— La bibliothèque ferme ses portes dans moins de... cinq minutes…
Je suis seule, à la bibliothèque municipale de Bescherelle-sur-Mer, ma ville natale. Il n’y a que moi pour rester jusqu’à l’heure de la fermeture. Il n’y a que moi pour ne pas y voir les heures et les minutes s’écouler.
Cette bibliothèque, c’est un lieu cher à mon cœur. J’aime l’odeur des vieux manuscrits. Le doux bruit des pages feuilletées. Les récits des légendes des villes du Livre. Ma table préférée dans un coin reculé de l’établissement. L’accueil chaleureux de la bibliothécaire.
La voix de Madame Bouquine, cette bibliothécaire que j’affectionne tant, résonne à merveille grâce à son nouveau microphone pur-argenté. Elle est si gentille, Madame Bouquine. Entre deux lectures, elle me propose toujours un chocolat chaud à la cannelle ou bien à la fraise des bois. Elle est toujours de bon conseil, quand j’hésite à emprunter un ouvrage. Je ne sais pas ce que je ferai sans elle. Je passerai l’intégralité de mes journées au magasin de cookies, à mon avis.
— La bibliothèque ferme ses portes dans... quatre minutes…
J’ai l’impression que Madame Bouquine est pressée de fermer boutique, aujourd’hui. D’habitude, elle ne fait pas autant de rappels. Elle doit avoir un impératif quelque part. Nous ne sommes pas proches au point de nous confier l’une à l’autre sur nos emplois du temps respectifs. Même si le mien est plutôt vide : aller à l’école, lire un peu à la bibliothèque, rentrer à la maison pour préparer des pots de confiture. Et… c’est à peu près tout.
Sur Bescherelle-sur-Mer, l’école est obligatoire jusqu’à vingt ans. J’ai dix-neuf ans et huit mois. C’est donc ma dernière année scolaire. J’aime beaucoup Madame Poèse, mon enseigneuse. Cela me fait un peu peur de la quitter après tout ce temps. Je suis loin d’être prête à me jeter dans le monde des adultes. Je sais que je vais certainement continuer le commerce de pots de confiture que j’ai lancé avec ma mère. Mais, ce grand changement m’effraie malgré tout. C’est une page de mon livre existentiel qui va se tourner.
— Véra, tu rêveras plus tard. La bibliothèque ferme dans trois minutes. Inscris ton livre sur le registre d’emprunt et… sens-toi libre de t’en aller. Dans moins de... trois minutes. Trois minutes.
La fermeté dans la voix de Madame Bouquine me perturbe. J’ignore si elle est capable de m’enfermer dans la bibliothèque si je ne sors pas à temps. Je préfère ne pas prendre de risques. Je repose le livre que j’ai terminé, il y a une vingtaine de minutes de cela. Le titre, Les dragons de la Vaste Majuscule, brille sous les quelques faisceaux lumineux encore présents dans l’établissement. Je l’ai parcouru sans pour autant comprendre la présence des papillons qui traquent des dragons sur la couverture du livre. Je n’ai pas eu l’occasion de voyager en-dehors de Bescherelle-sur-Mer. Avant la fin de la scolarité, cela n’est pas très autorisé. Puis, ma mère ne me laissera jamais faire. Pour elle, il y a tout à Bescherelle-sur-Mer, pourquoi aller voir si la confiture est plus savoureuse ailleurs ?
— La bibliothèque ferme ses portes dans moins de... deux minutes…
La bibliothécaire n’a pas encore éteint toutes les lumières. Je me lève, en prenant soin de ranger le livre à sa place.
— Pardon, pardon, je ne voulais pas vous retarder… Excusez-moi… Pardon, pardon…
— Véra, cesse de t’excuser, sourit poliment Madame Bouquine. Tu perds une ou deux secondes à chaque fois.
— Chez moi, j’ai encore Géographie d’une Bescherelle-sur-Mer. J’en avais besoin pour mon évaluation de demain et… je l’ai oublié et…
— Tu le ramèneras plus tard. Je ne m’en fais pas. Allez, file !
Je la salue d’un rapide geste de la main.
— Passe une bonne soirée, Véra !
— La bonne soirée à vous également, Madame Bouquine.
Je me sens si pressée de sortir. J’ai peur de la fâcher si je la retarde.
Je me déplace machinalement. Je ne sais même pas comment j’ai fait pour trouver la porte de la sortie.
J’erre désormais dans la ville. La lumière du jour est encore vive. C’est donc qu’il n’est pas si tard que cela.
Je me retrouve au beau milieu de la place du marché. D’ici, il est possible de tout observer, de se souvenir de tout. C’est le cœur de Bescherelle-sur-Mer. J’y vois les stands près desquels je vends les pots de confiture avec ma mère. Je me souviens des chants choraux menés par Madame Poèse. Je me souviens des compliments que mon père me faisait sur mes robes à pois, quand j’étais encore petite.
De l’autre côté de la place, se trouve le restaurant le plus réputé de la ville : Chez Conjugaison. L’établissement, tout en briques mauve foncé, est connu pour proposer des plats à la fois raffinés et périmés. De mon point de vue, c’est sans doute la seule attraction de la ville. Quand mon père était encore parmi nous, nous y allions régulièrement. Il raffolait des poireaux moisis à la béchamel alors que ma mère se régalait d’un assortiment de poissons pas frais accompagnés d’arêtes croustillantes et caramélisées, le tout arrosé d’une sauce champignons et fruits rouges. Pour ma part, je m’arrangeais toujours pour ne pas avoir d’appétit à ce moment-là. Sinon, je restais à la maison en compagnie de Selvina, notre servante. Les produits périmés, ce n’est pas pour moi. Je préfère de loin les cookies. Ma mère pense même que je ne me nourris que de cela. Le magasin de cookies de Bescherelle-sur-Mer s’épanouit à quelques rues d’ici. On y déniche les meilleurs du monde ! Même si je n’ai goûté qu’à ceux de cette boutique bescherelloise.
En fouillant dans les poches avant de ma robe jaune à pois bleus, je retrouve de vieilles photographies de mon père. Je les range toujours à cet endroit. Toujours… C’est pour qu’il soit avec moi, où que j’aille. Sur l’une d’elles, il se tient fièrement devant une rampe d’escaliers. Ce que je préfère dans cette image, c’est son sourire rempli de fierté. Il m’émeut tellement. D’après la date au dos, la scène remonte à deux ans avant sa mort. La mention « Vaste M. » y figure en bas à droite. « Vaste M. » pour Vaste Majuscule ? Je sais qu’il y a de dangereux dragons, là-bas, dans cette terre désertique. Je n’imagine pas mon père affronter des dragons... Mais, je sais qu’il était un grand explorateur. Les Bescherellois voient d’un mauvais œil celles et ceux qui voyagent à l’extérieur de la ville. Ils y voient un manque de respect, un manque de stabilité, de loyauté. Mais, mon père rêvait d’explorer notre planète Littère dans son intégralité. Les villes du Livre n’avaient aucun secret pour lui. Tout se déroulait à merveille, jusqu’à son escapade sur ce maudit volcan qui s’est réveillé contre toute attente. Jusqu’à ce qu’il y tombe dedans. Jusqu’à ce qu’on nous annonce sa disparition, et son décès…
Je prends le temps de me poser sur un banc du parc municipal. Cela ne va pas plaire à ma mère. Elle ne veut pas que je reste dehors trop longtemps en fin de journée. Elle refuse que je perde une seconde de mon temps. Ce temps, je me l’accorde toute seule.
Je sors une deuxième photographie. L’unique trace de mon père et de moi. De nous. J’étais toute petite. Je devais avoir dans les deux ou trois ans. Malgré le teint bruni et vieilli de l’image, je peux encore discerner la robe verte à pois rouge que je portais ce jour-là. Ma mère m’a raconté que mon père aimait beaucoup me voir dans de telles robes.
— Madameuh ! Madameuh !
Je regarde tout autour de moi. Des rangées de tulipes grises et bleu-vert. Des buissons. Je ne vois personne.
— Madameuh ! Madameuh !
Apparaît alors une femme étrange agitant les bras, au pas tranquille, qui me fixe du regard.
— Madameuh ! Madameuh !
Quelques mètres nous séparent, maintenant. Je ne la connais pas. Je suis même certaine de ne l’avoir jamais vue auparavant.
— Madameuh ! Madameuh !
J’ignore pourquoi elle s’acharne à m’interpeller de la sorte…
En tous cas malgré la tristesse du sujet ça restait amusant et naïf à lire, j'ai surtout ri ! Le restaurant de produits périmés est une vraie trouvaille, je ne m'y attendais pas, j'étais pas prête :D
De façon globale, l'univers est hyper drôle (les noms, la façon dont c'est décrit...) !
Je savais que le concept de Chez Conjugaison pouvait plaire. Je tiens peut-être quelque chose pour révolutionner la gastronomie.
Le début est non seulement fascinant, mais il y a l’ambition d’une intrigue sous le masque des images hhh.
En tout cas une lecture très agréable. Merci !