Sergent Trombone terminait de raser sa barbe. Il avait gardé un filet de moustache, pour le charme. Il reposa son rasoir bien droit entre sa crème anti-rides et sa montre à gousset, ces dernières impeccablement rangées.
Tandis qu’il enfilait sa chemise, il entendit au-dehors un aboiement de chien. Un soupir fleurit à son nez. C’était très dur, pour lui, de vivre si près de la rue. Non seulement il voyait de là la misère dans sa forme la plus nue, avec ses cloaques et ses tristes crève-la-faim, mais il n’avait pas accès aux pensées de sa femme.
Sergent Trombone faisait partie de la nouvelle race de « policiers savants » et était très fier. Ce don de télépathie établissait un sentiment de supériorité jusque dans son couple où depuis son greffage, il pouvait à son aise surveiller son épouse.
Lors de sa semaine de travail, le lien était rompu ; il vivait alors au premier, pour être plus proche des lieux de délinquance. Et il se sentait mal. Mais fort. Le plus fort des plus forts.
Le policier boutonna ses vêtements en sifflotant puis s’en fut à son poste de travail, qui se trouvait dans le hall, juste sous ses pieds.
— Vous allez bien, Sergent Trombone ?
— Fort bien, oui. Du nouveau ?
Ah, autre chose qui l’agaçait : écouter les pensées de ses collègues était également défendu. Pour se venger du règlement irrévérencieux à son égard, il toisait ses collègues, les humiliait si possible et leur imposait ses opinions politiques, parmi lesquelles trônait un fascisme cyclopéen.
Le jeune D. répondit, en pianotant sur le bois du bureau :
— Rien de particulier. Dans le coin, les gens ont faim et ne pensent qu’à manger. Il faut dire que les fruits comestibles se raréfient maintenant… Les fruits tout court, d’ailleurs. Bref, on n’a pas grand-chose à faire, quoi. Et puis...
— Assez. Tu parles trop.
— Oui, Sergent.
Un silence. Sergent Trombone fronça le nez.
— Dis-moi quel est cet homme à la porte. Je sens une présence, des pensées proches mais avec la cloison, cela grésille et je n’en sais pas plus.
— Dans tous les cas, vous n’en saurez pas plus, Sergent. C’est le Loukoum. Ses pensées ne sont pas accessibles.
Sifflement irrité.
— Alors chasse-le.
***
— Fais chier.
— Joli vocabulaire.
— Ta gueule. J’essaie de me concentrer. Hum…
Amer bailla. Le stylographe toussa sur la feuille blanche, puis l’étoila de gouttelettes bleues.
— C’est pas facile d’être poète. T’aurais une rime en -ouffre ? Autre que gouffre ?
— Souffre ?
— Vu et revu. J’aimerais quelque chose de plus unique, tu vois… De plus...
— Pantouffre ?
— Très drôle.
Il repoussa sa feuille et étira ses doigts. Sur son lit, Lyre se peignait les ongles des orteils en écarlate. Sa mine renfrognée cachait un pli souriant.
— Tu reviens de chez Chrysalide, hein ?
— Ouaip. (elle releva la tête:) Un problème ?
— Moi, non… Mais Maman t’a déjà dit de ne plus la fréquenter. Les gens des étages inférieurs ne nous apportent que des ennuis. Puis Chrysalide est quand même un peu… un peu bizarre. Elle ne parle pas. Elle ne bouge pas. Un vrai petit fantôme.
— Va pas me faire la morale, morveux. Nous non plus on n’est pas riche… Et Chrys est quelqu’un de formidable, quand on la connaît. Je te défends de la traiter de fantôme.
Pour son second pied, Lyre décapuchonna un flacon de vernis orange. Comme pour la cigarette, elle manipulait le pinceau avec agilité, tandis qu’un sourcil tressautait sur son front.
— En fait, pour ton poème, j’ai pas d’autre idée. Au pire, cherche un autre mot que « gouffre ». Genre un synonyme. Genre, euh…
— Te fatigue pas. J’abandonne.
— Bah bravo. Tu sais, frérot ? Le talent, le succès et blablabla résident dans une chose : la persévérance. Je trouve que tu en manques assez.
— Merci, dit Amer.
Il quitta son bureau pour échouer aux côtés de sa sœur. La fratrie ne se ressemblait pas ; Lyre et Amer n’avaient en commun que le motif de l’oreille et la texture filasse de leurs cheveux. Du reste, leur visage différait complètement l’un de l’autre.
Amer, le cadet, était doté d’une figure ronde aux grands yeux clairs, humides, l’orbite pentue. Ses cheveux mi-longs retombaient comme de l’herbe foulée sur son front. Ses lèvres blêmes pendaient un peu.
Les traits de Lyre étaient fins et acérés, en outre peu harmonieux. En effet, ses yeux n’étaient pas de même forme et son nez en pointe s’inclinait visiblement plus à gauche. Une moue déformait sa bouche. Son menton aiguisé se déployait vers l’avant. Et son corps entier, pourtant long et maigre, maladif, respirait une assurance hors du commun. Lyre portait avec elle une fierté bricolée, un peu casse-gueule mais essentielle.
De son côté, Amer planait dans sa mélancolie de poète, la tête constamment tournée vers la fenêtre grise…
C’étaient deux enfants tristes à souhait. L’un croyait au rêve, l’autre à la révolution ; l’un et l’autre subissaient une acide insatisfaction vis-à-vis de leur tyrannique réalité. En attendant, ils se plaignaient, des traits d’humour leur échappaient et toujours plus mornes, ils laissaient transparaître à force de mots leur univers intérieur, leurs songes les plus profonds, tout de leur sensibilité fleurie et étoilée.
— Les cours reprennent dans un mois tout pile, dit Amer.
— Et merde.
— Heureusement qu’on n’ait plus à se déplacer, en vrai. L’année dernière, c’était la galère. Il y avait des bagarres qui éclataient partout… On n’entendait plus la voix de notre robot. Et les gens ne se parlaient plus ; tout le monde criait. Je ne faisais pas exception sur ce point. Par contre, j’étais le seul à pleurer dans mon cri. J’avais des larmes qui se jetaient partout sur la table, alors on me regardait bizarrement. Même le robot, j’ai l’impression qu’il me jugeait.
— C’était plus calme en classe supérieure. Trop calme, même. Le silence était monstrueux : j’avais l’impression de me noyer à l’intérieur.
Lyre s’interrompit pour contempler ses pieds et leur vernis insolite. Au seuil de son gros orteil se tenait un grain de beauté à l’exacte rondeur. L’attache à ses chevilles se présentait noueuse et Lyre avait marqué sa jambe d’un dessin de pieuvre en colère, au feutre noir et gras.
— Oui. Ça va être mieux, les cours à distance…
L’adolescente se tourna vers son frère mais, l’expression immobile, il avait porté son regard vers la vitre grise, à la manière de Chrysalide lorsqu’un songe l’absorbait en entier. Chrysalide semblait pouvoir rester des heures ainsi, le cœur rythmé aux fluctuations dentelées des nuages puants.
Lyre ne comprenait pas cette attitude. Elle n’aimait pas rêver, elle aimait agir. Mais, dans sa prison immense, elle retrouvait difficilement sa si petite colère, son minuscule désir de justice rétablie. Tout était enfoui sous ce qu’on attendait d’elle.
Pourquoi diable vivaient-ils dans un tel monde ? Et comment le changer ?
***
La rue 103-42 Pluie douce, c’était la poussière qui volait. C’était le pavement gras du sol et qui collait aux semelles jusqu’à les arracher. C’était des enfants demis-nus qui couraient après un sac en plastique emporté par les bourrasques. C’était les bleus sur leurs genoux et c’était leur dentition irrégulière. La rue 103-42 Pluie douce, c’était les adresses blêmies par le soleil, grattées par les ongles humains. C’était les boîtes aux lettres renversées, et dans lesquelles créchaient les félins qui mettaient bas.
La rue 103-42 Pluie douce, c’était l’étalement d’une imprenable noirceur sous un soleil de plomb. Les pires obscurités s’habillaient de son jaune brûlant et irrespirable.
Toutefois, il y avait une heure où cette rue insolite, hirsute et bariolée, membrée d’impasses, poilue de mauvaises herbes et veinée de gouttières, s’ensanglantait brusquement et déployait ses ombres. L’astre du jour se cachait derrière les bâtisses et derrière les plaines. Alors, dans toute son énormité, le soleil dégoulinant, dégouttant, dégoûtant de rayons ébouillantés tarissait ses flots.
Et venait la nuit.
Venait la nuit et ses rumeurs de danger. Venait la nuit et ses lumières invisibles sous la brume. La nuit prenait son temps pour venir, pour s’installer, pour insuffler partout son haleine noire et son lot de chauve-souris. Mais très vite, trop tard, on se rendait compte qu’elle entourait la ville, qu’elle l’enserrait puis se couchait dessus.
Une fois endormie, d’autres menaces prenaient forme.
Pour dormir à son tour, Loukoum élit domicile dans la carcasse de ce qui fut, jadis, un local à vélos. Il déploya une courtepointe élimée qu’il transportait dans son sac puis l’étendit entre les barres métalliques. Tant pis pour son dos.
L’avantage demeurait la toiture éventrée qui, non seulement faisait circuler quelques ruisselets de vent, mais permettait aux étoiles de veiller sur lui.
Cela faisait longtemps que Loukoum n’avait pas vu d’étoiles. Mais il devinait leur présence. Mieux, il devinait leur regard, ce scintillement qui clignotait, posé sur lui et qui l’enveloppait.
Loukoum n’avait pas peur de la nuit, n’avait pas peur de la rue et peut-être même n’avait-il peur de rien. Il saisit dans son sac un carnet, inscrivit quelques mots à l’aveuglette et le rangea de nouveau. Sa respiration se fit plus lente. Ses yeux s’ouvrirent plus grand.
Il resta ainsi jusqu’au lendemain matin.
Très joli ce paragraphe (La rue 103-42 Pluie douce, c’était la poussière qui volait. )
Pour ne rien oublier je commencerai juste par 103-42 Pluie Douce, super idée ça rend bien j'aime beaucoup ! ... autrement, on sent un vrai boulot soigné pour les descriptions, les ambiances, les lieux, les visages même, c'est heureux, on sent que ça n'est pas bâclé comme récit, et il y a suffisamment, ni trop peu, ni trop pour éoquer ce système social d'étages...
... Même remarque sinon que Carole38, mais ça touche en rien aux mots ni à la structure, une petite astérisque entre les changements de décor ça donne un bon réflexe à l'oeil et peut fluidifier la lecture..
Un très bon début, ça me fait plaisir, pour l'instant tous mes bouquins PAL je n'en suis pas déçu!
Merci pour ton commentaire très encourageant ! Tes compliments me touchent beaucoup.
Je vais réfléchir à cet aspect, c'est vrai, d'autant plus si mes lecteurs sont plusieurs à me faire la remarque !
J'espère que la suite te plaira ^^
Pluma.
Ton intrigue évolue bien mais la présentation du texte m'a posé problème (3 changements de scènes et de personnages) ... Au lieu d'un blanc typographique, est-ce que des sous-titres en italique ou des numéros ne seraient pas pertinents?
Sinon, très bonnes descriptions :-)
Merci à toi ! :)
Pluma.
Peut-être que Loukoum peut se protéger des intrusions télépathiques car il a lui-même été candidat pour intégrer la police : il sait donc potentiellement comment protéger ses pensées...
Encore une fois, un super chapitre !