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Devant l'immense toile blanche, mon cœur palpite à m'en faire mal. Enfin, je vais pouvoir jeter toute ma fantaisie, toute ma bizarrie sur le tissu blême et granuleux. Je vais hurler. Je vais vomir mille couleurs.

Au quotidien, personne n'aime mon imagination en ébullition. Personne ne m'accepte comme je suis. Je suis ce genre de jeune femme qui s'extasie d'émerveillement en découvrant une araignée noire et velue derrière son rideau de douche. En classe, lorsqu'un cours dure plus de deux heures, je me glisse hors de ma chaise et me recroqueville au sol, ma joue contre la fraîcheur du carrelage. Je peux également passer des heures devant ma fenêtre, à contempler chaque courbure et chaque plissement d'écorce des arbres tentaculaires.

Il n'y a rien qui me fascine plus que les nuances du violet crépusculaire, les choses informes ou déformées, les choses vivantes et mal lunées, tout ce qui respire et se mouvoit. J'aime la complexité de l'insecte et les dessins de bonhommes bâtons. Je suis faite des plus grosses contradictions. J'aime boire mes larmes ; je les aimerais sucrées, par moments, visqueuses ou pâteuses d'autres fois – mais telles quelles, elles me plaisent aussi.

J'aime hurler. Hurler de ma voix. Or, je ne le fais jamais. Car hurler, pour moi, ce serait un aveu, ce serait ma défaite. Et je dois me battre, me battre, me battre. La vie est un combat. J'ai mal de le dire mais c'est tellement vrai...

— Manque d'inspiration ?

Je sursaute. Monsieur Cernure, mon professeur d'arts plastiques, se tient derrière moi, les mains croisées derrière le dos. J''avise face à moi l'immense toile blanche qui attend, qui appelle. Je tire un sourire comme un rideau récalcitrant.

— Oh que non. Ne vous en faites pas, dis-je. Je réfléchis.

Monsieur Cernure hoche la tête, défroisse son front et marche jusqu'au prochain îlot. Derrière sa toile, Phœbé l'accueille près d'elle en souriant. Elle jette ses souples sourcils dans une drôle de gymnastique en lui montrant son travail. Phœbé est la plus belle fille de la classe. Elle emprisonne chaque jour son épaisse chevelure dans un chignon lâche. Son air à la fois espiègle et rêveur est alors dégagé, libre d'une ombre brune pesante, et rendu à la lumière. Sur son visage, son regard gigantesque prend toute la place.

Je remporte mes yeux sur ma toile vide et suppliante. Que dire ? En moi, une foule d’émotions criardes se bouscule. Que dire ?

Puis je repense à ce sentiment de colère qui m’a habité ces dernières semaines. C’est une espèce de rage mélancolique – une pluie nerveuse et droite, les gouttes serrées entre elles. La mélodie de Life on Mars? par David Bowie me vient en tête d’un seul coup, elle m’envahit et arrose mes pensées de larmes. C’est l’une de mes chansons préférées de tous les temps ; elle me remplit viscéralement. A chaque écoute, je me gonfle comme un nuage et je pleure, je pleure, je pleure. Puis je me bats, je me bats, je me bats pour ne pas pleurer, pour ne pas hurler ni rester dans le silence. Je me bats. La vie est un combat.

But the film is a saddening bore… For she’s lived it ten times or more !

Premier tracé au pinceau. Une longue traînée sanglante, ondulante, irréelle. Je reconvoque en moi le sentiment de colère à travers mille exemples qui me tuent de dégoût.

Mamie assise à table. Le teint gris, et sa bouche parfaitement horizontale marque des plis sinistres. Elle pose ses mains devant elle et me dit, sans changer d’expression :

— Tu es une femme et ton destin sera celui d’une femme. Tu te marieras et tu auras des enfants, c’est comme ça que les femmes s’épanouissent, c’est comme ça que le monde fonctionne. Tu n’as pas à sortir du lot, ma chérie : la personnalité est une illusion. Tout le monde est comme tout le monde. Tu ne peux pas déjouer le cycle naturel des choses. Eh oui… Sois un peu plus dans la réalité, ma fille. Tu comprendras avec le temps.

Lors de ce solennel discours conservateur, j’avais tout juste quinze ans. J’avais touché à une première cigarette, je portais le costard et avait décrété que les hommes, ce n’était pas pour moi. Un cliché ambulant. Depuis, Mamie avec son expression inerte et son teint si gris me terrifie encore. Mamie droite sur sa chaise, aveuglée de certitudes. Le petit rire qui lui vint ensuite, sans qu’il ne déloge le vide de ses yeux.

Frisson.

Se battre. Combattre. Mener la vie qui nous plaît. Faire ce qui nous fait vibrer.

Se battre.

Take a look at the lawman/Beating up the wrong guy/Oh man, wonder if he’ll ever know…

Sur la toile, j’encadre la ligne magenta au crayon à papier puis m’empresse de crayonner tout autour, de structurer ma création, de lui donner un sens, une consistance… Je jette un œil à mes croquis chaotiques et, de nouveau, m’attaque à la couleur.

He’s in the best-selling show/Is there life on Mars ?

Y a-t-il de la vie sur Mars ? Si je pouvais déménager sur une autre planète, le ferais-je ? Je ne sais pas, mais l’idée me plaît. Ô rêve en coton tout doux... Et je suis triste si je ne peux rêver.

Cette vie, et ces vivants avec leurs visages défaits, si gris. Cette vie gelée de l’intérieur comme on nous la décrit, alors que le monde regorge de merveilles. Tout serait monstrueusement plus simple si tout le monde se rendait compte que le monde, cette vie sont enchantés.

Mais personne n’est tout le monde, hélas. Je retourne alors à ma bulle et mes tristesses. Je sais, au fond, que ma bulle et ses saignements colorés sont des bénédictions. Je le sais bien.

La vie est un combat.

 

Je cherche un autre souvenir révoltant quand la sonnerie du lycée me surprend. La fin du cours. L’immense toile blanche est maintenant bariolée ; plusieurs nuances de rouge et de vert s’entrecroisent ou mènent ensemble un corps-à-corps souple et langoureux. J’ignore si je suis satisfaite de moi et, dans le doute, décide de n’en rien montrer à Monsieur Cernure.

En rangeant et nettoyant mon matériel, mes mains accueillent soudain celles de Phœbé. Elle les retire aussitôt en souriant.

— Ça va, toi, ton travail... ? Moi, je ne suis pas satisfaite, déclara-t-elle. La peinture, c’est vraiment une méthode qui fout la pression… A chaque tracé, j’ai l’impression de tout gâcher.

— Et qu’est-ce qu’en dit Cernure ?

— Il me dit de prendre confiance en moi.

— Ah ! Tu vois.

— Oui, mais je ne sais toujours pas la valeur de ce que je fais. Il a esquivé la question ! Enfin bref. T’as cours de quoi, là ?

— Sciences, je grince.

— Oh. Bon courage, alors ! Je rince mes pinceaux et je te laisse. A bientôt, Astrée !

Son sourire flotte encore sur ma rétine après qu’elle se soit évanouie dans la foule. Je termine tranquillement de ranger mon matériel. Je n’ai pas peur d’arriver en retard, cette perspective m’enchante. Cela me fera quelques minutes en moins à compter dans l’heure.

Je sifflote dans les couloirs de moins en moins bourdonnants. Les élèves sont sagement rangés de chaque côté du mur, devant les enfilades de portes identiques. Je m’engage dans la seule qui diffère des autres ; bleue, elle donne sur les toilettes.

Je vais sacrément arriver en retard.

Ou je ne vais pas arriver du tout.

Je m’enferme dans une cabine et me laisse glisser parterre. Le carrelage doit être plein de microbes. Je fixe un moment les quadrillages parfaits, identiquement retranscrits cinq fois de suite par paires de deux. Cette harmonie me fascine et me désole.

Je reprends mon souffle car je sais qu’il est devant moi, assis sur les toilettes.

Mon monstre.

Il s’appelle Pustule et c’est une pieuvre très repoussante. Je le regarde droit dans ses yeux qu’il possède espacés et globuleux, avec des reflets oranges par endroits. Je ne sais quoi faire alors je ris aux éclats :

— Ma vieille angoisse d’enfance, ma belle, te revoilà !

Il ne bouge pas. Il ne répond pas. Il sourit.

— Je n’aurais pas dû me rappeler de certaines choses, c’est ça ? T’as pas perdu de temps. Je rate un superbe cours de sciences à cause de toi ! Je vais me faire poursuivre par ma mère et par des surveillants toute la semaine, maintenant... Bravo.

Une tentacule énorme et jalonnée de ventouses gluantes caresse ma joue. Pustule a la tête inclinée vers moi et toujours tailladée de plissures et de sourires. La créature m’écœure. Ma tête tourne, tourbillonne, elle siffle comme une cocotte-minute. La migraine ? Les effets secondaires de voir devant soi, assise sur les toilettes du lycée, cette angoisse montagneuse et démoniaque qui me poursuit partout ?

Je me sens comme un torchon, ou une serviette hygiénique usagée. Je suis jetée là, dégueulasse, et personne pour me récupérer.

— Enfoiré...

Je n’aurais pas dû quitter la salle d’arts. La salle d’arts, mon refuge.

 

Je m’effondre seule dans mes larmes.

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mirenoelle
Posté le 13/08/2024
quelle belle écriture ! colorée, en mouvement, en tableaux successifs ! c'est beau et tellement riche
en quelques lignes, on est dans un autre univers, virevoltant , dansant , j'aime beaucoup§
Pluma Atramenta
Posté le 13/08/2024
Oh, merci infiniment pour ces compliments <3 J'espère que la suite te plaira !
Nightbringer
Posté le 27/07/2024
Coucou !^^
Ohh c'est vraiment magnifique ! Ton écriture est très belle, très délicate, mais aussi très touchante, c'est vraiment heurtant !

J'aime beaucoup le caractère foisonnant de ce texte, le contexte qui vient petit à petit, et cette souffrance qui se mélange à la réalité... C'est vraiment très bien écrit, et on arrive tout de même bien à faire la différence entre le réel et l'imagination d'Astrée ! :))
J'affectionne particulièrement les nouvelles qui restent floues, troubles, qui transmettent ainsi la pensée d'un personnage... Donc là, vraiment, je suis comblée haha^^

Tu décris également à merveille les douleurs qu'elle ressent, sa peine. Et le fait que ses raisons restent inexpliquées rend le tout intriguant bien sûr, mais aussi très beau, très poétique...


---- Quelques phrases que j'aime beaucoup beaucoup^^ :

“J'aime hurler. Hurler de ma voix. Or, je ne le fais jamais. Car hurler, pour moi, ce serait un aveu, ce serait ma défaite. Et je dois me battre, me battre, me battre. La vie est un combat. J'ai mal de le dire mais c'est tellement vrai...”

“Je remporte mes yeux sur ma toile vide et suppliante. Que dire ? En moi, une foule d’émotions criardes se bouscule. Que dire ?”

“A chaque écoute, je me gonfle comme un nuage et je pleure, je pleure, je pleure. Puis je me bats, je me bats, je me bats pour ne pas pleurer, pour ne pas hurler ni rester dans le silence. Je me bats. La vie est un combat.”

“Y a-t-il de la vie sur Mars ? Si je pouvais déménager sur une autre planète, le ferais-je ? Je ne sais pas, mais l’idée me plaît. Ô rêve en coton tout doux... Et je suis triste si je ne peux rêver.”

“Mais personne n’est tout le monde, hélas. Je retourne alors à ma bulle et mes tristesses. Je sais, au fond, que ma bulle et ses saignements colorés sont des bénédictions. Je le sais bien.”


Ta façon d'utiliser des anaphores ajoute également beaucoup à ton texte, c'est très heurtant comme je disais, plein d'émotion. Ça fait vraiment ressortir cette idée de pensées, des pensées en vrac qui nous tombent dessus. C'est sublime !

Merci pour ce si beau texte, je ne manquerai pas de lire la suite !^^

À tout vite ;)
Pluma Atramenta
Posté le 02/08/2024
Salut Nightbringer !

Waaaw, merci infiniment pour ton commentaire ! Je suis ravie d'avoir pu te faire ressentir toutes ces choses et que tu aies pris tant de plaisir à ta lecture ! Vraiment, ça me fait chaud au cœur.
J'espère que la suite te plaira tout autant :)

A bientôt !
Pluma.
Yvaine
Posté le 23/07/2024
Hello !

Il n'est pas facile de trouver un terme pour définir ce texte. Il est intéressant, sans aucun doute. Fascinant, aussi, parce que dès les premières phrases, on a envie de lire la suite ("je vais vomir mille couleurs", c'est magnifique !). Et pourtant, il ne décrit pas quelque chose de joli. C'est moche, les sentiments d'adolescence, la violence, la découverte de soi et la confrontation à ce que les autres attendent de nous. C'est moche et pourtant, tu le décris d'une façon poétique, métaphorique, et surtout très honnête. Tu ne romances pas la douleur. A la fin du texte, l'héroïne peut sembler pitoyable, et c'est très bien comme ça : l'adolescence, souvent, ça ressemble à ça. L'honnêteté de ton style et de la retranscription du flot de pensées est, paradoxalement, très douce.

Si suite il y a, je serais ravie de la découvrir !
Pluma Atramenta
Posté le 26/07/2024
Coucou Yvaine !

Ton commentaire me fait chaud au cœur. J'avais en effet envie de combiner le langage poétique avec une approche crue des pensées d'Astrée, sans faire de détour, en les regardant bien en face. Je suis ravie que cela se ressente à la lecture ! Merci infiniment pour ton passage par ici <3
Oui, c'est une nouvelle en trois chapitres :)

A bientôt, j'espère !
Pluma.
Erwel.le
Posté le 15/07/2024
Salut,

Je suis intriguée par ce début, qui me donne envie de lire la suite.

Je ne sais pas quels types de commentaires te seraient les plus utiles, alors je me permets de te livrer mes premières impressions, en vrac.

J’aime vraiment bien cette héroïne qui transfigure ses émotions en peinture. La thématique m’interpelle et m’intéresse. Elle est complètement jetée, et c'est un compliment sincère. J'adore les personnages frapadingues.

Par contre, le passage entre les souvenirs et les moments concrets (au lycée) me paraît un peu brusque. Cette héroïne est visiblement habitée par – des souvenirs, de la colère, d’autres émotions, une densité de pensées et de vécu - ça, c'est chouette.

J’adore les visions décrites comme : « contempler chaque courbure et chaque plissement d'écorce des arbres tentaculaires » ou « j'aime la complexité de l'insecte et les dessins de bonhommes bâtons. »

Mais je trouve qu'il y a des passages un peu longs.
Je me perds un peu dans les flots de pensée, quand ils sont vagues et imprécis. Pour te donner un exemple précis, quand l’héroïne dit qu’elle ne hurle pas alors qu’elle le voudrait, je capte qu’il y a de la souffrance, et qu’elle a sans doute des raisons de souffrir et d’être en colère, qu’on va sans doute découvrir dans l’histoire. Alors la phrase : « J'ai mal de le dire mais c'est tellement vrai... », je ne suis pas sûre que ce soit très utile dans le récit ; en tant que lecteurice, j’avais compris.

Et puis j’ai hâte d’avoir la suite de l’histoire avec Phoebé.

J'espère que ce commentaire t'encouragera (c'est mon but) ! N'hésite pas si tu as des questions plus précises et besoin de commentaires spécifiques.
Pluma Atramenta
Posté le 16/07/2024
Coucou !

Merci beaucoup pour ton commentaire !
Oooh, le terme "frapadingue" est très bien choisi ! xD
La transition brusque entre les moments concrets et les souvenirs était voulue, mais je me demande si elle déstabilisante dans le bon sens du terme ? Je voulais montrer que les souvenirs affluent sans prévenir, fulgurants... mais sans perdre mon lecteur. Ce qui, du coup, a été ton cas ?
Merciii <3 Et merci pour tes remarques ! Je retravaillerais le texte dans ce sens !

Bien sûr ! Ton commentaire est encourageant, constructif et m'aide beaucoup ! Encore un grand merci à toi <3
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