1 - Belladone : La morsure de la nuit

Notes de l’auteur : Bonjour ! Je re-publie cette histoire, qui est passée par 15K re-façonnages... mais je pense ENFIN avoir trouvé la bonne combine... qui se solde par un changement de genre du personnage principal ! Ce roman me tient très à cœur, alors vos retours me seront très précieux :) Merci ^^

Cornélia tombait, et la créature suivait.

Ses bras, empêtrés dans les multiples couches de ses vêtements, remuaient dans le vide à la recherche d’un appui. Un arbre. Une branche. N’importe quoi. Mais la forêt se trouvait loin, très loin en dessous d’elle. Et elle s’en rapprochait à une allure effrayante.

— Cours, idiote !

La lune céda sa place au soleil. C’était le milieu de l’après-midi. Il faisait beau. Un peu lourd, même, pour une fin de septembre. Un horizon de gratte-ciels remplaça la marée de conifères à la vitesse d’un battement de cils. Plus d’estomac soulevé par la perte d’altitude. Plus de sanglots étouffés par les bourrasques ou par la cascade de boucles ébène qui claquait contre ses joues. Quand le pétillement sous ses paupières se dissipa, Cornélia foulait la terre caoutchouteuse d’une piste d’athlétisme, ses orteils recroquevillés contre l’intérieur de ses baskets. La main d’un camarade de classe comprimait la sienne autour d’un bâton de plastique rouge. Il lui passait – ou du moins, essayait de lui passer – le témoin de relais.

— Tu attends quoi ? beugla-t-il. Fonce !

Le grand blond ponctua son ordre en la poussant dans le dos. Cornélia accusa le choc, les muscles parcourus par une impulsion électrique. La course… Comment avait-elle pu se laisser distraire dans un moment pareil ? Le jour de l’évaluation, en plus !

Éparpillés sur le terrain, les trois garçons de son équipe pestaient dans un brouhaha incompréhensible, mais leurs gestes et les grimaces qui animaient leurs visages bouffis d’épuisement traduisaient leur exaspération. Leurs concurrents se trouvaient déjà loin devant. Cornélia n’avait pas démarré à temps et par sa faute, c’était leur bulletin qui en pâtirait.

Les battements de son cœur accélérèrent en flèche dès les premiers rebonds de ses pieds sur le circuit. Elle devait absolument réduire la distance. Malgré son départ raté, cela restait dans ses cordes. Car Cornélia se défendait bien, quand elle ne rêvassait pas. C’est pour cette raison que les autres lui cédaient souvent la dernière place, la plus proche de la ligne d’arrivée. Dans les autres disciplines, le professeur Yaman la trouvait plutôt moyenne, voir moyenne mauvaise, mais pour ce qui relevait de la rapidité, elle était censée bien se débrouiller.

Selon Thomas – sans doute le meilleur sportif de cette classe – les petits allaient toujours plus vite que les grands. Puisque Cornélia se situait entre le nez et le menton de la plupart de ses camarades, elle ne pouvait se permettre de réfuter sa théorie. Et si elle voulait s’en sortir vivante après le sale tour qu’elle venait de jouer au champion et à ses acolytes, elle avait intérêt à se ressaisir. C’étaient eux, les premiers choisis pour constituer les équipes, au sport. C’étaient eux qui occupaient le centre de la cour, pendant les pauses. C’étaient eux qui avaient la meilleure table, à la cantine. Le groupe des costauds de service n’acceptait pas n’importe qui, justement pour ne pas se retrouver couvert de honte à la première occasion venue.

Au fond, l’adolescente se fichait bien de ne pas les compter parmi ses amis. Elle y ferait d’ailleurs un peu tache, dans ce cercle, avec ses bras tout fins, son poids plume et sa voix que les autres n’entendaient jamais. Et de toute façon, de quoi parleraient-ils avec elle ? Ce n’était pas comme si elle les intéressait – et elle ne s’intéressait pas franchement à eux. Car Cornélia avait des passions bien à elle : la photographie, les plantes, photographier des plantes, entre autres. Jusqu’à aujourd’hui, et depuis trois ans à grandir auprès des mêmes personnes, elle n’avait pas encore trouvé quelqu’un qui partageait ses goûts, mais cela ne lui manquait pas. Un jardin secret, c’était fait pour rester secret, non ? Au moins, elle restait en paix. Pas de problèmes de rivalités, de jalousies, de médisances dans son dos. La tranquillité, au collège, était une ressource rare. Tout ce qu’elle voulait, c’était que les brutes de sa classe ne se braquent pas contre elle… ce qui semblait mal parti. Fille ou pas, Thomas et sa bande n’auraient aucune pitié. Pour eux, Cornélia ne comptait pas vraiment comme une fille. Elle ne traînait pas avec les filles. Mais ce n’était pas non plus un garçon manqué. Non, vraiment ; quand on pensait à la Troisième Quatre, c’était les uns, les autres, et Cornélia quelque part, au milieu de tout ça.

Les élèves des couloirs voisins se rapprochaient alors qu’elle amplifiait ses foulées. Objectif droit devant. Derrière l’ultime rangée de plots fluorescents, le professeur Yaman, aussi tendu que s’il passait lui-même l’épreuve, les encourageait en agitant son chronomètre. Cornélia dépassa le dernier du peloton à la hauteur des gradins, pour le plus grand plaisir des spectateurs. Des cris fusaient depuis le bord de la piste, où les groupes déjà évalués terminaient leurs bouteilles d’eau et essuyaient leurs fronts dégoulinants de sueur. Certains gisaient dans l’herbe rase ou sur les bancs de touche, gémissant comme s’ils venaient de survivre au combat de leur vie. D’autres encourageaient l’équipe de Thomas plus fort que leurs cordes vocales ne devraient le leur permettre.

Le faux départ de Cornélia avait suscité un intérêt tout particulier, mais elle n’entendait que les souffles rauques de la bête au plus près de ses tympans.

En une fraction de seconde, un écran de brouillard troubla sa vision et enveloppa ses membres. Un craquement de sa cheville la ramena aussitôt dans la course. Heureusement, son pas de travers ne l’envoya pas le nez dans la poussière. Plus de peur que de mal ; c’était juste un déséquilibre.

— Concentre-toi, Fauvet ! tonna monsieur Yaman après un coup de sifflet.

Facile à dire. Elle voudrait bien rester sur terre, mais c’était plus fort qu’elle. Quand ses pensées se mettaient à tourbillonner, elles finissaient par prendre toute la place jusqu’à lui faire oublier qu’au-delà de son cerveau, la vie continuait sans elle.

Il suffisait qu’elle essaie d’arrêter de réfléchir pour que les ténèbres reviennent à l’assaut.

Un râle guttural vibrait à travers la nuit. Des griffes acérées déchiraient les nuages qu’elle venait de traverser. Suivirent des pattes épaisses comme des troncs d’arbres et terminées de serres assez larges pour broyer une tête. Une dizaine de doigts crochus filait à sa poursuite, remuait et s’agitait pour la saisir, mais Cornélia se rapprochait trop vite de la terre. Déjà, les étoiles avaient disparu sous un rideau de pluie glacée. Les ailes démesurées de la bête ne parvenaient pas à rivaliser avec la pesanteur. Des volutes de buée s’échappaient de sa gueule grande ouverte où luisaient deux rangées de crocs.

Cornélia secoua la tête. Ce n’était pas réel ! Qui s’effrayait encore des monstres à son âge ? Elle en aurait presque honte, si c’était le moment d’y réfléchir. Mais dans l’instant, tout ce qu’elle avait à faire, c’était garder le rythme. Se focaliser sur le gonflement de ses poumons dans sa cage thoracique et sur le martèlement régulier de ses semelles contre la piste. Elle sentait la caresse du vent et le frottement de la chasuble sur sa peau. Elle percevait les applaudissements surexcités et les pulsations effrénées de sa poitrine. Le sang affluait de ses tempes jusqu’au bout de ses doigts moites comprimés sur le témoin. En rassemblant ses forces, peut-être parviendrait-elle à se hisser à la troisième place… ?

L’effort arrachait des plumes à la créature aux soupirs de plus en plus rapides. Plus près. Toujours plus près. Presque assez près pour le dévorer. Sa victime grimaçait sous les éclaboussures de salive souillée d’hémoglobine. Son haleine aux relents de viande putréfiée lui provoqua un haut-le-cœur.

Cornélia écarquilla les yeux. Quel genre de cauchemars hantaient les gens bien réveillés ? Il ne restait plus qu’une solution : arrêter de cligner des paupières. Ouvertes, elle s’approchait de la ligne fatidique. Closes, la silhouette difforme l’entourait de ses ailes. Ouvertes à nouveau, elle voyait les démarcations blanches des couloirs tanguer. Fermées, la gueule du monstre s’ouvrait à la taille de son visage. Une brûlure acide irradiait de ses tripes jusqu’à sa gorge.

Le premier garçon passa la ligne d’arrivée moins d’une enjambée avant le second. Une fille, ensuite, lui vola le bronze. Le dernier fonça comme une flèche pour rattraper son retard, et retrouva sa place de quatrième. Quelques mètres derrière lui, Cornélia avait cessé de courir. Le témoin rouge traça un arc de cercle sur les bandes adhésives de la piste, arrêté un peu plus loin par la semelle de Thomas. Ses yeux d’un bleu perçant cherchèrent ceux de son équipière, dissimulés sous sa touffe en bataille.

— T’es sérieuse, là… ? Je te jure que si Yaman pourrit notre bulletin à cause de toi…

Cornélia voulut répondre, s’excuser, dire qu’elle ne savait pas ce qui lui prenait, mais une vive douleur lui comprima les tempes. Son corps plia en deux. Ses phalanges mates blanchies sur la bordure de son short, elle tenta de combler son essoufflement par de grandes goulées d’air tiède. Sous les mèches humides qui lui collaient aux joues, l’adolescente entrevit une ombre massive engloutir celle de Thomas, puis la sienne.

— Hé, marmonna M. Yaman dans sa moustache, tu vas bien ?

Seul un sifflement erratique passa la barrière de ses lèvres. Elle toussa, les épaules contractées par ses hoquets. Un attroupement de collégiens se formait autour d’elle, maintenu à distance par le professeur dont les rides du front se creusaient d’inquiétude. Mais elle les entendait chuchoter dans les oreilles de leurs voisins. Les messes basses, les grommellements de Thomas, les questions de M. Yaman, la brise, leurs respirations. Elle entendait tout. Elle croirait entendre les pulsions dans leurs artères. Tout se confondait dans un capharnaüm insupportable. Et la créature, cet oiseau à la gueule de loup traquait encore sa proie. Elle ne la voyait plus mais elle sentait, même si elle savait que c’était impossible, que l’animal rôdait encore quelque part, dans un coin de son esprit. Elle diffusait une peur latente, indicible, un poison fantôme dans ses veines.

— Cornélia ? Tu m’entends ? Respire…

Sa tête lui tournait. Tous ses membres tremblaient sous le manque d’oxygène. Elle avait l’impression qu’elle allait recracher son cœur. Ce n’était pas de l’épuisement. C’était de la panique.

— Cornélia !

Le sol se déroba sous ses pieds. Sa vision s’obscurcit.

Et tout à coup, le silence.

La bête avait cessé de hurler.

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Grumpy_Pandora
Posté le 02/08/2025
Coucou !
Elle m'a l'air bien sympathique cette histoire, j'ai bien aimé ce premier chapitre. Le début tout de suite dans l'action est prenant. Par contre j'ai eu l'impression que c'était parfois un poil sur-expliqué, notamment la relation entre Thomas et Cornélia et la place de cette dernière parmi ses camarades. C'est assez classique en soi, et on passe un peu trop de temps dessus je trouve... Bon après, ça n'est que mon ressenti.
Un autre chose que j'ai noté c'est la salive "souillée d'hémoglobine", j'ai l'impression que remplacer hémoglobine par sang serait plus efficace. On m'a toujours dit de choisir les mots les plus simples comparés aux plus complexes, qui seraient peut-être moins évocateurs ? Enfaite, l'hémoglobine c'est juste un composant du sang et ça me donne l'impression que la distinction est importante, alors que pas vraiment.

Sinon voilà, j'aime bien le nom de la prota, ça me rappelle Anne dans Anne with an E (je sais pas si tu connais, Anne rêve de s'appeler Cordélia) et ça me fait sourire à chaque fois.
Je lis la suite quand j'ai le temps ! :)
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