- 1 -

Il est des matins où rien ne se déroule comme prévu. Contrarié, Horace le Grand-Duc le constata une nouvelle fois à ses dépens. Alors qu’il s’apprêtait à sombrer dans un sommeil réparateur après une nuit très active, les cris affolés de Gisabelle la Gélinotte troublèrent sa paisible quiétude.

• Décidemment, pas moyen de dormir en paix ! bougonna-t-il. Qu’est-ce que cette caqueteuse a encore inventé pour nous compliquer la vie ?

Car, ainsi que chacun le savait dans la jolie forêt de Bois-Doré, Gisabelle la Gélinotte était aussi belle que sotte et sa raison ne s’élevait guère plus haut qu’une queue de griotte.

• Que se passe-t-il, Horace ? s’inquiéta Edouard l’écureuil surgissant au détour d’une branche.
• C’est quoi ce tintamarre ? gronda la mère Tartempion, campagnol de son état, le regard encore tout endormi.
• C’est encore la Gisabelle ! Expliqua le Grand-Duc, mais parions que ce remue-ménage est aussi alarmant qu’un vol de nuages au-dessus d’un étang.

Le remue-ménage redoublant, il sembla raisonnable de s’en préoccuper. Fort à propos, Maître Furet pointa son fin museau pour les inviter, sans traîner, à le suivre jusqu’au lieu du vacarme. Car Maître Furet possédait le talent de toujours fourrer son nez partout. Talent discutable, mais qui s’avérait parfois bien utile.

Ils partirent d’un bon pas, précédé du Grand-Duc Horace volant en rase-motte. En chemin, la petite troupe s’étoffa considérablement : cerfs, biches, compère renard, lièvres, gorges-rouges, pics-verts et merles siffleurs… jusqu’à Igor, le lynx originaire des Carpates ; Brume, la vieille ourse descendue tout droit de sa caverne ou même encore Vieux-Gris le grand loup solitaire. Bien que connaissant sur le bout des plumes l’étourderie de Gisabelle, tous les animaux répondaient à l’appel car il est une certitude bien enracinée dans la forêt de Bois-Doré que ce qui concerne l’un, les concerne tous. La solidarité, ici, n’était pas un vain mot.

Arrivés sur le lieu de l’embrouille, quelle ne fut pas leur stupeur de découvrir, là, plantés à l’ombre de bouquets de myrtilles et de fraisiers sauvages, deux énormes pieds. Des pieds comme on en n’avait encore jamais vu dans ce coin reculé de la forêt de bois doré. Des pieds à embrouiller la cervelle. Des pieds rose bonbon, plantés droits comme des bâtons et qui observaient, impassibles, approcher les visiteurs.

Gisabelle la gélinotte tournait en rond autour de l’étrange apparition, battant frénétiquement des ailes :

• C’est quoi ? Quoi-quoi-quoi ? claironnait-elle en boucle, comme une manivelle rouillée.
• Calme-toi Gisabelle, ce ne sont que des pieds, tentait d’expliquer Colin le lapin.
• Des pieds ! Où ça ? Où ça ? Où ça ?
• Là, devant ton nez ! s’exclama-t-il d’un ton irrité.
• Des pieds de nez !
• Non, des pieds devant ton nez, devant ton bec plutôt. Mais tais-toi donc un peu à la fin ! Tu fais un tel tintamarre qu’on s’entend même plus penser !

La surprise cloua dans l’instant le bec de Gisabelle, peu habituée à se voir réprimandée de la sorte, qui plus est en présence d’étrangers. D’autant que ces étrangers étaient des pieds, et des pieds dont on ignorait tout. Vexée, elle gonfla son jabot, rentra pattes et tête et attendit, boudeuse. Si l’heure n’avait été si grave, Horace le Grand-Duc, Edouard l’écureuil, la mère Tartempion, Maître Furet et tous les animaux de la forêt de Bois-Doré auraient bien ri de la situation. Mais des pieds étaient là, et cette irruption extra-sylvestre posait de nombreuses questions.