La dernière fois

Notes de l’auteur : Premier jet en réécriture, un petit peu rafistolé par-ci par-là. Bonne lecture !

Autrefois, j’étais connectée à l’Eau. Je pouvais troubler la surface d’un étang de vaguelettes en l’observant, arrêter la pluie avant qu’elle ne touche mes cheveux, je pouvais... Mais cet instant est révolu. La lumière qui me connectait à l’Eau s’est dissipée, avalée par l’anti-lumière, ou autrement dit « l’anti-lumière ». Cette force rompt les connexions à jamais. L’anti-lumière appartenait aux Esprits jusqu’à ce que mon frère et moi ne la leur volions. Envolée, l’extension de moi-même, évanouie la présence de mon Esprit. J’ai volé ce qui leur permettait de contrôler la lumière, leur essence ; car les Esprits sont lumières. J’ai volé et j’ai été punie. Les Esprits seront toujours là pour me hanter, pour me susurrer la haine, la peur, l’angoisse, la souffrance de tous ceux que j’ai déconnectés. Et je vivrai infiniment dans leur chuchotement et les cauchemars jusqu’à ce que je leur rende ce qu’on leur a pris.

Vous pensez que sept-cent ans, c’est long. On a le temps de vivre mille vies. J’en ai expérimenté vingt. Vingt, dans plusieurs corps, de leur aube à leur crépuscule. Je me sens vieille comme un rocher. Je sais que mon temps est venu. Je le sais, je le sens pulser. Sept-cent ans. Il est temps de mourir et de marcher sans laisser de traces.

Encore une vie, une dernière fois.

L’anti-lumière s’est échappée de moi. Si je l’avais encore, je l’aurais rendue depuis longtemps. L’anti-lumière est volatile dans le monde réel. Elle passe d’être en être de génération en génération, ne suivant que ses propres règles. On l’a en soi, inactive, inerte, jusqu’à ce que notre lumière l’éblouisse dans un sursaut d’émotions. Alors, là, elle jaillit et attaque la lumière. Quand on possède l’anti-lumière, on peut déconnecter n’importe qui. Rompre une connexion est aussi facile que claquer des doigts : il suffit d’être en colère.

On rompt la connexion de nos ennemis, mais ce qu’on ne sait pas, c’est qu’elle ronge la nôtre, souterrainement, jusqu’à ce qu’elle s’enfuie. Quand elle s’en va, elle a grignoté toute notre lumière. Elle s’infiltre dans un hôte lumineux, comme un parasite, jusqu’à ce que de déconnexion en déconnexion, il n’en reste plus rien. Et ainsi de suite.

Aujourd’hui, je suis tapie dans les herbes hautes des marécages et j’attends devant une maison sur pilotis, la seule dans le paysage. Le delta de Roche-Lieu, la source des Esprits, le lien entre nos deux mondes.

Je ne suis pas là pour leur rendre l’anti-lumière, car je ne le peux pas maintenant.

Mon frère possédait l’intégralité de la lumière et il en est mort. Posséder toute l’anti-lumière est mortel ; elle tue non seulement la connexion mais aussi l’étincelle de vie. Elle s’est divisée entre Léonce Artéga et moi – parce que nous étions là –, presque naturellement, car un parasite a besoin d’un hôte vivant pour prospérer. Nous aurions pu la rendre tant qu’il était encore temps. Nous ne l’avons pas fait. À présent je dois retrouver les deux parties de l’anti-lumière et les rassembler devant la source. Deux êtres humains à retrouver.

L’anti-lumière ne m’appartient plus. Je l’ai perdue, je l’ai cherchée et je l’ai retrouvée. Valeria porte en elle la moitié que j’ai perdue. L’autre moitié voyage quelque part, à l’autre bout de l’Océotanie.

Valeria vient de déconnecter le père de sa fille, Armand Aster, et vient de signer sa propre déconnexion. Je peux le sentir, après tant d’années à scruter les moindres faits et gestes de cette force. Elle rampe dans le cœur de sa fille, trente-six mois à peine, Judy.

Valeria sort de sa maison sur pilotis. Elle tourne la clef dans la serrure puis la jette dans l’un des nombreux étangs du delta de Roche-Lieu. Elle regarde pour la dernière fois sa maison.

La lumière du soleil rase le sol et fait scintiller la myriade d’hautes herbes des marais qui ploient sous le vent. Valeria se dirige vers une barque. Elle l’a utilisée des centaines de fois, là aussi, ce sera la dernière. Judy somnole sur son dos. Ses pas sont lourds et elle peine à mettre un pas devant l’autre.

Elle monte dans la barque qui se brinquebale de droite à gauche sous leur poids et celui de leurs sacs de vivre. Elle va devoir ramer un mois sur le fleuve Roche-Lieu avant de parvenir à la capitale, là où Armand se trouve. Selon mes calculs (et sans doute les siens), il doit rentrer demain à Roche-Lieu, dans l’après-midi. Il trouvera la maison vide, tous ses espoirs de reconquérir sa connexion avec le Feu envolés. Il ne pensera pas à les chercher à travers la capitale. Trop risqué.

Elle lui a volé ce qu’il avait de plus précieux. Il ne lui pardonnera jamais.

Le temps qu’il comprenne ce qu’elle lui a fait, elle aura disparue. Le temps qu’il comprenne qu’il doit retrouver Judy, elle l’aura cachée.

Mais entre nous, chercher à retrouver sa connexion par l’anti-lumière est vain. Si l’anti-lumière contrôle la lumière, elle ne la rend pas. Jadis, elle écoutait les Esprits. Mais chez un humain, elle n’écoute que les émotions.

Armand ne l’aime plus. Il en a choisi une autre. Elle le sait. Mais elle le cache bien. Quelle meilleure raison pour s’emporter que d’apprendre que le père de son enfant a décidé de la quitter sans rien lui dire ?

La pression des cris dans ma tête s’intensifie, mais je ne les écoute pas.

J’inspire les effluves de la marée.

Valeria redresse le mât. La connexion ne vibre plus sous et sur sa peau. La brise ne l’appelle plus. L’Air l’avait choisie, alors qu’elle n’était qu’une enfant mais... Elle tire la voile.

Ah.

C’est fini.

La barque, oui – ou bateau rafistolé ? – quitte lentement le ponton. Tellement lentement…

Elle détache Judy de son harnais et la place sur ses genoux. Bientôt, elle verra une silhouette petite et trapue entre les roseaux. Elle lève les yeux. Et elle me voit. Elle plisse les yeux. Et elle dit :

— Qui êtes-vous ?

Même bébé Judy me dévisage de ses grands yeux sombres, ses mèches volatiles et vaporeuses soufflées par la mer.

Ça, c’est ce qu’il vous reste à voir.

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