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Affligé d’une sœur dotée d’un minois aussi charmant que son caractère était abominable, Manuel Escandar était toujours ravi lorsque son valet lui annonçait l’arrivée d’un courrier de la confrérie des Gardiens de la Nuit, car il s’agissait en général d’une invitation à seller son destrier pour partir sauver le monde, excellente raison pour la prier de gérer sans lui le maigre domaine familial et les deux insupportables marmots dont elle agrémentait son veuvage.

C’était un homme prosaïque qui savait en toutes occasions associer l’utile à l’aimable, si bien que le jour où il se trouva encombré d’un matagot blessé, il décida de l’offrir à une jeune fille qui ne lui déplaisait pas.

L’animal avait servi de proie à un croqueur que le Chasseur venait d’étriper, et était en assez piteux état. La gente demoiselle était fille de Pierre-Philippe Ferquent, excellent ami de Manuel qui l’avait justement convié à passer l’hiver chez lui. Leur rencontre fut attendrissante au possible, et le galant supposa sa ruse absolument géniale, mais il se rendit bientôt compte qu’il n’en était rien.

Quoique subjuguée par le présent, la demoiselle n’accorda pas un regard à celui qui le lui avait offert.

Parce que son valet avait reçu d’affreuses entailles lors du combat contre le croqueur et n’y avait pas survécu, et que les chats magiques sont des créatures fort serviables, Manuel attribua son prénom à la boule de poils efflanquée : Moralès. Olivine trouva ce nom joyeux et chantant, et le broda sur un ruban bleu qui fut fixé au cou de l’animal.

Coussin moelleux, brossage attentif, gratouilles sur le ventre… rien ne fut épargné à Moralès pour faire de lui un matou heureux. Manuel aurait aimé pouvoir en dire autant de lui-même, mais après une moitié d’automne chez les Ferquent, il commençait à s’interroger. La passion de sa bien-aimée pour les animaux magiques égalait la sienne, ou même la surpassait. Il aurait voulu s’en réjouir, mais sentait qu’elle n’allait pas les rapprocher. Et puis, l’hiver débutait et la cousine de la tendre beauté venait tous les jours s’asseoir avec elle près du feu, ce qui gâchait fort les possibilités de lui conter fleurette.

Madame Ferquent, bien malgré elle, n’arrangeait pas la situation, car pour vanter à sa fille les mérites de Manuel, elle énumérait les exploits qu’il avait accomplis depuis quinze ans, et soulignait ainsi son âge. Il n’était pas un barbon, loin de là, mais comptabilisait tout de même plus du double d’Olivine.

À quatre soirs de la Nativité, les choses se gâtèrent encore un peu plus.

C’était un triste jour de bruine glacée et de lapins absents, que Manuel avait consacré à l’entretien de ses équipements de magicien, tâche qu’il détestait. Pierre-Philippe était parti seul à la chasse, et il en rentra aussi bredouille qu’on s’y attendait, mais accompagné d’un affreux rouquin grand, maigre et aussi pâle qu’une feuille de papier. Un laideron masculin, aux cheveux raides mal coupés, au nez pointu comme celui d’un renard, aux yeux perçants et à l’habit impeccablement conforme aux règles de la Confrérie. L’individu cherchait un logement pour quelques mois. Il était impensable de laisser un confrère s’installer dans une auberge, surtout au moment de la Nativité !

Ce jeune homme ne possédait aucune des qualités d’un séducteur, mais sitôt entré dans la maison, s’entendit à merveille avec Olivine qui ne tarda pas à le contempler comme s’il avait été plus beau qu’un prince.

Pour comble, il avait également conquis ce damné Moralès qui se frottait sans vergogne à ses bottes, alors qu’il n’offrait à Manuel qu’un très haut dédain.

Jusque là, l’élément le moins agréable de la demeure avait été la fille du frère aîné de madame Ferquent, une vilaine petite pimbêche qui venait presque tous les jours rendre visite à sa cousine et restait parfois aussi longtemps que les jours d’hiver le permettaient. Adrienne d’Onglevert appartenait à la détestable catégorie des poupées de salon, éduquées à se mouvoir avec élégance afin d’y séduire un futur époux. Elle savait à merveille décrypter une partition, mais disposait pour la chanter d’une voix plus aigre que celle d’un bébé stymphore sortant de l’œuf. Elle montait à cheval comme la reine des Amazones, mais craignait la moindre tache de boue.

Une donzelle horrible et néanmoins très banale. Dans les salons du grand monde, elle aurait été à sa place, mais pas dans ce petit manoir rustique, tranquille et légèrement fermier.

Aux yeux de Manuel, le maigrouillard en habit sombre ne tarda pas à rivaliser en désagrément avec elle, et à la surpasser.

Le jour où il entendit Olivine se répandre en remerciements pour le héros qui venait de sauver son chat préféré d’une boule de poils dans le gosier, l’Espagnol crut devenir fou. Il tomba assis à côté d’une chaise quand l’homme grimaça une réponse inaudible, mais plutôt maussade et fut encore récompensé d’un gros baiser sur la joue ainsi qu'aurait fait une petite fille, spectacle qui fit s’empêtrer Manuel dans un tabouret, puis dans un pied de table, pour s’écrouler à nouveau, une fesse sur une chaise et l’autre dans le vide. Comble de honte : une petite main délicate se tendit pour l’aider, et c’était celle d’Adrienne.

« Ne regardez pas cela ! C’est écœurant… et par-dessus le marché, ce fichu greffier a l’air d’en rire. »

Pour la première fois depuis son arrivée à la mi-octobre, le gentilhomme dévisagea en souriant la nièce de Pierre-Philippe. La remarque était presque stupide, mais assez juste. Le matagot contemplait la scène avec une mine qui ressemblait à la bienveillance d’une entremetteuse satisfaite de son ouvrage. Manuel fut si surpris, que des mots aimables lui montèrent aux lèvres pour remercier celle qui l’aidait à se remettre debout, tandis que le concurrent prenait délicatement les deux mains de la belle pour les porter à sa bouche,

Les mots ne sortirent toutefois pas, car le sieur Ferquent avait également perçu la situation juste au moment où l’audacieux s’autorisait à bredouiller des syllabes étranglées d’émotion et trop hachées pour exprimer le moindre sens. Homme énergique, Pierre Philippe abandonna sur la table le grimoire qu’il était occupé à déchiffrer, traversa la pièce en trois pas, percuta du poing le menton du séducteur, puis comme Olivine était aussi rouge qu’une pivoine et tout affolée de voir le freluquet roux aux prises avec lui, ponctua sur un ordre tonitruant pour qu’elle grimpe dans sa chambre.

Le chat souriait toujours tant et plus, espèce de petit saligaud à poils, et ronronna quand le père courroucé laissa retomber son postérieur sur un banc.

« Je m’en ferais bien un manchon, de ce bestiau. »

Sur ce chuchotis qu’elle avait émis discrètement, Adrienne devint définitivement sympathique à Manuel. Il se garda toutefois de le lui manifester trop ouvertement. Son vieil ami Pierre-Philippe n’avait pas fini de grogner sa rage et aurait pu se fâcher contre lui aussi. Les parents d’Adrienne s’étaient absentés pour quelque temps et il prenait très à cœur son rôle d’oncle protecteur.

 

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Arnault Sarment
Posté le 21/10/2024
Un imbroglio amoureux qui nous permet de revisiter les évènements sous un autre angle ! Manuel est drôle et horripilant à la fois ; est-ce qu'on aura l'occasion d'alterner les points de vues ?
Banditarken
Posté le 20/10/2024
Très chouette d'avoir plusieurs points de vue ! J'aime déjà beaucoup ce nouveau personnage qui a, on peut le dire, un certain caractère bien qu'il semble doté aussi d'une certaine maladresse. Le pauvre n'est pas épargné et c'est ce qui le rend attachant, quelque part
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