Le souffle suspendu, j’installe la toile sur mon chevalet et fais deux pas en arrière. Je suis plutôt fière de moi. J’aime l’émotion dégagée par ma création badigeonnée de motifs et de folie. J’aime comment les couleurs s’enlacent. Elles se blottissent les unes contre les autres jusqu’à déteindre, jusqu’à s’éteindre en silence.
— Qu’en penses-tu ? me demande Monsieur Cernure.
— Pas mal. Je devrais peut-être faire des motifs plus serrés, qu’en pensez-vous ?
Il acquiesce et renchérit :
— Mets plus de jaune aux quatre coins. Ta création va paraître plus grande. Et elle va surtout s’illuminer ! Et c’est ton objectif, n’est-ce pas, qu’elle soit éclatante, qu’elle soit explosive ?
Il me fait un clin d’œil, alors je souris sans répondre. Monsieur Cernure a compris ce que je voulais faire, manifestement. Il a compris vers quelle colère mon intérêt se penche. Il ne s’agit non pas de ces rages noires et abyssales qui nous rongent ; mais de ces incompréhensions brûlantes qui nous hissent au cri et à la volonté de changer. Changer ou tout foutre en l’air, au choix.
Mon professeur a compris que je parlais de destruction, mais de celles qui mènent à une éclosion nouvelle.
— Merci, monsieur.
— Je t’en prie.
Il s’éloigne conseiller un autre élève. Je demeure debout devant la toile, avec un bout de joie qui me fend la bouche.
De la lumière, de la lumière… Mais pour la trouver, pour l’apposer au mieux, il me faut descendre dans des abîmes d’obscurité. Dans les abîmes de mon enfance.
Le sommet de mon crâne atteint à peine le coin de table. Ma tête et mes genoux sont gros et prennent toute la place. Du reste, mon corps chétif tremble en respirant ; je pose, en jouant, des mains légères et chaudes sur les cheveux de mes poupées.
Avec mes parents, nous vivons encore dans cette maisonnette au toit rouge qui surplombe une rivière. Je sais que la rivière était dangereuse, or elle me fascine. Je n’ai pour seule autorisation que d’y tremper mes pieds. Les eaux verdoient, gluantes de larves et de libellules. Plus loin, entre des lourdes pierres quasi hexagonales, la source indomptable persiste et se jette en chevelure blanche d’écume.
Du haut de mes cinq ans, en serrant mes jouets, je regarde l’eau, pendant des heures, se battre, se débattre et rire de son immortalité. La vie est un combat, même les ruisseaux le savent.
J’ai cinq ans et je me tiens en bordure du vide quand six ombres engloutissent la mienne. Six petites ombres : ce sont des gosses de ma classe.
— T’es moche, dit Antoine.
— Je suis rousse. Aucun rapport.
— T’es rousse et t’es moche.
Ils ricanent. Je ne sais plus quoi répliquer. Je contemple, stupide, leurs épaules qui tressautent mais surtout leurs bouches tordues et élastiques, retroussés sur des gencives éclatantes déjà dégarnies. Moi, je n’ai alors perdu qu’une seule dent de lait.
— En fait, on voulait te demander un truc, révéla Carla. C’est pour ça qu’on est là.
— …
— Oui, voilà… Pourquoi t’es tout le temps toute seule ?
Encore une fois, aucune réponse ne me vient. Leur dire que les rivières sont plus intéressantes qu’eux n’arrangerait pas mon cas. Je m’abandonne à un silence qui finit par les faire partir. Plus tard, je les entendrais longtemps encore glousser comme des dindes et me montrer du doigt, mais ils ne revinrent jamais vers moi.
J’étais seule. J’étais seule avec mes rêves. Du coup, j’étais plutôt bien entourée. Que de fantasmagories autour de moi ! Que d’ombres fuyantes...
Ma peinture s’étoffe, elle s’affole et moi, je reprends doucement mon souffle. Pourquoi m’infliger ça ? Qu’ai-je à dire avec cette création aux tracés griffus, comme pour attaquer mes rancunes ? Pourquoi planter des aiguilles dans la blessure déjà saignante ? Exprimer ma colère ne changera rien. Elle restera là. Et ma mémoire, et mon vécu aussi.
Qu’est-ce que je fabrique ?
Coup d’œil rapide à l’horloge. Plus que dix minutes.
Non.
Non, pas la sonnerie. Pas elle. Plus que neuf minutes.
Respire.
Respire car ton travail avance et gagne en netteté. Respire. Il y a de la lumière – ça y est.
Délicate telle un cil, elle se glisse entre les rouges et les verts unis qui peu à peu se triturent, se cassent puis renaissent fluorescents. Par endroits, elle est ronde. D’autres fois, c’est un fleuve ; une rivière… L’œuvre a bleui. Tout en fabriquant ma colère, en accouchant de ma souffrance, j’ai ménagé ma guérison. Ma création, bien qu’inachevée, bourdonne de musicalité ; les milles lignes et coups de pinceaux tissent des notes éparses et naît une mélodie. La mélodie est intraduisible, néanmoins. Stridente, meurtrie, ténue… muette. Pas grave. Le langage plastique se suffit à lui-même. Enfin… je crois ?
Sonnerie.
Panique.
Phœbé s’étire, endosse son sac et me sourit en quittant la pièce. Signe de la main. Elle part.
Je me ragaillardis et me lève à mon tour. Derrière Phœbé, les couloirs sont gris, gris de normalité, noirs, noirs de monde. Phœbé, elle, rayonne d’une clarté d’étoile émincée. Elle a coiffé son chignon plus haut que d’habitude. Découverte d’une nuque criblée de petits cheveux qui flottent comme des fils d’araignée solitaires. Son col de veste est mal mis, le tissu est bleu ciel.
— Eh, Phœbé…
J’ai parlé trop doucement, sans doute. Elle poursuit son chemin sans se retourner. Je m’arrête en plein milieu du couloir qui se vide. Mes monstres, Pustule et sa clique, doivent m’attendre quelque part. Moi, je devrais aller en cours, je devrais aller, je devrais, je…