La veilleuse orangée faisait trembloter de faibles lueurs sur les perles. L’ouvrage avait glissé aux pieds de Nicole dans son sommeil. Il reposait maintenant sur le sol du bus, les rocailles bleues et vertes chatoyant doucement dans la nuit. Rien ne bougeait.
Seuls cinq souffles venaient à peine troubler la quiétude du parking.
Lentement, elle ouvrit les yeux.
Son pied rencontra le cerceau de bois quand elle voulut étirer ses jambes. Combien de temps avait-elle déjà passé assise là, les genoux frottant le siège de la rangée précédente ? Lourde, encore, de sommeil, elle rajusta son cardigan sur son épaule et se pencha, front presque contre la vitre, pour récupérer le tissu. C’est à ce moment qu’elle remarqua que le balancement régulier du bus avait laissé place à une épaisse immobilité.
Le nez collé à la fenêtre, Nicole tenta de percer l’obscurité afin de distinguer l’aire d’autoroute fantomatique à laquelle elle pensait être arrêtée, mais il n’en fut rien.
Devant elle, à travers la vitre constellée de traces de pluie sale et d’ailes d’insectes cuites par le soleil, s’étendait un long parking éclairé de néons orangés. Les flaques de lumière en restaient obstinément collées au plafond. La clarté visqueuse des tubes luminescents peinait à couler jusqu’au sol, et il lui fallut quelques secondes et de nombreux clignements d’yeux avant de distinguer les peintures fanées qui délimitaient de longs emplacements de stationnement.
Elle sursauta presque en croisant son regard perplexe dans la vitre.
Un bruissement derrière elle la fit se retourner.
Un jeune homme aux cheveux bouclés sortait visiblement d’un profond sommeil. Tout en se frottant vigoureusement l’œil droit, il promena un regard embrumé sur le bus et finit par lâcher un bâillement sonore qui déclencha à son tour du mouvement dans les dernières rangées du véhicule.
Presque instantanément, le pépiement gai d’une petite dame aux cheveux argentés coiffés en bigoudis impeccables résonna dans le cylindre de métal.
« Et nous y voilà enfin ! Tu as ta sacoche, Joseph ? N’oublie pas ton coussin comme la dernière fois ! Comment vont tes lombaires ? Oh, je ne pensais pas qu’on arriverait aussi tard, regarde, il fait déjà nuit ! »
Les yeux de Nicole rencontrèrent ceux, arrondis, du jeune homme aux cheveux châtain. Ils se posaient la même question : comment était-il humainement possible de produire un tel flot de paroles au réveil ? La petite dame continuait à mitrailler de questions un pauvre homme à peine plus grand qu’elle, et qui avait visiblement l’habitude d’y opposer un calme olympien, probablement indispensable à sa propre survie.
Même dans la pénombre du bus à peine éclairé par quelques veilleuses chevrotantes, il était évident que l’homme couvait d’un regard énamouré son épouse. Étonnamment leste, elle se contorsionnait afin de vérifier que rien n’avait été oublié sur, sous, entre les sièges.
« Tu remettras tes poches dans le bon sens, Joseph ! Les enfants doivent nous attendre. Ah, tu vois ! Ton mouchoir était tombé de ta veste. Heureusement que je vérifie ! »
Ignorant le babillement incessant de la petite femme en longue jupe, Nicole et le garçon prirent le chemin de la porte avant du bus. Sur le sol usé par les pas de milliers de voyageurs, leurs chaussures ne produisaient presque aucun bruit.
Comme ils s’y attendaient vaguement, le siège du conducteur était vide. Cependant, rien n’indiquait que qui que ce soit comptait revenir. Pas de clé sur le contact, pas de casquette sur le tableau de bord, pas même une bouteille d’eau minérale dans le porte-gobelet. Juchée sur le bout de ses bottes, Nicole pressa le bouton du compartiment en hauteur, laissé déverrouillé.
« Tu sais comment on ouvre la porte, quand le contact n’est pas mis ?
- Pas vraiment, non. J’imagine qu’il doit y avoir un interrupteur sous le tableau de bord ? Sinon, on aura toujours le bouton d’urgence au-dessus de la porte. En dernier recours, on cassera une vitre. Mais j’aimerais autant éviter de devoir faire passer la Mère Piaille par la fenêtre.
- On a toujours le choix de la laisser dedans... »
Il gloussa légèrement en se tournant vers le fond du bus où la vieille dame ne cessait de noyer son mari sous de courtes questions, lancées sans attendre de réponse, entrecoupées d’exclamations enthousiastes.
Nicole tâtonnait sous le tableau de bord à la recherche d’un dispositif d’urgence. Les trois boutons noirs qui permettaient normalement d’ouvrir l’un ou l’autre vantail n’étaient d’aucune utilité sans pouvoir mettre le contact. Dans l’obscurité presque totale, elle commençait à s’agacer.
Une haute créature déboula derrière le jeune homme dans un cliquetis de talons aiguille.
« On est où ? Où est le chauffeur ? »
Pris au dépourvu, le rouge aux joues, il se mit à bégayer et se prit à regarder autour de lui, cherchant une réponse dans les sièges poussiéreux et les barres d’appui jaune vif.
« Ah, laisse tomber », lâcha-t-elle avec un grognement dédaigneux.
Nicole se tourna vers la nouvelle venue, haussant légèrement les sourcils.
« Et quoi ? Tu penses qu’on l’a planqué dans la soute ? Regarde plutôt si on a du réseau, histoire d’appeler le transporteur pour savoir qui nous a abandonnés ici. »
Piquée au vif, elle ouvrit la bouche pour répliquer, puis la referma et tourna brutalement les talons en fulminant.
La toute petite dame, qui commençait à se rendre compte que quelque chose clochait, passa à côté de la femme perchée sur ses talons pour rejoindre Nicole et son compagnon d’infortune, toujours sonné par la brusquerie de l’interaction qui venait de se dérouler.
« Alors les enfants, qu’est-ce qu’il se passe ici ? On dirait bien que nous ne sommes pas à notre destination. Joseph et moi, nous devions aller voir nos petits à Montpellier. C’est une jolie ville, Montpellier ! Bien sûr, ça nous fait un bout de chemin depuis la maison, mais les petits ont l’air d’y être bien. Après tout, ils sont jeunes, il leur faut un endroit où il y a un peu de vie. Et puis, il fallait bien qu’ils quittent le nid un jour ou l’autre... »
Incapable de mettre la main sur un quelconque mécanisme, Nicole se redressa.
« Je crois que le seul moyen de sortir d’ici va être le bouton d’urgence », coupa-t-elle en montrant un gros bouton rouge au-dessus de la porte avant du bus.
Le jeune homme sortit son téléphone portable de sa poche et braqua sa lampe sur le bouton. Sur fond jaune, des instructions minimalistes indiquaient :
« 1. Pousser le bouton rouge.
2. Pousser et ouvrir la porte. »
Il se hissa sur la pointe des pieds et appuya sur l’interrupteur du plat de la main. Un sifflement sonore retentit, signifiant la décompression des portes et faisant sursauter tout le monde au passage. Joseph et Nicole descendirent les deux marches et s’arc-boutèrent contre la lourde porte, poussant chaque battant vers l’extérieur.
La fraîcheur du parking les frappa tous les cinq. Joseph tendit la main à sa femme pour l’aider à descendre la haute marche jusqu’à l’asphalte. Il l’offrit également à la jolie brune à l’air pincé, qui la dédaigna.
Encore un peu engourdis par le sommeil, pas tout à fait habitués à la pénombre ambiante, les cinq tournaient lentement sur eux-mêmes. Au milieu de rangées de dizaines de bus, entourés uniquement de l’écho de leurs propres pas et baignés d’une lumière incertaine, ils se sentaient minuscules.
Je trouve que le décor et l'ambiance sont plutôt bien montés. Quant à tes personnages, tu les caractérises assez efficacement. On comprend vite grâce à leurs dialogues et à leurs actions quel est le caractère de chacun.
Comme Artose, j'ai aimé l'idée des rangées de bus. Ce détail, ajouté à l'absence du chauffeur, donne vraiment l'impression que tes personnages sont arrivés là où il ne fallait pas arriver. Je suis curieux de découvrir la suite
il y avait quelques phrases qui, bien que joliment écrites, étaient un peu dures à comprendre pour moi. Puis, petit à petit, ça s'est éclaircie.
J'adore l'idée de "rangées de dizaines de bus". ça fait froid dans le dos , comme si des dizaines de personnes sont déjà passés par les épreuves qu'ils vont subir...mais que seul le silence pesant et mortel en ressort. Ou peut-être je me fais des films tout seul, et ils sont juste dans l'aire de stationnement nocturne. ^^
Bref, je trouve l'idée très intrigante et intéressante!
Merci beaucoup, c'est une couverture simple mais je l'adore. Je suis vraiment contente qu'elle plaise !
C'est assez terrible de lire des hypothèses et de ne pouvoir dire si elles sont bonnes ou non sans trop en dévoiler. En tout cas, je pense que la suite te plaira et je te souhaite une excellente lecture :)
« Seuls cinq souffles venaient à peine troubler la quiétude du parking. » donne un peu le sentiment qu’ils sont sur le parking et non dans le bus.
Malgré tout, j’ai hâte de voir comment l’histoire va se développer et apprendre à connaître un peu les personnages.
J'espère que la suite te plaira :) J'essaierai de poster un max de chapitres avant la fermeture du site, mais PA ne verra pas la fin de 751 hélas...
Je n’ai pas compris ce que sont « les perles au premier paragraphe, ni « les rocailles bleues et vertes chatoyant doucement dans la nuit ».
Mais passé cette première interrogation cela à bien fonctionné pour moi. Même les dialogues. Je vais lire la suite.
Dans le premier paragraphe, Nicole utilise des perles de rocaille dans sa broderie. Ce sont de petites perles arrondies, généralement en plastique ou en verre. Elle brode la queue bleue et verte d'un paon, et les perles miroitent quand elle fait tomber son ouvrage en dormant.
Merci beaucoup pour ton commentaire ! J'espère que la suite sera à la hauteur.
J'aime bien ce début, je m'en vais de ce pas lire la suite ;)
J'ai une toute petite remarque par rapport à la ponctuation. Quand une réplique entre guillemets est suivie d'une incise, comme ici :
« Ah, laisse tomber. » lâcha-t-elle avec un grognement dédaigneux.
→ Le point à l'intérieur des guillemets disparaît au profit d’une virgule placée après le guillemet fermant.
→ Pour les « ? », « ! » et « … », en revanche, la ponctuation est avant le guillemet fermant et la virgule n’est plus nécessaire, comme tu le faisais ici.
Ça donnerait donc :
« Ah, laisse tomber », lâcha-t-elle avec un grognement dédaigneux.
ou
« Ah, laisse tomber ! » lâcha-t-elle avec un grognement dédaigneux.
« Ah, laisse tomber... » lâcha-t-elle avec un grognement dédaigneux.
(Pour le cas des points de suspension, la règle est encore fluctuante, mais la virgule a tendance à disparaître.)
Je te réponds littéralement deux ans plus tard, parce que j'ai enfin le courage de revenir ici et me replonger dans 751 comme cette histoire le mérite.
Merci beaucoup pour cette petite explication ! Je suis souvent un peu perdue quant aux ponctuations et ton commentaire m'a été très utile.
L'histoire est intrigante. Ça fait longtemps que je n'ai pas lu un suspense. Hâte de voir évoluer l'intrigue! Mais c'est vrai qu'au niveau des dialogues, ça devient un peu moins lisible. Je vais lire la suite!
Bon début effectivement :) Je me permet juste une petite remarque/suggestion mais attention, cela reste mon opinion hein ;) : je pense que l'entrée en matière dans les discussions est un peu direct. Je présume qu'ils se réveillent tous et pas juste Nicole ? J'aurais peut-être fait des présentations ou des discussions entre eux tu vois ?
Après encore une fois, ce n'est qu'une simple remarque qui reste personnel :)
Je trouve le début prometteur et intéressant.
Hâte de lire la suite !
Effectivement, dans le second chapitre on a un développement des rapports entre les personnages et quelques petites présentations, une fois que le choc initial du réveil est passé.
Merci beaucoup pour ton commentaire !
Début classique mais intéressant. L'aire de stationnement, la disparition du chauffeur.. tout cela n'augure rien de bon, même si à ce stade on ignore bien vers quoi on va.
Bref, bon début, j'attend la suite. :)
Merci beaucoup pour ce commentaire encourageant, et pour l'ajout à ta pàl :)
Et, oui, à partir de là, tout peut arriver...