Rongée par les mauvaises herbes, la rue 103-42 Pluie douce était la seule rue de cette ville. La légende disait qu'elle ne s'achevait pas, que le chemin pavé, puis sablonneux, continuait jusque de l'autre côté du ciel. Cela dit, elle bifurquait parfois sur des culs-de-sac, des lacets de routes goudronnées ou non, sur des terrains vagues, des parkings étroits, un logement en retrait ou sur un bar pour Tordus.
Mais elle était unique. Mais elle était seule, et presque déserte.
Des rats somnolaient dans les bacs à sable abandonnés. Une poignée de clochards se tenaient en rond sur le toit d'un ancien supermarché. Deux mômes mal nippés faisaient avancer un bateau de papier sur une flaque d'eau. Une bande de chiens se disputaient des cadavres de carottes. Puis il y avait Loukoum.
Loukoum marchait sans personne, bien au centre de la rue 103-42 Pluie douce. Il en était ainsi depuis des jours, des semaines, des mois. Ses cernes étaient plus bleues que ses yeux. Il marchait ; ses pas faisaient un bruit de cœur battant.
Depuis les fenêtres, on regardait beaucoup Loukoum. On l'observait consciencieusement. Sa démarche évoquait celle d'un pantin désarticulé. Dans ses cheveux, des brindilles de forêt.
Les gens derrière leurs fenêtres jalousaient Loukoum sans le savoir. Eux, bien au chaud dans leur confort, dans leur maison, avec leur joli ventre tendu et leurs pensées plastifiées ne connaissaient rien à ce monde qui n'était plus rien.
Plus rien que de la poussière tourbillonnante.
La ville de Lurette était construite sur étages, sur des centaines et des centaines d'étages s'échelonnant. De l'extérieur, l’impressionnant édifice était hérissé de câbles et de fenêtres disloquées, d’antennes et d’escaliers clandestins. Tout en haut, les appartements des plus riches dominaient les nuages de pollution. On ne sortait plus de chez-soi, on ne se préoccupait de rien qui ne dépassât sa porte d'entrée.
Seule la figure de Loukoum intriguait encore. Quelques potins, aussi. Et bien sûr, cette nouvelle race de « policiers savants »... Du reste, on était tranquille. On se mettait bien à la ville de Lurette. On existait sans vivre – ce qui est fort pratique.
***
— Encore un gueux à la fenêtre.
— Y voulait quoi ?
Lyre haussa les épaules en allumant une cigarette :
— Un bout de brioche. T'as pas de chance d'habiter au deuxième. Les crapules peuvent encore grimper jusqu'à chez toi.
Chrysalide ne répondit rien et regarda Lyre fumer. Elle fumait bien trop, mais ça la rendait jolie. Il n'y avait rien de plus beau que son cou tendu, puis tordu vers l'arrière ; et que son visage levé, serein, devenu draconien sous l'effet du tabac.
Lyre avait de longues mèches d'un blond décoloré. Le nombre de ses idées baroques rendait sa personnalité fascinante.
— Tu leur as donné ?
— Quoi ?
— La brioche.
— Non, dans le doute... Y fallait ?
Chrysalide se mordit la lèvre :
— Je leur en donne, des fois.
— T'as trop bon cœur, Chrys. Les gens, c'est comme des pigeons : plus t'en donnes et plus ils demandent. Bientôt, t'auras plus rien, toi aussi... Et tu tomberas au premier étage.
Pour toute réponse, Chrysalide replia ses jambes sous son séant. Elles se trouvaient dans sa chambre, adossées à des coussins épars. Quelque chose dans cet instant, une évanescence soudaine, la comblait de joie et de mélancolie. Elle s’en fichait bien de cette histoire de brioche et de redescente sociale. Mais la jeune fille aimait infiniment les courbes douces, insaisissables et grises de la fumée de cigarette. Elle aimait quand Lyre se penchait pour rouler son tabac avec ses gestes précis et habitués ; quand elle approchait, tremblante, le briquet enflammé de son objet convoité.
En tailleur sur le plancher plein de miettes, elle lui évoquait alors un projet de fugue dans la nuit pour « aller reprendre aux riches tout ce qu’ils nous ont déjà volé ». Et Chrysalide ne répondait rien, ou pas grand-chose. Elle parlait vraiment très peu. Depuis toute petite, Chrysalide rêvait dans son coin, sans se mêler des réalités.
— Hé, Chrys, tu dors ?
— Oui… je dors.
— Bah, bonne nuit alors.
Elles se sourirent derrière l’épaisseur de leurs pensées.
Loukoum traîna ses savates jusqu’à une autre fenêtre. Il soupira dans son pauvre duvet de barbe en devenir. Au dessus de cette vitre, le mot COMMISSARIAT avait été gravé à même la brique. C’était dans ce bâtiment que son histoire avait commencé, il y avait de ça un an.
Loukoum lisait dans les pensées. Les gendarmes et policiers lisaient dans les pensées. C’était la nouvelle mode, l’avancée de la technologie. Une manière bien plus efficace d’arrêter les criminels, maintenant bâillonnés avant l’acte irréparable.
Plus aucun meurtre, plus aucun viol, plus aucun vol n’avaient été commis depuis longtemps. Les forces de l’ordre avaient la cote.
Cependant, quelque chose dans ce système ne plaisait pas à Loukoum. Quelque chose qui l’avait mené à déserter son rang. Il avait renoncé à devenir policier, l’un des postes les plus convoités de Lurette. Et cela pour rien ; pour marcher, pour réfléchir.
Pour regarder la vie et les pensées des autres. Dorénavant, il ne les jugeait plus – il était juste curieux. Curieux et friand d’histoires.
La vie est tellement belle à raconter…
J'étais complètement passée à côté de ce nouveau projet, et comme je te vois de retour dans les PArages ces temps-ci, eh bien c'est l'occasion de m'y pencher pour revenir te lire !
>> "son visage levé, serein, devenu draconien par le tabac." > pas sûre d'avoir compris, pour "draconien" - et je ne trouve pas très heureuse la tournure "par le tabac". P'têtre "à cause du tabac / en raison du tabac / sous l'effet du tabac" ?
>> "ses pas faisaient un bruit de cœur battant." > tellement beau ce passage <3
>> "Mais la jeune fille aimait infiniment les courbes douces, insaisissables et grises de la fumée de cigarette." > si jolie cette description, voluptueuse et tout, ça me fait penser aux belles volutes de fumée dans les affiches de l'Art Nouveau <3
>> "Pour regarder la vie et les pensées des autres." > awwww <3
Eh bien c'est toujours un vrai régal de suivre ta plume conteuse et tes univers plein d'onirisme. <3 J'aime bien le parallèle entre cette route qui n'en termine pas et ce personnage de Loukoum qui marche sans fin. Il y a quelque chose autour du cheminement, de la quête, de l'errance.
Ce système de ville d'en haut / ville d'en bas me rappelle volontiers "Metropolis" et beaucoup de récits de science fiction. Mais tu croises ça avec ton style proche du conte, plein d'émotions et de poésie.
Le passage sur la brioche est super touchant, avec d'un côté toute cette empathie, et de l'autre ces discours que malheureusement on entend sur les pauvres, les "assistés" auxquels il ne faudrait pas trop donner...
Les personnages que tu amènes au tout début m'ont beaucoup touchée aussi. Les clochards en cercle, les rats, les chiens des rues, les enfants qui jouent avec un petit bateau : c'est toute une petite fresque touchante. Et qui me rappelle un peu les fresques de "gueuserie" à la Bosch / Brueghel, tableaux de la misère citadine, mais avec quelque chose de souvent joueur voire lumineux.
Un beau moment en compagnie de ta plume.
Bisous !
Quelle joie de te voir par ici ! Merci infiniment pour ce commentaire tout doux et qui me fait du bien <3
Je retiens pour le visage "draconien". Il y a quelque chose que j'aime bien dans l'image mais qui est effectivement mal formulé, tu n'es pas la première à m'en faire part. Je vais tenter avec "sous l'effet du tabac" :)
Aaaah, mais je ne sais pas quoi répondre, j'ai l'impression que tu as très bien cerné ce que je voulais faire avec cette histoire ^^ Je me sens toute joyeuse, d'un seul coup !
A bientôt sur les chemins du repentir <3
Pluma.
Oh, je suis contente que la couverture attire l'attention ! Merci beaucoup pour ton commentaire très sympathique :) A bientôt, j'espère !
Les noms des personnages, leurs interactions ainsi que le monde dans lesquel ils évoluent, tout cela m'a charmé !
C'est très doux, très innocent, je vais lire le reste avec plaisir, bonne continuation à toi ! :)
Merci encore, en espérant que la suite te plaise !
J'ai beaucoup aimé ce début d'histoire. On est vite pris dans l'intrigue et on a envie d'en savoir plus sur ce personnage différent, Loukoum.
A noter toutefois, si je puis me permettre... que veux-tu dire par "un visage devenu draconien"? et pour finir je trouve la phrase suivante un peu lourde (les deux adjectifs) : "Ses idées nombreuses et baroques rendaient sa personnalité fascinante..." mais c'est peut-être très bien comme ça.
En tout cas j'apprécie ta technique de narration. Je vais de ce pas lire la suite. J'adore la dernière phrase du 1er chapitre.
Merci beaucoup pour ton commentaire et tes remarques que je note soigneusement ! Bien sûr que tu peux te permettre d'en faire, je suis sur PA pour recevoir des avis authentiques :)
J'entendais par "visage draconien" le fait que Lyre, forcément, recrache la fumée de sorte que ça fait un peu penser à un dragon. En effet, c'est peut-être tiré par les cheveux.
Merci encore à toi, je cours répondre à tes autres commentaires ^^
Comme toujours, j'aime beaucoup ta plume. On a envie d'en savoir plus sur Loukoum et les raisons pour lesquels il a renoncé à devenir policier.
Cela fait un moment que je te lis (même si j'ai toujours du mal à terminer mes lectures sur PA... *.* ) et j'apprécie beaucoup ta manière de créer des images. Cependant, pour une histoire en prose, je me demande si n'importe quel lecteur, peu importe son niveau de lecture, peut bien les comprendre... as-tu eu des critiques dans ce sens?
Au plaisir de lire la suite!
Tu trouves que les images que je mets en mots sont peu compréhensibles, ou la question était détachée de ton ressenti ? Sur PA, je n'ai pas le souvenir d'avoir eu des critiques dans ce sens, j'imagine que c'est un élément propre à ma plume et qui, peut-être, va de soi maintenant. Mais j'ai conscience de faire des descriptions parfois un peu "tarabiscotées", oui x) Ce n'est pas non plus, j'avoue, quelque chose que je cherche à changer ; d'autant plus que je suis encore très jeune et mon écriture a toujours de quoi évoluer et gagner en clarté. Qu'importe l'avis du lecteur, je m'estime donc en droit de vagabonder librement dans mon imaginaire x) C'est en essayant qu'on apprend !
Par contre, cette "caractéristique" de ma plume m'a parfois fermé des portes en ME de littérature jeunesse. On a jugé mon style trop compliqué pour des enfants/ados. Donc ce n'est pas seulement fun non plus ^^
Merci encore à toi, et à bientôt !!!
Pluma.
J'ai lu le résumé de l'histoire et ça m'avait l'air intéressant alors je l'ai commencée.
J'aime le principe de la ville verticale et cette histoire de redescente sociale est intrigante... Je me demande quelles sont les conditions pour monter ou descendre d'un étage... La richesse est-elle la seule modalité ?
Quant à Loukoum, son nom me paraît étrange, mais surtout, j'ai été surpris d'en apprendre autant sur lui dès le premier chapitre... Reste à savoir pourquoi il a décidé de ne pas intégrer la police, et ce qu'il pense ou veut accomplir par son errance dans la ville verticale...
Merci pour ton commentaire constructif ! Toutes les questions que tu te poses sont très intéressantes. Je ne pense pas qu'il y ait d'autres modalités que la richesse impliquées là-dedans, car je compte surtout aborder toutes les modalités du concept de classes sociales ^^ Ce qui fait déjà beaucoup.
Tu penses qu'il s'agit d'un défaut d'en apprendre autant sur un perso pendant le premier chapitre ?
Merci encore à toi !
Pluma.
J'ai cliqué sur ton récit, intriguée par la couverture, et je ne suis pas déçue. J'aime beaucoup la façon dont tu décris cette ambiance et certaines tournures de phrases sont joliment faites ( par exemple : "Loukoum marchait sans personne, bien au centre de la rue 103-42 Pluie douce. Il en était ainsi depuis des jours, des semaines, des mois. Ses cernes étaient plus bleues que ses yeux. Il marchait ; ses pas faisaient un bruit de cœur battant.").
Une belle entrée en matière, j'ai hâte d'en voir plus !
J'aime beaucoup, en tout cas.
Je te mets ci-dessous quelques remarques et passages potentiellement améliorables :
Mais elle était unique. Mais elle était seule => mais + mais voulu ?
Ses cernes étaient plus bleues que ses yeux => J'aime
il s'agissait ainsi d'un impressionnant édifice hérissé => allégeable en "cet impressionnant édifice se hérissait" ?
Et merci pour tes remarques !
A bientôt pour la suite <3
Pluma.