En déposant son panier de mûres près de la porte, Adrienne d’Onglevert songea à sa gouvernante et à sa mère qui considéraient toutes deux ce genre de cueillette comme un jeu pour petits enfants ou un travail de paysanne. C’était pourtant si amusant ! Elle entreprit ensuite de délacer son capuchon tout en cherchant des yeux sa cousine, dont elle avait appris par le fils du forgeron qu’elle avait pris froid en se promenant dans le marais. La grande salle de la demeure n’était occupée que par trois chats endormis et une trentaine de lutins vaquant à diverses activités. La jeune fille trouva sa tante dans la petite pièce attenante à la cuisine qui lui servait de laboratoire. Elle composait une très odorante décoction d’herbes.
« Bonjour ma tante. Olivine est-elle fort souffrante ?
— Les nouvelles vont vite ! Tu dois avoir rencontré ce fainéant de Justin. Est-ce qu’il t’a dit qu’ils faisaient un duel à qui ramasse les plus grosses grenouilles ? Ce n’est plus de leur âge, ce genre de sottises ! Par chance, elle n’a qu’un vilain rhume. Tu peux aller la voir dans sa chambre… mais ne tombe pas malade à ton tour. Ta mère tient à ce que tu sois en état de chanter quand ses invités arriveront.
— Un couple de tristes bigots affligés d’un fils aussi séduisant qu’un gnome, un vieil énergumène boiteux et une veuve équipée de trois filles dont l’aînée n’a pas dix ans : merveilleux auditoire…
— Le vieil énergumène a des relations à Versailles, paraît-il, et un fils fort beau garçon. Ta mère serait très heureuse que tu le charmes ! Il est sourd comme un pot, et ne pourra rapporter ton talent à son rejeton. »
Le sourire de la magicienne contredisait presque ses propos. Elle comprenait fort bien qu’Adrienne rechigne à se plier au rituel mondain des salons à la mode et n’ignorait pas non plus qu’elle chantait très mal, chose dont sa mère ne semblait absolument pas consciente.
« Tu devras prendre soin de ta tenue et de tes manières. Tôt ou tard, tu devras faire ton choix, et ce jeune homme est un bon parti. »
Cette fois, c’était une leçon à peine déguisée pour lui dire de ne pas se conduire en petite fille capricieuse. Adrienne se drapa dans un silence souriant et menteur. Encore avait-elle de la chance que sa mère ait choisi de ne pas lui imposer les corsets étroits des grandes dames élégantes ! Mais ce n’était que parce qu’elle les considérait comme une incitation à la coquetterie, affreux péché beaucoup trop répandu dans la bonne société. Concernant l’éducation, elle n’acceptait aucune faille.
Dans la chambre de sa cousine, Adrienne fut accueillie par un large sourire.
« Le mauvais temps ne t’a pas effrayée !
— Ce qui me ferait peur, ce serait plutôt de rester chez moi. Comme à chaque fois que nos parents sont absents deux jours de suite, mes frères s’entraînent sans cesse. Mère serait furieuse ! C’est un cauchemar. Ils vont finir par faire crouler la maison… tiens ? Tu as un nouveau chat ? »
Avant de répondre, Olivine souleva la boule de poils noirs sommeillant sur son lit, et entreprit de la bercer. Deux autres boules velues jaillirent aussitôt, l’un de sous le lit, le second de derrière les rideaux, pour venir réclamer leur part de caresses.
« Il s’appelle Moralès ! C’est le plus beau que j’aie jamais eu, tu ne trouves pas ?
— Heu… oui, peut-être.
— Et à part tes frères ? Qu’est-ce qui te chasse de chez toi par un temps pareil ?
— Si tu crois que c’est drôle, les leçons de clavecin et de broderie ! Et tu ne sais pas la meilleure ? Quand ils reviendront d’Amiens, nos parents ne resteront que le temps de préparer un voyage à Paris ! Et ils espèrent m’y trouver un mari plus intéressant que les péquenauds d’ici dans leurs riches demeures ringardes ! Tu te rends compte ? »
La réaction ne fut pas celle attendue. Olivine hocha la tête doucement et soupira.
« Moi, mes parents n’en parlent pas souvent… ils n’ont pas les moyens de me faire une dot.
— Tu as rudement de la chance. Tu feras un mariage d’amour. Comme dans les romans.
— Ou bien je resterai vieille fille. Comme ta préceptrice. »
Adrienne ne répondit pas. Elle vomissait cette horrible teigne presque autant qu’elle détestait qu’on lui colle sous le nez les différences sociales pourtant évidentes qui existaient entre sa cousine, qu’elle adorait, et elle-même. Sans être riches, les d’Onglevert bénéficiaient d’une certaine aisance, et la particule de leur nom se rapportait à une noblesse très ancienne, quoique sans altitude. Les Ferquent, aux dires d’un très vieil oncle, avaient eux aussi droit à un « de », mais ni Pierre-Philippe ni son épouse n’avaient envie de perdre leur temps à vérifier de telles futilités. Une deuxième différence entre les familles des deux cousines était dans le type d’union dont elles étaient issues. Les parents d’Olivine s’étaient très romantiquement enfuis ensemble et mariés en secret avant de venir demander pardon à leurs familles respectives. Ceux d’Adrienne avaient été fiancés par le biais d’amis de leurs grands-mères, selon des motivations assez complexes où la haute ambition des uns et la piètre fortune des autres tenaient grande part. À quinze ans et dix-sept ans, les deux demoiselles n’avaient, on le comprendra aisément, pas tout à fait la même idée de ce qu’une union pourrait leur apporter. Adrienne rêvait d’un beau gentilhomme à l’âme audacieuse et au corps agile. Olivine d’un bon garçon à la tête solide et possédant une maison sans courants d’air. L’une passait ses journées à chercher des moyens de s’échapper ou à jouer avec les chiens de chasse de son père. L’autre rêvait d’égaler la science guérisseuse de sa mère et recueillait tous les chats perdus croisant son chemin.
De préférence les chats magiques.
Sur ce sujet-là, les deux cousines inséparables entraient dans des hostilités qui pouvaient devenir hurlantes. Comme le père d’Adrienne et la mère d’Olivine ne toléraient aucun bruit quand ils étaient plongés dans un grimoire, les conflits étaient rapidement apaisés par une intervention parentale, qu’ils aient lieu dans la maison Ferquent ou dans le manoir d’Onglevert.
Moralès et ses compagnons ne s’en portaient que mieux. Magiques ou ordinaires, les chats recherchent rarement pour leur sieste le fracas des batailles.