Judy essayait de retirer un rouage d’une montre dysfonctionnelle avec la pince que son père lui avait donnée, mais le minuscule morceau de métal lui échappait à chaque fois. Elle se mordit la lèvre d’énervement :
— Mais tu vas sortir, nom de…
La porte de l’horlogerie se mit soudain à tintinnabuler. Judy releva brusquement la tête. La lumière frontale coincée sur son front lui tomba dans les yeux et elle manqua de trébucher en arrière avec son tabouret. Elle enleva la frontale remplie de feu-follets et la laissa pendre sur son cou, avant de se redresser pour voir les clients.
Une grande femme aux cheveux ramenés dans un chignon, s’avançait vers le fond de la boutique. Une jeune fille, aux traits ciselés et au nez busqué, guère plus âgée que Judy, la suivait. Ses cheveux ondulés étaient d’un blond fascinant. Elles étaient toutes deux drapés de manteaux bruns et verts, assortis à leurs iris de toute évidence, comme le tablier de travail noir, poussiéreux et graisseux de Judy, à la différence que leurs habits les mettaient en valeur.
Judy haussa un sourcil.
Je parie qu’elles ne daigneront pas me dire bonjour. Un regard serait trop demander.
Pourquoi perdait-elle son temps à les observer ? Elles connaissaient déjà le chemin vers le bureau de son père. Elles venaient souvent pour faire réparer leur babiole luxueuse. La dernière fois, c’était quoi ? Un sextant. Comme si elles allaient prendre un jour la mer !
Judy les observait parce qu’elles la fascinaient. Elle pourrait penser ce qu’elle veut : elles avaient tout ce qu’elle n’avait pas : un logement à la surface – au centre-ville certainement –, du charme et par-dessus tout une connexion à l’un des quatre éléments.
La jeune fille blonde tourna soudain la tête vers le comptoir où Judy se tenait. Surprise, Judy lâcha la loupe de bijoutier qu’elle avait à la main. La loupe roula sur la planche de bois et tomba dans un bruit mat sous le comptoir.
— Merde, marmonna-t-elle en s’accroupissant.
Lorsqu’elle regagna le haut de son tabouret, les deux femmes étaient dans le bureau de son père. Elle entendait les bribes de leur discussion. Elle soupira. Pour quelle idiote elle devait passer…
Elle colla la loupe à son œil. Le petit rouage vicieux n’allait pas s’en tirer à si bon compte. La porte d’entrée sonna à nouveau. Quel trafic aujourd’hui. Son père était peut-être le meilleur horloger de toute la galerie mais tout de même, ses clients lui permettaient à peine d’arrondir ses fins de mois. Judy ne se fit pas avoir une seconde fois : elle enleva la lampe avant de lever la tête.
Oh non.
Ce n’était pas un client cette fois. Sigmund Mauser ôta son chapeau et s’avança droit vers le comptoir une liasse de lettres entre ses mains. En parlant de fin de mois, la voilà, la facture.
— Mon père est très occupé, ça va être compliqué de…
— Judy, la coupa Sigmund, ton col est de travers.
Bientôt ce serait le coup de la chemise mal repassée (pas repassée, en vérité).
— Et puis, cette chemise, combien de fois je te l’ai dit ? C’est inacceptable. J’espère que le jour où tu seras admise au Cabinet des Inventions, tu sauras mieux t’habiller.
Dans le mille.
Une moue désespérée envahit son visage rectangulaire. Il épousseta machinalement son costume de député du Parlement d’Edelweïss bien repassé. Il se prenait pour sa nounou depuis le moment où il avait appris qu’elle n’avait plus de mère, quand elle avait cinq ans. Ce devait d’ailleurs être par pitié de ce pauvre veuf avec un enfant en bas-âge qu’il avait accepté de leur louer cette grotte dans le tunnel principal des galeries des Doigts de fées. Sinon il aurait fallu être complètement stupide pour espérer qu’ils puissent venir à bout du loyer qu’ils lui devaient chaque mois. Cette grotte qui aurait dû être leur « maison » était devenue « l’horlogerie », et ce n’était toujours pas assez.
— Monsieur Mauser, j’ai seize ans.
Et je n’irai jamais au Cabinet des Inventions. Je vise un avenir plus ambitieux. Passer ma vie à astiquer les inventions des autres, très peu pour moi. Seize ans, c’est l’âge d’entrer à Otaïla.
— Et cela te dispense de bien te vêtir ? Allons. Où est ton père ?
— En réunion. Je vous ai dit : il est très occupé.
Allez-vous-en.
— Bon, eh bien, je vais attendre.
Il regarda sa montre, une Sobbendorf rutilante (cette marque de montre coûtait un bras, Judy le savait pour en avoir réparée plus d’une). Onze heures quarante. Apparemment, il n’était pas pressé de rentrer manger, malgré, on le devinait à sa mallette remplie de paperasse, sa matinée chargée au Parlement. La facture impayée devait avoir de sacrés zéros au popotin. Judy se massa les tempes. Ils allaient bientôt devoir déménager dans les banlieues qui puent la mort. Et là, plus de « bourgeois ». Même si elle ne les aimait pas, elle savait que fréquenter ces gens-là était sa seule issue et sa seule chance d’intégrer Otaïla, la grande école des Connectés.
Sigmund s’installa sur un fauteuil et sortit le journal qu’il avait toujours rangé dans l’une de ses poches. Sa tête chauve disparut derrière la une. Le Petit Océo’. LUNAÉ TRAVEL, L’UNE DES CÉLÈBRES MENTORS D’OTAÏLA, SE REND À LA CAPITALE POUR UN DISCOURS CONTRE LA MONTÉE EN PUISSANCE DES LOMBRICS.
— C’est vrai ça ?
— Pardon ?
Sigmund baissa le journal.
— La professeure d’Otaïla.
Elle lui montra du doigt le journal comme si c’était flagrant.
— Ah ça. Que des mots, du vent, si tu veux mon avis. Les Lombrics deviennent plus forts chaque jour et le gouvernement ne fait rien : ils se croient invincibles, ces Connectés. Ils parlent, c’est bien tout, je le crains.
Les discours défaitistes, c’était l’une des caractéristiques de M. Mauser.
— Et, c’est quand ce discours ? demanda-t-elle en espérant que Sigmund n’y développerait aucun soupçon.
— Il me semble que c’était aujourd’hui. (Nouveau coup d’œil à sa montre.) Enfin, c’est aujourd’hui puisqu’il n’est pas encore seize heures.
— Aujourd’hui ? faillit s’étouffer Judy.
Il fallait absolument qu’elle trouve un moyen de s’y rendre. Mais son père n’accepterait jamais…
— Monsieur Mauser, je vous dérange encore quelques petites secondes : vous retournez en ville cet après-midi, n’est-ce pas ?
Cette fois, la suspicion plissa son regard.
— Ne me dis pas que tu veux assister à ce déluge de belles paroles.
Judy haussa innocemment les épaules.
Leur conversation s’arrêta net lorsque la femme et sa fille sortir du bureau de son père.
— Ce sera prêt pour la semaine prochaine.
— Sans faute, monsieur Blyton.
La femme reboutonna son manteau avant de sortir avec un bref « au revoir ». Sa fille la suivit, le pas cependant moins pressé. Ses yeux vert d’eau semblaient absorber chaque détail de la boutique, transpercer les murs et lorsqu’il se posa sur Judy, elle eut l’impression d’être un livre ouvert.
Judy se détourna vivement. La porte tintinnabula. Pourquoi n’était-elle pas capable de soutenir le maudit regard de ces gens-là ? Pourquoi se sentait-elle toujours aussi… moins ?
— Gaspard Blyton, enfin ! s’écria Sigmund.
Son père émit un soupir consterné qu’il dissimula au dernier moment par une petite toux. Il massa l’arête de son nez de corbeau. Judy savait ce qu’il ressentait : la journée risquait d’être longue.
— Entrez dans mon bureau, M. Mauser, je vous rejoins dans un instant.
Il passa devant le comptoir et disparut dans les escaliers – si on pouvait appeler ça des escaliers (penchés comme ils étaient, ils porteraient mieux le nom d’échelle) – qui menait dans leur lieu de vie, pompeusement appelé (lui aussi) salon. Il y avait aussi la cuisine et deux autres placards assez grands pour être aménagés en tant que chambres. Tout portait mal son nom dans cette grotte. Même la fenêtre – et ils avaient de la chance d’en avoir une – ne méritait pas son titre.
Le petit trou dans la roche montrait à peine le soleil qui se décomposait en plusieurs faisceaux lumineux à cause de la brume. L’un d’eux venait s’échouer sur sa main. Le vent glissait sur les parois de la falaise du mont Edel et portait le bruit du rugissement des cascades.
Judy tourna le dos à cette fourbe tentation. Mais le soleil avait raison : elle en avait marre de moisir dans une cave.
Sigmund s’éclipsa à midi pile. Il avait été expéditif – il disait partir en vacances à Roche-Lieu le lendemain, ce qui expliquait tout – et les rides entre les sourcils de son père ne présageait rien de bon. Judy se doutait que ce n’était pas la jalousie de ne pas prendre de vacances qui le tracassait. Le repas s’annonçait appétissant : en plus des mauvaises nouvelles qui traînaient entre le pot de moutarde, elle et son père, il n’y avait plus que trois pauvres patates dans la boîte à restes.
— Tu peux tout manger. De toute façon, je n’ai pas faim.
— Mmm, fit Judy, dans l’expectative d’une parole. Bon, allez, qu’est-ce qu’il a dit ?
Son père osa enfin la regarder dans les yeux.
— On va devoir déménager. Dans deux mois, au plus tard. Sigmund nous a trouvé des locaux à prix défiant toute concurrence qui ont l’air pas mal, à la surface, dans les banlieues du Nord.
Les banlieues du Nord étaient connues pour leur insalubrité et leur problème de caniveaux. Une perspective qui ne l’enchantait guère. Mais voilà, si les lieux étaient dégoûtants, ils étaient aussi réputés pour être calmes, sans histoires. Là-bas, il n’y avait que des Déconnectés – et personne n’embêtait les Déconnectés, surtout quand ils étaient entre eux. Et puis, c’était à l’air libre.
— On va faire comment ? Je n’irai jamais au Cabinet des Inventions si on va là-bas.
À l’expression de son père, elle comprit que son avenir serait encore plus limité qu’elle ne l’avait toujours cru.
— Je ne veux pas devenir horlogère !
— C’est la seule solution.
— Papa !
Elle repoussa sa chaise et la boîte trembla. Les pommes de terre ne payaient pas de mine. C’était décidé. Elle irait voir ce discours et elle irait voir la mentore.
— Pourquoi tu ne veux pas que je m’éveille ?
— Judy, l’avertit son père, ne commence pas. Tu sais très bien pourquoi.
— J’ai jamais vu l’ombre d’un seul Lombric depuis que je suis née. Tu crois qu’ils vont venir me chercher, moi, alors que, des Connectés grouillent les rues de la capitale ? Tiens, d’ailleurs, les deux bourgeoises qui sont venues, c’en était, non ? Et elles ont l’air de bien se porter !
— Les crimes contre les Connectés se multiplient, peu importe qui tu es, peu importe où tu te trouves. Ils sont là, même si tu ne les voies pas. D’ailleurs, quitter les galeries est la meilleure chose que nous pouvons faire, avec ou sans argent. Sigmund nous offre-là une issue.
Une proposition d’emprisonnement, plutôt.
— Pour quelle raison penses-tu qu’on ne voit presque jamais la garde verte aux Doigts de fée ?
— Parce qu’il n’y a pas de problème, marmonna Judy.
— Parce que les Lombrics en ont fait leur place forte. Pour la garde verte, s’introduire ici, c’est se livrer mains liées dans l’antre du loup. Ils doivent planifier méticuleusement chacune de leurs missions.
Son cœur se froissait dans sa poitrine. Quand elle avait sept ans, elle avait dessiné les Tours d’Otaïla en mettant en relief l’eau qui coulait le long de leur mur, comme les cascades roulaient sur les falaises du mont dans lequel elle était coincée. Elle avait dessiné un petit bonhomme aux cheveux et aux yeux noirs à l’une de ses fenêtres. Comme elle. Mais ce ne serait jamais elle.
— Pourquoi les Lombrics en veulent-ils autant aux Connectés ?
— Tu vois la banlieue Nord ? Tu as ta réponse. Les Connectés oppressent les Déco.
Judy recula vers les escaliers.
— Je vais faire un tour au marché.
— N’achète pas de sottises. Et si tu peux, n’achète rien, dit son père en réajustant sa monture.
Il allait lire ses bouquins sur la mer, à défaut d’y aller lui-même, jusqu’à quatorze heures où il l’appellerait pour réparer une nouvelle fournée d’objets mécaniques.
— Oui, marmonna Judy.
Elle pinça les sous recroquevillés dans sa poche. Pas de quoi se payer un aller-retour au centre-ville mais assez pour s’acheter une ou deux babioles au marché des Doigts de fée. Doigts de fée. Elle faisait partie des galeries des Doigts de fée en tant qu’artisan, mais elle n’avait rien d’une Doigt de fée. Le rouage de ce matin était toujours en train roupiller au fond de la montre de son client.
La rue était illuminée par des petits feux de la taille d’un poing ; ils flottaient, poussés par les courants d’air ou au gré des passants, qui s’en servaient pour s’éclairer dans les ruelles désertes. En ce moment, ils dégageaient une lumière jaune, mais lorsque venait le soir, ils se teintaient de bleu. La nuit dans les galeries était glaciale.
Judy sauta par-dessus une flaque, creusée par la formation de stalagmites tout autour. Le plafond était constellé de stalactites, collées les unes aux autres tels les fanons des baleines. Elle se glissa dans le courant des va-et-vient des artisans et des clients, des murmures et les cris des plus marchands d’entre eux pour attirer l’attention sur leurs produits.
D’ailleurs, l’une des voix articulait son nom.
— Hé, Blyton !
Judy se retourna.
— Aaah, dit Mémé, une cigarette entre l’index et le majeur. Ça fait plaisir de te voir. C’est quoi cette tronche d’enterrement ? Tu t’es levée du pied gauche, ce matin ?
Mémé lui fit un clin d’œil derrière sa masse de cheveux gris tarabiscotés. La fumée qui l’enveloppait avait une odeur âcre d’encens. Des herbes aux propriétés aussi douteuses que leur odeur. Peut-être répréhensibles de mois prison, mais ici, aux Doigts de fée, l’illégalité faisait souvent la norme.
— Mmm, fit Judy en s’arrêtant devant son étal surchargé d’armures anti-feu.
— Quoi ? Ne me dis pas que tu es aussi gauchère. Du pied droit, alors ?
Judy souleva une paire de gants fait d’une matière qui ressemblait à du cuir et marmonna sans conviction :
— Non, c’est pire qu’une histoire de pied, Mémé.
— Arrête de m’appeler Mémé, ça me vieillit.
— Excusez-moi madame Mélaine Gimotto.
Mais ce cuir-là ne prenait pas feu. Il permettait aux Connectés du Feu débutants de ne pas se brûler lors de leurs expérimentations.
— Tu les veux ?
— Malheureusement, je ne maîtrise pas le Feu. Ça me sera complètement inutile.
Elle les reposa, trop sèchement à son goût. Avant de suspendre son geste et de les reprendre, les glissant dans un pan de sa veste. Ne savait-on jamais…
— Dis-moi ce qui te taraude, ma grande ?
Ma grande. Combien de fois lui avait-elle dit de ne plus l’appeler comme ça ? Pour la peine, elle continuerait de l’appeler Mémé ; une excuse pour combler le vide que lui laissait la grand-mère qu’elle n’avait jamais eue… Elle chassa de ses pensées le nuage noir de manque qui voulait l’assaillir.
— On déménage dans un mois, dit-elle.
Mémé se poussa derrière son stand et tapota la place à côté d’elle sur le banc.
— Viens t’asseoir, j’ai quelque chose à te montrer.
Qu’est-ce qu’elle lui réservait cette fois ? Après le grand Manuel des sacs à prout, elle allait lui offrir le coussin péteur dernier cri ? Ce ne serait pas surprenant de la part de Mémé, malgré ses soixante ans, de faire ce genre de blague.
Mais quand Mémé ouvrit un vieux recueil de contes, elle resta sans voix. Où se trouvait la supercherie ?
— Y en a pas.
— Mémé, tu es insupportable quand tu te mets à faire semblant de lire dans la tête des gens. J’espère que tu ne vas me prendre les mains pour me lire une nouvelle fois un avenir désastreux.
— J’adore ça mais pas aujourd’hui malheureusement. Je suis sérieuse aujourd’hui, Judy. Voilà ce que j’ai dégoté au centre-ville, hier matin. Ça en jette, hein ?
Contes et légendes d’Océotanie.
— Il y a la légende des Clastfov ? demanda Judy, pleine d’espoir.
C’était l’histoire des premiers Connectés. Judy n’attendait que de pouvoir la lire pour, à son tour, trouver le chemin de l’éveil.
— Judy, tu me prends pour qui ? Je l’ai acheté pour ça !
Judy lui prit le livre des mains.
— Quelle page ?
— Six.
Où Léna et Yeird Clastfov renversèrent le prince des sangs.
Il était une fois trois grands dirigeants. Le premier était un roi et était à la tête du royaume d’Audal. Il possédait le Nord du continent : les Terres Audaliennes. Le deuxième administrait l’empire des Calamités du Sud-Ouest – des Terres puissantes mais souvent sujettes aux catastrophes naturelles. Le troisième était une principauté dirigée par le prince Claudius. On appelait son territoire les Terres de Creux, recouvert par les montagnes et de larges cratères herbeux. Son territoire était petit et sa grande ambition était de conquérir le reste de l’Océotanie, par la violence et la haine.
Le prince de Creux devint le prince des sangs. Il déclara la guerre aux Calamités et aux Terres Audaliennes. Malgré la petitesse de son territoire, son armée était gigantesque, si bien que les peuples pacifiques du Nord et du Sud-Est même alliés eurent du mal à le combattre.
Léna et Yeird, deux guerriers frères et sœurs des Calamités, voyant la perte de l’empire imminente, partirent en quête des Esprits primitifs. On dit que les Esprits, entendant leur histoire, leur firent don d’un pouvoir : celui de donner à l’humanité la capacité de se connecter à leur élément complémentaire et de léguer ensuite cette capacité à leur descendant.
Ce pouvoir fut appelé la Lumière.
De retour, retrouvant leur patrie à feu et à sang, ils donnèrent les connexions aux survivants de l’empire des Calamités [CA5] et du royaume d’Audal puis s’envolèrent quelques mois plus tard, emportant avec eux les secrets de la Lumière. Yeird mourut au combat et laissa une veuve et trois enfants, son héroïsme comme seule consolation et Léna disparut dans la montagne, à tout jamais.
L’empire des Calamités et le royaume Audalien sauvèrent leurs terres. Le prince des sangs fut soumis et la principauté tomba aux mains de son fils avec qui les Calamités et le royaume Audalien formulèrent un serment de non-agression lié par leur connexion aux Esprits. S’il décidait à nouveau d’envahir un territoire qui n’était pas le sien, la principauté deviendrait province du royaume et de l’empire.
Les trois Terres aujourd’hui ont sensiblement les mêmes frontières et si empire, principauté et royaume n’existent plus, les Terres ont chacune gardé leur nom.
Les connexions étaient donc nées d’une guerre ? Judy avait déjà entendu la légende mais comment admettre qu’une partie de la population avait été privée de ce fabuleux don ?
— Mémé, dit-elle lentement, est-ce qu’on peut savoir si l’on fait partie des Connectés ou des Déconnectés ? J’ai bientôt seize ans. Si je dois m’éveiller, c’est maintenant, sinon ce sera trop tard… Et je deviendrai Déconnectée sans l’avoir jamais su…
— Il existe des légendes…
Judy connaissait les légendes. Ce qu’elle voulait savoir, c’était ce qui était vrai.
— Oui, le monocle d’Aulone.
Qui permettait de voir, selon les dires de son inventeur – Aulone, un scientifique barjot – les flux élémentaires, c’est-à-dire, les Esprits et les connexions qui reliaient les humains à eux. Et donc de voir si, oui ou non, elle était connectée, à défaut de connaître son arbre généalogique qui n’allait pas plus loin que sa défunte mère – Isabel Blyton – et son père mutique. Parfois, elle essayait d’imaginer sa mère à partir de son propre reflet. Elle devait avoir la même peau mate, les mêmes yeux noirs, la même mâchoire anguleuse… En fait, tout ce qui n’était pas de son père devait forcément venir de sa mère, non ?
— Mais comme tu l’as dit, ce ne sont que des légendes, soupira Judy. Elles ne doivent même plus exister aujourd’hui, si elles ont existé un jour, bien entendu.
Elle referma le livre et le posa sur l’étal. Elle pointa Mémé du doigt qui jetait un coup d’œil discret à sa montre à gousset, attachée par une chaînette métallique à sa veste élimée. C’était une invention de son père. Ce n’était pas une montre avec un cadran circulaire et des aiguilles mais un petit instrument oblong qui donnait l’heure avec des chiffres inscrits sur des fines lamelles qui défilaient à chaque minute, poussé par le feuillet suivant. Son père n’avait jamais voulu présenter son prototype au Cabinet des Inventions.
— Toi, tu es connectée au Feu. Apprends-moi à m’éveiller ce ne doit pas être si compliqué !
— Judy, je te l’ai déjà dit, personne ne peut t’apprendre à t’éveiller. Ça viendra à toi comme une évidence, le jour où l’esprit qui est connecté à toi te trouvera. Et pour cela, tu dois t’ouvrir à lui. C’est ça, s’éveiller.
Mémé était tellement prévisible. Toujours des radotages, rien qui ne puisse l’aider, vraiment. S’ouvrir ? C’était facile à dire quand on avait déjà tout réussi.
— Dis-moi, si je te prends les gants que tu voulais me filer – j’imagine que tu fais une promo et donc que je peux te les acheter – tu penses que je pourrais les vendre moi-même à quel prix, avec un chouya de persuasion ?
— Pas d’argent avec moi : tu peux prendre les gants. En revanche, interdiction de les revendre. Tu veux combien ?
— Un aller-retour pour le centre-ville. J’ai loupé Sigmund Mauser alors je n’ai plus vraiment le choix que de trouver de l’argent quelque part. Tu m’excuseras ?
Mémé eut un rire.
— Tu ne changeras jamais. Ton père devrait s’arracher les cheveux d’avoir une fille aussi têtue !
— Je me fiche bien qu’il n’approuve pas mon idée de devenir Maître élémentaire. Lui, tout ce qui l’inquiète c’est que je devienne horlogère !
Mémé se mit à rire franchement et longuement.
— Mais quoi ?
— Tiens va, quatre demi-edels. Je préfère te voir Connectée désargentée qu’horlogère des banlieues Nord. Avec ta dextérité et ta rapidité hors norme, même un fou ne te filerait pas sa montre, aux risques de ne plus pouvoir lire l’heure pendant un siècle.
— Haha, excellent, marmonna Judy en s’éloignant. Je te rembourserai… un jour.
Puis après un instant de suspens :
— Le jour où tu me diras à quel point je suis une Connectée prometteuse.
Et elle s’engagea dans le vaste dédale de tunnel jusqu’à la sortie Est. La plus courte mais la plus étroite jusqu’au téléphérique. Elle crut entendre Mémé lui répondre :
— Je te le dirai le jour où tu me le prouveras.
Ne t’inquiète pas, je vais te le prouver. J’y cours même.
Elle serra dans sa poche les demi-edels de son aller sans retour vers la liberté.