L'après-midi passe, plein et sucré comme une madeleine à la fleur d'oranger. La lumière dorée s'écoule largement à travers les baies vitrées qui ouvrent sur le parvis de la gare et dessine des formes géométriques sur la moquette. Je navigue entre les étagères, les bras chargés une fois sur deux. A cette heure, la fréquentation de la bibliothèque commence à diminuer avec la hauteur du soleil. Les enfants partent et laissent derrière eux un silence de velours, à peine froissé par le bruit du papier qui rythme mes journées.
Les adultes abandonnent aussi les rayons avec le jour qui descend, alors que nous autres courons comme des abeilles affairées, les bras chargés de livres. Le soleil se couche et éclabousse le ciel d'or et de rose. Il a déjà disparu lorsque vient l'heure de fermer les portes, le ciel reste violet et pourpre mais l'ombre grandit. Il me reste une demi-douzaine de volumes à ranger. D'un pas pressé, je me faufile entre les présentoirs à périodiques. Je manque lâcher mes livres en tombant sur un homme inerte dans le fauteuil de lecture. Je me traite d'idiote en levant les yeux au ciel la seconde d'après. Ses petites lunettes rondes, son noeud papillon, cette veste à carreaux, cet ouvrage encore ouvert sur ses genoux... Mr. Yamato s'est encore endormi au milieu de son recueil de haïkus. Je souris et pose ma pile sur la table basse pour poser une main sur son épaule.
- Monsieur ? Monsieur Yamato...
Il inspire, ouvre les yeux et repositionne aussitôt ses lunettes sur son nez.
- C'est moi, Abigail. Vous vous êtes endormi, murmurai-je.
- Oh, seigneur... merci de m'avoir réveillée, mademoiselle. Quelle heure est-il ?
- 17h30, monsieur. Nous fermons la bibliothèque.
- Oh, pardon ! Je suis désolé de vous avoir ralenti !
Je reprends mes livres et secoue la tête.
- Mais non, il n'y a aucun mal ! Par contre, je suis désolée mais vous ne pourrez pas l'emprunter, nous avons éteint les machines.
Je fais un geste vague vers l'entrée et il sourit.
- Pas de problème, je reviendrai.
Je le raccompagne vers la porte principale qui est encore ouverte. Un vent glacé souffle dehors et il relève son col ; je m'en veux un peu de devoir lui demander de sortir.
- Bonne soirée !
- Au revoir, à la prochaine fois !
- J'espère bien vous revoir à la boutique, mademoiselle !
Je lui fais de grands signes en refermant la porte vitrée.
- Je n'y manquerai pas !
Je galope aussitôt pour rejoindre mes collègues qui attendent à la porte de service. Le temps de reprendre mon manteau et mon sac seulement, et me voilà dehors dans la bise mordante. Les lampadaires s'allument en petits chapelets de lumière.
Zaïna, Marie-Thérèse et Guillaume m'attendent à l'abri d'un micocoulier, renfermés dans leurs longs manteaux. Les dalles du parvis de la gare luisent sous le ciel encore lilas. Comme chaque vendredi soir, la petite roulotte est là avec son délicieux fumet de sucre et de crêpes à peine cuites, sa lumière et sa musique qui réchauffent les passants.
- Tiens Aby ! Je t'en ai pris une à la crème de marrons comme tu les aimes !
Je rosis et Guillaume me tend une petite merveille fumante enveloppée dans du papier blanc. Avant de la déguster, religieusement, nous gardons tous nos sucreries entre nos mains pour profiter de la chaleur. Zaïna est la première à mordre dedans et je l'imite juste après.
- Merci madame, toujours une merveille !
La bouche pleine, je me contente d'approuver de la tête et de lever un pouce.
- Pfiouuh, j'ai mal au dos ! se plaint Guillaume en s'étirant vers l'arrière. C'est ça de trimballer des kilos de papier !
- Et c'est le plus jeune d'entre nous qui dit ça, se moque Marie-Thérèse.
- C'est pas parce que tu as bien vielli que tout le monde aura cette chance, mamie !
Elle fait mine de se vexer avec ses petits yeux pleins d'étoiles de rire pendant que Guillaume lui tire la langue. Des grands gamins, tous autant que nous sommes...
Ce n'est qu'après une ou deux sonneries du Carnaval des animaux que je réalise qu'il s'agit de mon téléphone. Je me tortille pour le sortir de ma poche sans lâcher mon goûter de la main gauche. A la lecture du nom de ma soeur sur l'écran, ma poitrine se serre aussitôt et la saveur sucrée s'aigrit dans ma bouche.
- Zaïna, tu peux me tenir ma crêpe s'il te plaît ? Et n'y touche pas hein !
Pendant qu'elle lève les yeux en essayant d'offrir l'image de l'innocence, je m'éloigne de quelques pas et décroche.
- Oui ?
- Aby ! Il faut que tu m'aides !
- Du calme, qu'est-ce qui se passe ?
- Tu peux... récupérer Zoé ? A l'école, tu sais ?
- Mais... Maud, il est 17h30 ! L'école est finie depuis au moins une heure !
- Je sais ! Ce n'est pas grave, ils l'auront gardée dans un coin... mais je ne peux pas y aller, Aby, je suis vraiment bourrée... je ne veux pas qu'elle me voie... et puis tu ne veux pas que je conduise, hein ? Ils ne veulent pas...
- Tu te fiches de moi !
- S'il te plaaaaaaît, dis-moi que tu vas y aller...
Je soupire et me passe une main sur le front. Ca devient une habitude.
- Bien sûr que je vais y aller. Mais tu exagères.
- J'te le revaudrai...
- Mais bien sûr... marmonnai-je à voix basse en raccrochant.
Je reviens vers mes collègues qui dissertent sur la prédominance de la musique en ligne expliquant les faibles emprunts au rayon CD. Un peu gênée, je cherche un instant pour m'immiscer dans la conversation.
- Les amis, il faut que j'y aille...
- Déjà ? se plait Zaïna.
- Affaire familiale.
Je ne tiens pas à détailler plus que ça et Guillaume ne s'y trompe pas. C'est le seul à connaître l'existence de Maud et de Zoé et son regard en dit long.
- Bonne soirée alors !
- A demain !
- N'oublie pas ta crêpe !
Zaïna me la rend et je traverse le parvis à grands pas, me retournant de temps à autres pour faire des signes au petit groupe en ombres chinoises devant les néons de la vendeuse, les lèvres pincées. Une fois arrivée à ma voiture, je jette sur le siège passager la crêpe dont je n'ai avalé qu'une bouchée et démarre vers le port.
Ma petite nièce de cinq ans m'attend dans le hall de l'école avec une enseignante grande et forte aux cheveux bouclés, accroupie face à elle et qui lui parle doucement.
- Regarde Zoé, ta maman est là.
Je grimace un faux sourire et fais un signe de dénégation.
- Je suis sa tante.
- Tata Aby !
Elle bondit de son petit banc et court vers moi avec son cartable jaune et sa mèche folle qui lui tombe dans les yeux. Le petit obus se heurte contre mes jambes.
- Salut trésor !
La maîtresse se lève et me regarde avec un reproche latent.
- Elle vous a attendu, vous savez.
Je baisse les yeux, mortifiée.
- Je suis désolée, ma soeur m'a appelée à la sortie du travail, je suis venue le plus vite possible.
- Elle ne nous a pas avertis, et même si vous êtes un membre de la famille, vous ne pouvez pas partir avec sans l'accord de ses parents...
- Tataby, elle est où maman ?
Je ne sais pas quoi leur répondre, ni à l'une ni à l'autre, et pour la centième fois je maudis intérieurement ma grande soeur.
- Je suis désolée, je ne sais pas, trésor. Elle m'a seulement dit qu'elle n'était pas en état de venir.
- Et elle arrive quand ?
- Je ne sais pas non plus...
La tête de ma nièce se décompose et je m'en veux aussitôt d'avoir dit ça. Mais que faire d'autre ? Je ne vais pas lui raconter un mensonge qui serait très vite démasqué. Je m'accroupis pour être à son niveau.
- Je suis désolée, ma puce. On va l'attendre ensemble, d'accord ?
Muette, elle hoche la tête en serrant dans sa main sa petite écharpe beige. Je regarde de nouveau l'enseignante.
-L'enseignante de d'habitude ne vous a pas parlé de moi ? Elle me connaît, ce n'est pas la première fois... Je vous en prie, Maud, je veux dire Mme Rochmelen n'est vraiment pas en état de venir la chercher... et je suppose qu'elle n'a pas pensé à vous avertir. Mais appelez-la si vous voulez pour lui demander confirmation. Je suis Abigail.
Elle hoche la tête et jette un oeil fatigué à la pendule.
- Zoé, demande-t-elle en se penchant vers la petite, tu es sûre que c'est ta tante ? Tu es sûre de vouloir partir avec elle ?
Ma nièce hoche de nouveau la tête et glisse sa main dans la mienne. Elle est froide et minuscule, mais elle me donne l'impression de porter une armure invincible.
- Allez-y, soupire la maîtresse.
- Merci madame, bonne soirée !
Je suis tellement soulagée. Sans lâcher sa main, je guide Zoé jusqu'à la voiture. Elle pose son petit cartable jaune en forme d'abeille sur les sièges arrière et je la hisse sur le rehausseur. Après plusieurs imprévus comme celui-là, je ne l'enlève plus de ma voiture.
- Ca va aller, trésor ? lui demandai-je avant de refermer la portière.
Elle secoue la tête et me fixe avec ses yeux sombres.
- Pourquoi maman n'est pas là ?
- Elle... elle ne va vraiment pas bien, Zoé. Elle ne voulait pas que toi ni ta maîtresse soyez tristes de la voir avoir mal. Elle reviendra dès qu'elle ira mieux, puce. Je te promets que je ne partirai pas avant qu'elle soit là, d'accord ?
- Oui.
- Tu veux un goûter ?
J'essaie de sourire pour l'encourager. Elle acquiesce vigoureusement.
- Je le savais !
Cela me permet surtout de ne pas l'emmener chez moi, car c'est un désordre innomable pas du tout prévu pour accueillir une enfant et je n'ai pas la clé de l'appartement de Maud. Je démarre et lance sur la radio sa chanson préférée, Capucine d'Aldebert. Cela ramène un petit sourire sous ses cheveux bruns en broussaille.
Je m'arrête devant ma boulangerie préférée pour prendre un petit sachet de cookies et un éclair. Zoé les regarde déjà avec des yeux gourmands. Je secoue le sachet en souriant.
- On va sur la plage ?
- D'accord !
Sur la plage en hiver, le sable humide colle aux chaussures et le vent froid fait battre les écharpes et les manteaux. Mais le ronflement obstiné de la mer se répète, comme le souffle d'un monstre endormi. Du soleil ne reste qu'une pâle lueur violette autour de l'horizon, peu à peu délavée par l'obscurité. Heureusement, un quartier de lune resplendissant et les petits lumignons de la ville éclairent encore nos pas.
- Tu n'as pas froid ?
Elle fait non de la tête, la bouche pleine d'éclair au chocolat. Je croque distraitement un cookie, inquiète pour Maud. Où peut-elle être, avec qui ? J'ai l'habitude que ma soeur ne soit pas une mère très investie et qu'elle passe des soirées voire des nuits entières hors de chez elle, mais je ne suis jamais rassurée pour autant. Pour qu'elle ne vienne même pas chercher Zoé, il doit y avoir des circonstances aggravantes... Je vérifie mon téléphone toutes les minutes, guettant une nouvelle de son retour.
- Tataby !
J'adore ce surnom. Je relève la tête pour trouver la petite dans son manteau brun accroupie au sol.
- Regarde ce que j'ai trouvé !
Je la rejoins en deux pas et me penche sur elle. Elle montre un bijou perdu dans le sable, un petit pendentif argenté en forme de tortue.
- Mince alors, quelqu'un a dû le perdre !
Elle le ramasse et le secoue pour le débarrasser du sable. Je fouille les alentours des yeux, mais la plage est déserte.
- Tu veux le garder ? proposai-je alors.
Elle a les yeux qui brillent.
- Elle est perdue ?
- Oui, quelqu'un a dû l'oublier ici, elle doit se sentir seule ! Tu peux l'adopter si tu veux.
- Je vais l'appeler Tutu !
Elle se redresse et admire Tutu la tortue dans le creux de sa main.
- Bouge pas, je vais te la mettre autour du cou.
Zoé hoche la tête et s'immobilise en soulevant ses cheveux. Dans la semi-pénombre, je dois m'y reprendre à deux ou trois fois pour réussir à le fermer. Il doit être glacé sur son cou, et pourtant ma petite nièce sourit de toute ses dents.
- Elle te va bien.
- Merci !
Elle se remet à courir sous la lune et je fourre mes mains dans mes poches en la regardant de loin. Je jurerai que la chanson de la mer s'est adoucie.
Elle a l'air vraiment gentille et altruiste, j'ai beaucoup aimé sa douceur avec le type qui s'était endormi ! Une petite incohérence pas très importante mais qui m'a interpelée : on ne la voit jamais ranger les livres qu'elle portait avant de tomber sur lui.
Sa relation avec ses collègues a l'air détendue et marrante, j'ai bien aimé leurs interactions !
Sa sœur est un drôle de personnage, je me demande ce qui lui est arrivé et qui sont ces "ils" ("Ils ne veulent pas…"). Elles ont l'air très différentes toutes les deux !
La nièce est toute mignonne, je la trouve assez réaliste comme enfant. Inquiète pour sa mère, puis très vite insouciante lorsqu'Aby l'a rassurée, ça me paraît très plausible !
Je m'interroge juste sur Aby qui emmène sa nièce sur une plage, à la nuit tombée, plutôt que d'attendre sa sœur chez elle. Elle ne peut pas juste ranger un peu ? D'autant qu'elle ne sait pas quand sa sœur rentrera…
Merci beaucoup pour ta lecture ! Tu as raison, elle a oublié de ranger ses livres la vilaine ! Bien vu.
Oui, Aby et sa sœur sont très différentes et leur relation est un peu en dents de scie. Je suis contente que Zoé soit crédible, je m'y connais très peu en enfants et j'avais peur que ce soit mal écrit.
Cette histoire de plage, ça a l'air d'interroger beaucoup de monde alors que ça me paraissait logique, je vais peut-être changer un peu ça ! Elle reste à l'extérieur parce qu'elle espère justement que l'absence de sa sœur ne durera pas, mais elle peut changer d'avis. Mais oui, Aby exagère de beaucoup le problème de son propre appartement en réalité.
J'ai vu après, avec l'attitude de Maud, ce qui pouvait faire paniquer Aby à l'idée de laisser Zoé entrer dans son appartement, en effet… Peut-être que ça serait pas mal de le suggérer, sans forcément dévoiler le caractère de Maud, mais en mentionnant qu'Aby a l'habitude que les absences de sa sœur ne durent pas et qu'elle trouve que Zoé sera mieux dehors que chez elle ?
J'avoue que le prologue m'a laissé un petit goût d'indifférence ; j'ai toujours un peu de suspicion pour les prologues, et les envolées sur la littérature et les livres. Pour autant je ne l'ai pas trouvé mochement écrit ou insupportable, donc la balance des deux était juste une certaine neutralité pour moi.
Ce premier chapitre est sympa, j'ai trouvé. J'ai bien aimé le glissement du travail vers le fait de chercher la petite, que j'ai trouvé naturel. Cependant, si d'un côté la protagoniste semble effectivement ahbituée à chercher sa nièce, je trouve du coup bizarre que son appartement soit dans un état tel qu'elle puisse même pas l'accueillir chez elle. Du coup finalement c'est pas si fréquent qu'elle aille la chercher...? Je trouve un peu bizarre de préférer l'emmener à la plage, par un temps où il a l'air de faire archi froid et venteux, pour une durée indéterminée car elle ne sait pas quand sa soeur sera en état de récupérer l'enfant... et le temps qu'elle aille la chercher il doit être 18h-18h30, donc moins l'heure du goûter que celle de bientôt manger un vrai repas, non ?
J'ai aussi relevé un petit i oublié : "C'est pas parce que tu as bien vielli " --> vieilli
Autrement je trouve que les évenements s'enchaînent bien, il n'y a rien qui déboule comme un cheveu sur la soupe et certaines tournures de phrases ont retenu mon attention positivement. Bravo pour ce premier chapitre !
(Ps : il manque un « de » au début du chapitre, à la phrase « je manque de lâcher mes livres »)
Bien vu pour la coquille ^^ Je t'avoue que la couleur du ciel c'est une coïncidence, je n'y avais pas pensé avant que tu le dises ! C'est vrai que j'en parle tout le temps x)
Je suis contente que les personnages soient efficaces, j'ai une affection particulière pour Zoé mais j'avais peur que la première personne soit pas efficace pour Aby... J'espère que tu aimeras la suite !