom, et peu d’entre nous ont survécu… Désolé pour le « t’es Humaine », j’avais oublié. Attends, « Arian » ? Comme le voleur que tout le monde recherche à Hignan ?

Elle hocha la tête et se mit à sourire fièrement. L’Elfe se tourna vers Kanku, et la surprit en train de siroter son Flash. Il reporta son attention sur Arian.

— Je ne me souviens pas de toi, confessa-t-elle. Qu’est-ce que tu as fait de ton anneau ?

— Perdu au cours d’un accrochage, répondit-il. Je m’appelle Xiom, mais lorsqu’on s’est connus j’étais-…

— Eh ! vociféra bruyamment un joueur de la table. Ma chaîne porte-bonheur a disparu !

— Et merde… maugréa Arian en fermant les yeux.

Elle fit volte-face vers lui.

— Ah ça c’est la tuile, Spike ! s’exclama-t-elle en cherchant discrètement l’issue la plus proche.

— Fais pas l’innocente, fleur de nave, je sais que c’est toi. Les gars ! Chopez-la !

Les oreilles de Xiom se redressèrent, et il bondit sur ses pieds en dégainant deux dagues. Quatre hommes de carrure monstrueuse s’étaient levés et s’apprêtaient à fondre sur Arian pour n’en faire qu’une bouchée. La musique s’était arrêtée pour de bon, le ménestrel à la flûte s’effondra sur le sol de terreur.

— Sors par le fond je vais les retenir, grogna-t-il.

— Tu penses sincèrement faire le poids contre eux ? s’étrangla Arian. Ils ont des carrures d’Ogres !

— Fais-moi confiance et casse-toi avant que je ne change d’avis.

Elle haussa les épaules et se précipita vers la porte du fond. Dès le premier mouvement de Spike, s’apprêtant à la poursuivre, Xiom traça un cercle vif dans l’air avec sa main, et les quatre hommes se mirent à hurler, et courir dans tous les sens.

— Je suis aveugle ! pleura l’un d’entre eux en percutant la table et renversant la mise.

Xiom secoua la tête, ennuyé.

— T’inquiète pas mon butor, ça ne durera que quelques minutes ! scanda-t-il en rangeant ses dagues.

— Je vais te massacrer ! sanglota-t-il en se recroquevillant sur le sol.

Il haussa les épaules et sortit en courant par la porte de derrière, où Arian l’attendait, trop curieuse de comprendre comment un Elfe de moins d’un mètre soixante pouvait arrêter à lui seul quatre hommes si motivés. Ils quittèrent la Taverne du Golem et se frayèrent un chemin dans des ruelles plus sombres de Gamont, où parfois quelques feux follets circulaient sans crier gare et surprenaient les passants. Le Diocèse de Clitham était un lieu chargé de magie très prisé par les mages qui pouvaient restaurer leurs pouvoirs, mais qui perdait aussi les êtres non-magiques dans la confusion.

— Merci de m’avoir sauvé la mise, déclara Arian. Mais attention : ça ne veut pas dire que je te suis redevable, je ne t’avais rien demandé.

Xiom haussa les épaules.

— Considère que c’est de la solidarité vérasphérienne, maugréa-t-il. Et puis de toute façon j’avais envie de quitter la Taverne, ça n’avançait pas du tout avec l’Orc.

Arian gloussa, puis le silence tomba entre eux, naturellement. Ils marchèrent quelques minutes dans les ruelles, jusqu’à retrouver une rue plus grande pour rentrer.

— Très bien Arian, conclut Xiom, c’est l’heure des adieux.

— Attends, le coupa-t-elle. J’entends des pas…

Ils scrutèrent les environs, lorsqu’une masse surgit des ténèbres et se jeta sur eux. Xiom, ralentit par l’alcool, n’eut pas le temps de dégainer ses dagues, mais un bruit sec résonna dans la rue et Spike tomba contre les pavés, inconscient. Derrière lui, et armée de son sceptre, Kanku observait Xiom avec curiosité. Ce dernier s’enorgueillit et passa une main dans ses cheveux avec un sourire radieux. Comme quoi, peut-être qu’il avait ses chances après tout.

— Excuse-moi, bredouilla Kanku, mais… c’était quoi le nom de l’alcool que tu as demandé au tavernier tout à l’heure ? Avec l’agitation je n’ai pas pu lui redemander.

Arian laissa échapper un rire franc, et Xiom sentit la honte rougir ses pommettes.

— Ça s’appelle du Flash, ronchonna-t-il. C’est un alcool Elfe.

— C’est délicieux, répondit Kanku de façon très neutre.

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? s’indigna une voix masculine endormie. Xiom !

Un grand homme à la peau très pâle s’approcha du groupe. Ses cheveux étaient noués en chignon. Le long de sa nuque, une rangée d’écailles luisait dans l’obscurité de la nuit. Sa silhouette était longiligne mais ses épaules étaient larges. Sa musculature était fine et impressionnante. Ses oreilles étaient légèrement étirées vers l’arrière, scindées en deux au bout, et trois branchies lacéraient la peau de sa gorge. Le bout de ses doigts luisait également de petites écailles en rangées régulières, à l’exception de son auriculaire. Il tenait dans la main une lanterne qu’il brandit et éblouit Xiom.

— Putain Kass’ ! se plaignit-il en se protégeant le visage de ses mains. T’étais pas censé dormir ?

— Un Atlante… murmura Kanku, hypnotisée.

— Ca tombe bien que tu me poses la question parce qu’effectivement, je suis censé être endormi, lui répondit-il d’un ton sec et sévère. Et je l’étais, avant que tu ne te mettes à ébranler tout le quartier ! Comment c’est possible qu’un si petit corps fasse autant de bruit ? Rentre à l’auberge maintenant, il nous reste de la route à faire demain, et je ne compte pas te porter.

— Non mais attendez ! s’écria Arian en s’approchant de l’Atlante. Maintenant qu’on est tous là, autant faire connaissance non ?

Xiom se tourna vers elle, un sourcil arqué.

— T’as juste peur que les hommes de Spike t’aient suivie et attendent que tu sois seule pour te casser la gueule c’est ça ?

 

Arian ne répondit pas, mais se mit à sourire à pleines dents.

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NyxNikita
Posté le 10/05/2021
J'aime beaucoup ton univers et la façon dont tu plantes le décors ! Ta narration est pleine de vocabulaire, c'est vraiment très agréable à lire, et tes personnages sont hauts en couleur ! **
-LF
Posté le 10/05/2021
Je suis très content de voir que ça plaise autant, je suis flatté et touché, merci beaucoup !
Ombe
Posté le 14/04/2021
Wah, c'est super, j'adore !! C'est super bien fait et il n'y a pas de fautes d'orthographe. C'est très bien construit et intéressant. J'aime beaucoup !!
-LF
Posté le 14/04/2021
Salut Ombe !

Je te remercie pour ton gentil commentaire, c'est très encourageant et j'en avais besoin. Je te souhaite le meilleur :)
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