Le bras en l’air, comme pour tenter d’attraper une couverture réseau invisible, la femme à l’allure sophistiquée faisait claquer ses talons en longues enjambées aussi agiles qu’inutiles. Nicole, qui était remontée dans le bus pour récupérer son sac, la regardait par une fenêtre avec un soupçon d’amusement.
Un chignon banane de couleur foncée ajoutait à la dureté des traits d’un visage fermé, comme rétroéclairé par l'inquiétude. Son profil, baigné de la lumière fade des néons, aurait pu être rendu plus amène par sa bouche aux lèvres charnues, ses joues naturellement rosées, et les longs cils ourlant ses yeux sombres. Mais la jeune femme dans son entièreté dégageait une telle hostilité qu’il était presque difficile de se tenir près d’elle sans en ressentir les crépitements sur sa peau.
« Elle va se faire sauter un truc. »
Le jeune homme était arrivé derrière Nicole, ses déplacements toujours aussi silencieux malgré sa carrure imposante. Il lui tendit une main douce et fine, agréablement tiède.
« Moi, c’est Marcus. On est d’accord que, dans un mauvais film, c’est elle qui opterait pour le cannibalisme au bout d’une heure et demie ?
- Nicole. Ça va faire une petite heure qu’on est là, il va bientôt falloir qu’on l’attache avant qu’elle fasse un bain de sang. »
Un gloussement fit tressaillir les épaules du garçon, mais il n’en menait pas large. À la vérité, il aurait préféré éviter tout conflit, surtout avec une femme armée de talons capables de lui percer un œil d’un coup bien placé. Cependant, il commençait à penser qu’il ne leur suffirait pas de pousser une porte et de héler un taxi pour retrouver la chaleur de leurs domiciles respectifs.
Quand il se tourna à nouveau vers la vitre, il se sentait désemparé. Le profil tranché reflétait une rage qui semblait presque hors de propos. Certes, elle était apparemment coincée, sans réseau téléphonique, dans un parking souterrain, avec quatre inconnus. Mais n’y avait-il pas pire destin ?
Ils auraient pu, par exemple, voir une troupe d’orcs se lancer à leur poursuite, creusant dans le béton d’énormes tranchées du bout de leurs haches. Ils auraient pu entendre le goutte à goutte d’une eau chargée en métaux lourds s’infiltrant par les piliers du parking, se hissant le long de leurs chaussures jusqu’à venir tremper leurs chevilles. Ils auraient pu…
Marcus s’ébroua. À la suite de Nicole, il descendit à nouveau du bus, ne se rendant même pas compte qu’il la suivait comme son ombre. Il trouvait un certain réconfort dans cette inconnue qui ne maîtrisait pas plus la situation que lui. Elle, au moins, ne semblait pas dévorée par l'angoisse.
À peine plus grande que lui, elle se déplaçait avec une aisance qu’il lui enviait. Elle n’avait rien de ses épaules voûtées ou de son cou rentré ; au contraire, elle se tenait droite, mais contrairement à l'enragée qui secouait toujours son téléphone, elle était approchable et n’avait rien de hautain. Un cardigan blanc crocheté en grosses mailles lui battait légèrement les mollets, nus jusqu’à des bottines noires à coutures jaunes. Mais le plus saisissant dans son apparence était une queue de cheval vert forêt, qui venait s’enrouler à la naissance de ses épaules en une anglaise parfaite.
Sans même accorder un regard à la femme dont elle ne connaissait toujours pas le nom, Nicole se dirigea vers le couple de personnes âgées qui se tenait à quelques dizaines de mètres de là, dans la pénombre. Les deux, n’étant pas équipés de portables, avaient immédiatement eu l’idée de chercher une sortie plutôt que d’appeler à l’aide. Ils s’escrimaient à présent sur une double porte chromée qui n’avait visiblement nullement l’intention de s’ouvrir, même sous le poids combiné de leurs deux corps frêles.
« Doucement Joseph, tu sais que tu n’as plus vraiment l’âge pour ça ! Allez, laisse-moi faire. Je vais te l’ouvrir, moi, cette porte. Bon, aide-moi un peu quand même ! »
Le babillement guilleret de la petite dame les précédait toujours largement. Marcus pouvait à peine distinguer leurs silhouettes alors que les instructions parvenaient déjà très clairement à ses oreilles.
« Allez, celle-là a l’air de bouger un peu. Ne pousse pas si fort ! Ah, tu es vraiment un vieil âne parfois…
- Vous avez besoin d’aide ?
La voix de Marcus, rendue fluette par la timidité, rebondit un moment entre la porte et le haut plafond.
- Eh bien ma foi, pourquoi pas ! Moi c’est Louise, et voilà Joseph. Depuis quarante-sept ans que nous sommes mariés, nous n’arrivons pas à nous coordonner pour ouvrir une vulgaire porte ! Peut-être que tu pourrais nous aider, oui. Tu as l’air mieux taillé pour ça que nous, en tout cas ! Comment tu t’appelles, mon grand ? »
Alors que Marcus procédait à une rapide présentation, Nicole laissa tomber son petit cabas blanc dans un tintement métallique pour venir lui prêter main forte. De toutes leurs forces, ils poussèrent la porte, tentèrent de faire tourner la poignée, mais il n’y avait qu’un jeu à peine perceptible sur le battant de droite.
Visiblement, la double porte était solide, et solidement verrouillée.
Derrière eux, le bruit désormais caractéristique des talons résonna.
Une main manucurée surgit tout à coup au milieu du petit cercle qu’ils formaient, comme un diable sortant de sa boîte.
« Florence. C’est ici, la sortie ? »
Elle retira sa main sans attendre qu’on ne la lui serre.
Marcus et Nicole échangèrent un regard en voyant Florence s’approcher de la porte, tête haute. Sous sa main déterminée, la poignée refusa de tourner.
« Eh oui ! On y est depuis tout à l’heure, avec Joseph, alors que tu cherchais avec ton petit appareil, là. Vous passez votre temps sur vos téléphones, vous les jeunes ! Si vous preniez un peu le temps de regarder autour de vous... »
Sans attendre la fin de la diatribe de Louise, Nicole se pencha vers son sac et en extrait une paire d’aiguilles à tricoter, ainsi qu’un petit outil métallique muni d’une pique et d’un crochet, à peine plus long qu’un cure-dents et guère plus épais.
Déposant les aiguilles au sol, elle enfonça la petite pique au fond de la serrure, côté plat vers le bas, tentant de faire jouer le mécanisme avec un léger mouvement de balancier.
Elle fit signe à Marcus qui s’agenouilla pour tenir en place le morceau de plastique vert qui dépassait de la porte. Attrapant une aiguille, elle la glissa dans la serrure et, les yeux à demi fermés par la concentration, frappa doucement les petites barres de la pointe de son outil afin de les envoyer se coincer dans la partie haute du mécanisme.
Alors que les goupilles redescendaient obstinément à leur position initiale, il lui fallut faire un effort pour contrôler sa respiration. Même Louise et Florence avaient pris le parti de garder le silence durant l’opération. Les doigts de Marcus se crispaient sur le découseur qui servait de clé de tension.
Avec une aiguille fine, mais toujours trop grosse pour une telle mission, Nicole peinait à avoir le doigté nécessaire pour ne pas bloquer la serrure. Sa frustration augmentait à mesure que les goupilles les moins rigides retombaient.
Les petits bruits sourds de l’aiguille contre les goupilles récalcitrantes semblaient enfler et occuper tout l’espace. Sur la pointe des pieds, Louise et Joseph étaient partis refaire le tour de l’étage. La seule autre sortie semblait être celle que les bus empruntaient pour venir se garer. Hélas, celle-ci était fermée par un lourd rideau de fer pour lequel aucun mécanisme n’était visible.
« Ce qui me chiffonne, c’est qu’il devrait y avoir une sortie de secours. »
Louise hocha distraitement la tête. Si elle avait dû dresser la liste de toutes les choses qui la chiffonnaient, les manquements aux normes de sécurité incendie n’auraient probablement pas figuré à la première place. Cependant, il était vrai qu’une ouverture de secours aurait dû être là, quelque part. Au vu de la taille de l’étage, peut-être même que plusieurs escaliers de secours auraient dû être aménagés pour leur permettre d’atteindre l’extérieur. Pourtant, il n’en était rien. Elle tenta de ne pas penser aux nombreux bus garés dans le parking souterrain, certains ayant sûrement un réservoir presque plein à craquer, prêt à s’embraser à la première étincelle…
De son pas légèrement raidi par l’âge et le travail, Joseph s’approcha du rideau. Ouvrier dans le domaine du caoutchouc, il connaissait tout juste assez les métaux pour savoir qu’il faudrait un outillage de première qualité si le plan était de s’ouvrir une voie dans ce portail. Mais pourquoi diable fermer l’entrée d’un étage de parking avec un rideau de fer, au lieu d’une barrière automatique classique ?
Ici encore, ni bouton d’urgence, ni manivelle, ni téléphone relié à une centrale qui pourrait les délivrer. Après tout, qui aurait besoin d’être « délivré » d’un dépôt de bus au milieu de la nuit ?
À l’autre bout de la pièce, il pouvait deviner le dos de Nicole qui tentait un tour de force sur une serrure avec du matériel de tricot, Marcus qui essayait tant bien que mal de se rendre utile, et Florence, dont ils devaient sentir le souffle chaud sur leur nuque, ce qui ne facilitait probablement pas la tâche.
Secouant la tête, il se dirigea vers les quelques bus garés dans le parking.
Le leur n’était pas le seul ; il devait se trouver une bonne dizaine de bus au logo de la compagnie, mais ils étaient tous vides. Joseph se demandait s’il eût préféré trouver d’autres voyageurs égarés, dispersés dans les autres véhicules de l’étage, et il n’était pas vraiment certain de la réponse.
L’éclairage offert par les néons était si sommaire qu’il ne produisait que peu de reflets sur les vitres. Il était donc possible de distinguer l’intérieur des véhicules, et de voir que les rangées de sièges s’étiraient presque sans fin, et qu’aucun tableau de bord ne semblait porter de marque distinctive. Les chauffeurs de bus n’avaient-ils pas l’habitude, comme leurs homologues transporteurs de marchandises, d’aménager leur espace avec des babioles diverses, des peluches à bas prix « 20 ans de route, ça se fête ! » ou des plaques émaillées représentant des pin-up en mini-jupe ?
Il s’approchait suffisamment pour que son nez touche presque les portes, tentant des regards de biais pour s’assurer que chaque bus était bel et bien vide. Même sachant Louise près de lui, entendant le froissement de sa jupe à chacun de ses pas, il avait l’impression que quelque chose attendait un moment d’inattention de sa part pour se jeter sur lui.
Il passa autour des épaules de sa femme un bras qui se voulait rassurant.
Quand elle leva la tête vers lui, il put lire dans ses yeux pétillants une pointe d’amusement. Elle savait pertinemment lequel d’entre eux était aux prises avec l’angoisse.
Parfois, c'est caricatural, mais personnellement, je n'ai pas de problème avec ça. Iels ne sont pas sorti-e-s de l'auberge, ça commence à devenir un peu plus oppressant. Et depuis le chapitre 1, c'est assez fluide au niveau de la lecture, j'aime bien ta plume. Hâte de voir ce qu'il se passe dans ce monde étrange ! (on dirait qu'ils sont dans une autre dimension, mais peut-être que ce n'est pas ça...)
J'ai hâte d'avoir ton avis sur la suite !
Pour cette deuxième partie, je vais faire beaucoup de remarques, mais je tiens à dire que, dans la globalité, j’aime beaucoup ton texte. Je te partage simplement des observations sur le style et le ton employés qui, à mon sens, pourraient être plus efficaces.
1) Adjectivite aiguë ?
« elle se déplaçait avec une confiante aisance »
→ formulation tautologique ; si on se déplace avec aisance, a priori, c’est que l’on est en confiance.
→ Pour moi, cet exemple illustre une tendance à mettre un peu trop d’adjectifs partout.
« Un gloussement fit tressaillir les larges épaules du garçon, mais il n’en menait pas large. »
→ Dans la même veine, ici, l’adjectif « large » n’est pas indispensable et crée une répétition avec « n’en menait pas large ».
Autre exemple : « une longue queue de cheval, qui venait s’enrouler à la naissance de ses épaules »
→ Une queue de cheval, déjà, signifie que tu as une certaine longueur de cheveux… ET si elle descend jusqu’à ses épaules, ça implique encore une fois l’idée d’une certaine longueur. Ici, on ajoute donc un adjectif qui appuie une idée qui est déjà répétée deux fois.
Attention, un surplus d’adjectif va alourdir tes phrases et, comme dans les exemples ci-dessus, engendrer des soucis de répétitions, de pléonasmes, etc. Je t’invite à y réfléchir :)
2) Tournures « faibles »
J’ai relevé beaucoup de tournures faibles, beaucoup de « sensation », « elle semblait », « vaguement », « il sentait », « visiblement »… Elles alourdissent les phrases et les effets recherchés s’en trouvent diminués.
Exemple : « il commençait à avoir la sensation qu’il ne leur suffirait pas de pousser une porte et de héler un taxi »
→ Ce n’est même pas une sensation, le personnage "commence" tout juste à "avoir une sensation".
→ Si on remplaçait « sensation » par « certitude », le ton de la phrase et le ton du récit changeraient complétement. "Il fut pris par la certitude qu'il ne suffirait pas de..."
3) Fusion !
« Visiblement, la double porte était solide, et solidement verrouillée. »
Dans cette phrase, on obtient la fusion entre les tournures faibles et l'adjectivite aiguë.
→ Dans un style plus efficient, on pourrait écrire : « La porte était solidement verrouillée. »
4) Ton du récit
« Ils auraient pu, par exemple, voir une troupe d’orcs se lancer à leur poursuite… »
→ Je trouve dommage, dans ce paragraphe, que l'on ne soit face à des menaces réelles. Je pense que l’image des orcs qui pourraient débouler dans le parking fonctionnerait mieux dans un cadre « urban fantasy » ou « humour geek ».
Ce qui me gêne, c’est que tu nous emmenais plutôt sur une ambiance horreur/fantastique avec une atmosphère oppressante et le fait de parler de créatures fantaisistes d’un seul coup m’a coupée dans ma lecture. Pour moi, il aurait été plus judicieux d’évoquer une menace plus terre à terre.
Quand on se réveille perdu dans un parking souterrain, on peut craindre des tas de trucs glauques avant de penser à des orcs. (Et encore pire quand on se réveille "perdue" dans un parking souterrain...)
5) Coquillette
« une femme armée de talons capables de lui percer la un œil d’un coup bien placé. »
→ Il y a eu un bug dans la phrase ;)
6) Coups de cœur
Il y a de très bonnes idées dans cette deuxième partie. Notamment pour la caractérisation des personnages. J’aime beaucoup le fait que « talons aiguilles » rage sur son téléphone tandis que papi et mamie cherchent une porte de sortie. Sans le dire, tu illustres très bien ce choc des générations avec les jeunes qui ont le réflexe de sortir leur portable et les vieux qui cherchent une solution pragmatique.
J’aime beaucoup le fait que le narrateur se sente rassuré parce que les autres personnages ont l’air aussi perdus que lui. C’est très débile mais c’est très humain de réagir comme ça, en effet. (Je suis la première concernée…)
« Ça va faire une petite heure qu’on est là, il va bientôt falloir qu’on l’attache avant qu’elle fasse un bain de sang. »
→ J’aime beaucoup ce genre d’humour <3
« Elle savait pertinemment lequel d’entre eux était aux prises avec l’angoisse. »
→ Elle se fout un peu de lui, j’aime bien XD
J'ai fait une rapide relecture en revenant et la première chose qui m'a sauté aux yeux, c'est l'abondance d'adjectifs. J'ai pas forcément ce souci à chaque fois mais visiblement, là, j'ai tout donné ! J'en ai profité pour faire un petit nettoyage et c'est quand même plus léger.
Pour le point 3, honnêtement, j'ai trouvé la tournure drôle et assez appropriée pour faire passer la grosse déception des personnages.
Pour le 4, c'est un tout petit spoiler mais Marcus souffre d'un trouble anxieux. Il peut avoir des peurs tout à fait rationnelles, mais parfois... Parfois pas du tout. Il se monte la tête tout seul sur des choses qui ne peuvent pas arriver et/ou qui n'existent pas. Vu qu'il est très orienté jeux vidéo et jeux de rôles, les orcs occupent toujours une grande place dans son esprit - qui pourrait le blâmer !
Pour ton point 6, merci beaucoup ! Ravie que les petits traits d'esprit et les taquineries entre les personnages arrivent à bon port.