Charlotte arriva juste après le départ du métro. Comme toujours, se dit-elle, amère. Elle soupira. Y avait-il une règle dont elle n’avait pas compris le sens – quelque chose comme Charlotte Bauer ratera toujours son métro lorsqu’elle a mis un peu trop longtemps à lacer ses bottines et qu’elle est sur le point d’être en retard au bureau ?
Elle prit place sur un banc. Sur le siège voisin, un homme somnolait. Elle resserra sa prise sur son sac. Il était trop bien habillé pour dormir dans la rue – et de toutes façons, on fermait les stations la nuit. Panne d’oreiller, peut-être ? Il devait avoir une trentaine d’années, brun, pas très grand. Il portait une cravate noire sur une chemise blanche, avec un pantalon droit, d’une coupe inhabituelle, à liseré rouge, rentré dans de lourdes bottes. Il avait replié sa veste sur son bras. Comme s’il sentait son regard sur elle, il se redressa, cligna des yeux et sembla se souvenir d’où il se trouvait.
– Excusez-moi, madame…
– Mademoiselle, corrigea-t-elle sans y penser.
Elle ne parvenait pas à situer son accent.
– Pardon, mademoiselle. Peut-on accéder à la station Alexanderplatz ?
– La gare, vous voulez dire ? Il n’y a pas de métro à Alex.
D’où sortait ce type ? Il devrait le savoir, non ?
– Ça complique les choses, alors.
Elle haussa un sourcil.
– Vous savez, vous pouvez toujours prendre le tramway, si vous devez prendre un train…
– Non, le tram, ça n’irait pas, dit-il d’un ton catégorique.
Allons bon. Il se reprit :
– Pardonnez-moi. J’ai fait un long voyage et je suis un peu perdu.
– C’est vrai que vous n’avez pas l’air dans votre assiette. Pourquoi devez-vous absolument aller à Alex ?
Il haussa les épaules.
– J’avais retenu l’adresse… J’ai dû confondre.
Le métro en sens inverse apparut dans un fracas. Quand il se fut arrêté, elle demanda :
– Avez-vous quelque part où aller, en dehors du métro ?
– Pas vraiment. J’espérais…
Il fut coupé par le départ du métro sur l’autre quai. Il sembla prendre une décision.
– Merci, je vais y aller, déclara-t-il en rassemblant ses affaires précipitamment.
Le métro de Charlotte entra à son tour avec un sifflement. Un objet métallique tomba de sa veste roulée en boule sans qu’il ne le remarque.
– Bon courage, répondit-elle.
Elle ramassa la chose, mais il était déjà trop loin vers la sortie. Elle jura, et s’enfuit vers son métro, entrant de justesse avant que les portes ne se referment.
C’était une montre, montée sur un bracelet en cuir. Plus épaisse et plus large que les modèles qu’elle connaissait. Dans l’obscurité du souterrain, les aiguilles et les chiffres brillaient faiblement d’un vert jaunâtre. Elle n’avait jamais entendu parler de la Ruhla qui semblait l’avoir fabriquée. Au dos, elle portait une inscription en anglais. Stainless Steel, Waterproof, Made in GDR. Elle n’avait aucune idée de ce que ça pouvait signifier. Elle devrait demander à Kresner au bureau. Elle s’adossa à la paroi et empocha l’objet.
Comment l’inconnu allait-il réagir quand il verra que sa possession avait disparu ? Elle aurait dû lui courir après, mais elle était déjà presque en retard et ne pouvait pas se permettre d’attendre encore le métro suivant. Elle ferait paraître une petite annonce pour le retrouver, se dit-elle. Montre R. bracelet cuir perdue au métro Stefanplatz, mardi matin, s’adresser au journal.
Elle arriva juste à temps pour pointer sans pénalités. Un journaliste indélicat avait posé une pile de papiers sur sa machine à écrire. Jenson, vu l’écriture.
Elle n’eut pas l’occasion de parler à Kresner avant le bouclage de l’édition de l’après-midi. Une nouvelle fracassante avait été diffusée très tôt le matin. On avait trouvé un corps abattu par balle dans les souterrains du métro. Pas loin de sa station habituelle, ce qui lui fit froid dans le dos. On tuait dans le métro ! « Un vrai crime du XXè siècle », écrivait Munch. L’homme était inconnu. Jeune, cheveux coupés courts, vêtu d’une simple chemise, d’un pantalon, et d’une paire de solides bottes cloutées, style militaire. La photo serait connue dans les prochains jours. La piste privilégiée était le règlement de comptes. On avait donné rendez-vous à ce jeunot dans les profondeurs souterraines pour lui tirer dessus à bout portant et le laisser pour mort…
Quand l’édition de l’après-midi fut envoyée aux rotatives, Charlotte s’autorisa une pause casse-croûte et se rendit dans la salle de rédaction. Les hommes ne lui accordaient plus d’attention, depuis le temps qu’elle était là.
– Kresner, j’ai besoin de votre aide.
L’homme feuilletait un journal concurrent, stylo à la main.
– J’ai trouvé ça ce matin, mais je ne sais pas ce que ça veut dire.
Elle tendit la montre. Il haussa un sourcil, mais la prit et l’étudia.
– Acier sans tache, répondit-il enfin. Résistant à l’eau, fait en GDR. Jamais entendu parler de ce pays, ajouta-t-il en lui rendant. Pas une montre exceptionnelle, si vous voulez mon avis. Une contrefaçon, peut-être ? Cet anglais ne veut rien dire. Où avez-vous trouvé ça ?
– Par terre. Quelqu’un a dû la faire tomber.
– Je vois.
Il reprit sa lecture et elle s’éclipsa après l’avoir remercié.
Résistant à l’eau ? Ça méritait une expérience. Elle se munit d’un verre et d’une carafe d’eau et retourna s’enfermer dans son bureau – privilège féminin. Elle remplit le verre d’eau et y plongea la montre, qui donnait toujours l’heure exacte.
Elle se laissa ensuite prendre par le déroulé de la journée – taper les réponses au courrier des lecteurs, prendre l’éditorial en dictée, essayer de ne pas s’arracher les cheveux sur l’orthographe déplorable de Müller, qui écrivait les compte-rendus des soirées théâtre et opéra et estimait que se relire était une marque de faiblesse.
– Dis donc, vous savez que les montres, ça ne se bouture pas ?
Elle sursauta, ripant sur les touches de la machine à écrire. Elle n’avait pas entendu la porte s’ouvrir. Kresner avait sorti l’objet en question de son verre et le tenait dégoulinant entre le pouce et l’index.
– Vous l’avez complètement noyée, ma parole ! Vous savez, ils ont beau dire, la montre aquatique, ça n’existe pas encore. Celle-ci est fichue. Vous feriez mieux de la jeter.
Elle la récupéra et la remis dans sa poche, honteuse.
– Que vouliez-vous ? Demanda-t-elle, un peu trop abruptement.
– Vous donner ça à retaper. Je ne serai pas là pendant quelques jours, le patron m’envoie en mission. (Il hésita.) Soyez prudente quand vous rentrez, hein ? On ne voudrait pas, que, enfin…
– Ne vous en faites pas, fit-elle du ton le plus rassurant qu’elle puisse avoir. Je ne compte pas aller me balader dans les couloirs toute seule.
Il eut un petit sourire gêné et s’en fut.
Elle secoua la tête. Les hommes… Elle sortit la montre de la poche. Elle fonctionnait parfaitement, malgré la trace sombre qui marquait désormais le cuir. Ça n’existe pas encore, hein ? Fabriqué dans un pays inconnu au bataillon ? Il voulait aller à Alex en métro et avait eu l’air surpris d’apprendre que c’était impossible. Elle se souvint de la coupe de ses vêtements. Bien sûr, dans la pénombre, il était difficile de discerner, mais il portait une chemise, un pantalon gris à liseré rouge et des bottes de style militaire.
Alors quoi ? D’où viendrait ce type ? D’un endroit où les montres résistaient à l’eau et où il y avait une station de métro à Alexanderplatz ? Était-il lié avec le meurtre ? Avait-il tué ? Il n’avait pas de sang sur ses vêtements. Mais il faisait noir, elle n’avait peut-être pas bien vu… Elle était ridicule, à faire des suppositions sur un homme vu cinq minutes au détour d’une station de métro et de sa montre. Elle publierait une annonce dans l’édition du lendemain si elle ne le recroisait pas le soir et s’arrangerait pour ne pas le rencontrer seule, et cette histoire serait finie.
Elle s’attaqua à la prose de Kresner – enfin quelqu’un qui respectait les doubles consonnes et les « s » finaux. Sympathique avec ça, et il avait de l’avenir dans le journalisme… Elle se secoua, rougissante. Il méritaity plutôt une vraie fille, qui n’avait certainement pas les doigts tachés d’encre à longueur de journée, et ne râlerait probablement pas pour des virgules mal placées dans ses lettres d’amour. Cette jeune dame-là serait parfaite comme épouse du grand reporter. À elle, il lui restait la machine à écrire : une amie fidèle, et qui lui tenait compagnie avec ses cliquetis et le ronronnement du rouleau ramené d’un geste à son point de départ. Et puis, une machine, quand on ne l’aimait plus, on pouvait la remplacer…
– Je ne te remplacerai pas, chuchota Charlotte, même si, en la matière, elle était soumise aux desiderata du patron, qui restait propriétaire de la machine, du papier, de l’encre, de la table, de sa chaise et du plus clair du temps de Charlotte. Ses meilleures années passées encompagnie d’une bête métallique aux multiples bras et jambes... Elle devenait vraiment ridicule.
Quand elle eut fini de recopier, elle jeta un coup d’œil à la montre. Il était l’heure ! Elle recouvrit la machine de sa housse, enfila sa veste et son sac à la hâte en vérifiant le contenu de ses poches, pointa et se précipita vers le métro.
Elle entendit la rame précédente s’éloigner alors qu’elle descendait les escaliers menant aux quais. Le théorème marchait même pour le trajet retour. Elle attendit en caressant du pouce la montre dans sa poche. La rame suivante était bondée. Elle trouva une place à côté d’un groupe d’ouvriers qui sentaient les produits chimiques et fut heureuse de s’en échapper à sa station.
Il l’attendait, toujours avec sa veste nouée en boule. Elle prit une grande inspiration et redressa le menton. C’était peut-être un meurtrier…
– J’ai retrouvé ceci, mais je n’ai pas pu vous le rendre ce matin. Je voulais publier une annonce dans le Progrès…
Elle s’interrompit. Elle avait parlé trop vite et s’il venait d’un monde avec une station de métro à Alex, le Progrès ne lui dirait rien. Elle se contenta donc de sortir la montre.
– Elle résiste vraiment à l’eau, dit-elle, pour se donner une contenance. C’est loin, la GDR ?
Il lui lança un regard méfiant.
– Vous disiez venir de loin, ce matin, tenta-t-elle de se justifier, avant de finalement se taire, les joues écarlates.
– Vous lui avez fait prendre un bain ? Demanda-t-il, incrédule.
– Je voulais… tester. Le collègue à qui j’ai demandé a dit que les montres résistantes à l’eau n’existaient pas vraiment, et l’acier sans tache non plus, d’ailleurs, quoique ce fut.
– Ça veut dire qu’il ne rouillera pas. Par contre, vous avez flingué le bracelet…
Il la tourna dans tous les sens, comme pour vérifier qu’elle n’avait pas été plus endommagée. Charlotte demanda à brûle-pourpoint :
– Avez-vous tué ce type, dans le métro ?
Il lâcha la montre. Il avait blêmi.
– Monsieur… ?
– Il s’appelait Georg, dit-il d’une voix sourde.
Oh, grand Dieu. Il l’avait tué.
– Il passait son service militaire à patrouiller sur les quais d’une gare où les trains ne s’arrêtent jamais, ajouta-t-il, si bas qu’elle l’entendit à peine sous le brouhaha autour d’elle. Il n’aurait pas dû…
Le reste de la phrase fut coupée par l’arrivée d’un métro, mais elle savait ce qu’il allait dire.
– Ce n’était pas vous, dit-elle.
– Le coup est parti de mon arme. Il me l’avait prise, mais on ne peut plus le prouver. Vous comptez me dénoncer ? Ce serait une condamnation à mort, non ?
– Probablement.
– Pendaison, alors. Ça ne doit pas faire si mal que ça.
Il fut heureusement couvert par le départ du métro.
– Ne dites pas des choses pareilles !
Elle ramassa la montre – encore.
– Vous allez finir par l’abîmer.
– C’était la sienne, il ne la portera plus.
Elle déglutit, hésita.
– Je ne vous dénoncerai pas. Vous n’avez toujours nulle part où aller ?
– Non.
– J’aurais peut-être quelque chose pour vous, si vous me parlez de la GDR.
– Arrêtez de l’appeler comme ça, c’est insupportable. Ça veut dire République Démocratique Allemande.
– Pas si loin que ça, alors. Venez, sortons. Vous serez mieux à la lumière du jour.
Le vernis de son accent avait craqué dans sa dernière réplique. Un campagnard, à n’en pas douter. Il la suivit docilement. Ils grimpèrent plusieurs volées d’escalier et se retrouvèrent à l’air libre. Il faisait encore jour, l'air sentait le printemps. Bien mieux que l'air confiné de la station.
– Pourquoi vouliez-vous vous rendre à Alex, ce matin ?
– C’est une station ancienne, toujours accessible, et je suis certain qu’elle n’a pas changé denom au fil du temps, ce qui n’est pas le cas pour toutes. Je ne pouvais pas deviner que…
Il ne termina pas. Elle nota sa question suivante dans un coin de sa tête. Pas en public.
– Aimez-vous le chou ?
– Pourquoi ?
– J’en ai un à la maison. (Devant son visage interloqué, elle expliqua :) Vous avez l’air de ne pas avoir mangé ou dormi depuis des jours. Vous avez besoin d’un abri. Vous allez vous effondrer dans peu de temps, et si le moindre agent de police vous surprend dans cet état, ils vont avoir des questions.
– Je pourrais m’en tirer.
Elle en doutait. Il avait avoué pour la GDR, ou plutôt la RDA. Au mieux, on lui trouverait une place en maison pour les pauvres. Elle n'en avait pas beaucoup entenud de bien. Elle sortit de ses pensées quand il vacilla. Elle l’attrapa solidement par le bras.
– Voyez ce que je vous disais ? Grogna-t-elle. Allez, ce n’est plus loin.
Il restait bien bâti et pesait son poids, surtout qu’il traînait des pieds. Ils parvinrent bientôt à son immeuble. Elle ouvrit la porte, referma.
– Maintenant, plus un bruit. Je ne veux pas qu’on se dise que je ramène des inconnus chez moi à la première occasion.
– Z’auriez pu y penser plus tôt, marmonna-t-il.
– Chut !
Ils traversèrent la cour aussi discrètement que le permettaient des bottes cloutées et s’engagèrent dans les derniers escaliers de la journée. Ils parvinrent essoufflés au quatrième. Le bébé de la voisine était encore en train de pleurer. Elle lui tint la porte et referma à clé après leur entrée.
– Bien, fit-elle en le regardant enlever péniblement ses chaussures. La vérité, à présent.
– Pardon ?
Elle lui lança un regard noir.
– Ne me prenez pas pour une andouille non plus. Qu’est-ce que vous foutez ici ? Vous préférez que je vous dénonce ? Je peux encore changer d’avis…
– Non ! Surtout pas !
Il tremblait tellement qu’il vacilla. Elle le fit s’asseoir sur une chaise. Il ne réagissait plus.
– S’il vous plaît… Restez avec moi. Vous m’entendez ?
Elle s’agenouilla en face de lui et lui prit les mains.
– Je suis là. Vous êtes en sécurité. On ne vous trouvera pas ici. Je peux vous aider. Vous êtes en sécurité.
Il lui agrippa les mains. Elle continua à psalmodier ses mots apaisants, observant comment ses yeux reprenaient vie.
– Ça va, je suis là, marmonna-t-il au bout d’un moment. Pardon.
– Il n’y a pas de quoi. Ça n’a pas dû être facile pour vous, ces derniers temps.
– C’est le cas de le dire, ricana-t-il.
Elle crut qu’il allait craquer à nouveau et partir dans un fou rire irrépressible. Il reprit cependant vite le contrôle sur lui-même. Réalisant leurs positions, il lâcha ses mains et se redressa, avant de demander sur un ton prudent :
– Qu’avez-vous compris, exactement ?
– Ça n’a pas beaucoup de sens, je dois avouer. La seule option valable, c’est que vous veniez du futur, ou que vous soyez victime d’une farce très élaborée.
Il jura et enfouit son visage dans ses mains.
– Donnez-moi au moins votre nom, insista-t-elle. Moi, c’est Charlotte Bauer.
Il marmonna quelque chose entre ses doigts. Au moins n’était-il pas en proie à une nouvelle attaque de panique.
– Pardon ?
– Werner Halland, répéta-t-il en refaisant surface.
– Enchantée. D’où venez-vous, Werner Halland ?
– Magdala, entre Iéna et Weimar. Ne me regardez pas comme ça. C’est la Thuringe. On est contents quand une ville fait plus de deux mille habitants.
– Et que venez-vous faire à Berlin ?
– Il semblerait que nous ayons pris le mauvais couloir de métro.
Il éclata d’un rire rauque en voyant sa tête.
– On n’aurait pas dû se retrouver ici, développa-t-il. Georg et moi, je veux dire. Il était des troupes aux frontières, moi à la Sécurité d’État. On était dans le métro, en essayant d’empêcher des… agents provocateurs de fuir. Ils ont pris un tunnel que nous ne connaissions pas, on les a suivis et on s’est retrouvés ici. On a essayé de retourner sur nos pas, mais le tunnel s’était refermé. On n’avait jamais vu ça auparavant. Georg n’a pas supporté l’idée d’être bloqué ici. Ça lui a fait un trop gros choc. Il a profité de la confusion pour me prendre mon arme et la retourner contre lui-même avant que je ne puisse l’en empêcher. Il enfouit à nouveau son visage entre ses mains dans un sanglot. Elle eut besoin de quelques instants pour accuser le choc. Elle s’empêcha de l’imaginer voler sa montre à un cadavre tout frais.
– Vos agents provocateurs. Ils sont ici aussi ?
Il renifla, essuya ses larmes. Elle détourna les yeux le temps qu’il se remette.
– Oui, affirma-t-il, la voix tremblante.
Il se racla la gorge et reprit d’un ton plus assuré :
– On les a perdus en sortant.
– Aucune idée de là où ils ont pu aller ?
– Non. Je sais qu’ils ont un plan de la partie ouest, et ils doivent penser qu’on n’osera pas y mettre les pieds. J’ai essayé de les retrouver, mais je me suis perdu, et je devais essayer de vous rejoindre…
– C’est une grande ville, remarqua Charlotte, sans s’appesantir sur la partition.
– Ils n’ont pas d’argent et plus de réseau ici. On devrait pouvoir les retrouver, non ?
– Hum. S’ils se perdent dans la masse des ouvriers, on aura du mal. Toutes les semaines des dizaines de jeunes de la campagne débarquent ici pour trouver du travail. Pas très dur de passer inaperçu, dans ces cas-là.
– Il faut que je les retrouve, déclara-t-il, déterminé. Georg s’est tué à cause d’eux.
– Je dois avoir un plan de la ville, déclara Charlotte après un court silence. Ça vous intéresse ?
– Ce serait un bon début. (Il hésita.) Vous aviez parlé de chou ?
– Grand Dieu, le chou, je l’avais oublié. Avec des pommes de terre ? Vous pouvez les éplucher ?
– Bien sûr.
Le silence retomba pendant qu’ils cuisinaient, puis elle sortit sa carte et le laissa l’étudier alors que les légumes cuisaient.
Il avait récupéré un petit carnet dans sa veste et prenait des notes. Il lui posa des questions sur l’occupation des différents quartiers et des bourgs de banlieue auxquelles elle s’attacha à répondre du mieux possible.
Ils s’interrompirent pour le repas. Pendant un moment, ils mangèrent en silence.
Charlotte repassait dans son esprit toutes les choses étranges qu’elle avait relevées dans les paroles de Halland. Elle posa la première question quand il eut fini son assiette.
– Pourquoi votre Berlin est-elle coupée en deux ?
– Tout le pays est coupé en deux. On a perdu une guerre et les occupants se sont partagés le territoire. Berlin a subi le même sort.
– Vous êtes de quel côté ?
– À l’Est. République Démocratique d’Allemagne, comme vous le savez.
– Et de l’autre côté ?
– Des fascistes, cracha-t-il.
– Quoi ?
Son étonnement le prit de cours.
– Vous ne savez pas ce que c’est ? Vous voyez ces types militaristes, chauvins, qui sont persuadés qu’ils sont les meilleurs et que les autres sont inférieurs ? (Elle hocha la tête.) Des fascistes. Ils ont fondé une dictature avant la guerre, ils ont commis des crimes innombrables et ont mis le monde à feu et à sang. Quand ils ont fini par perdre, on les a virés de l’administration chez nous, mais beaucoup sont restés à leur place à l’Ouest et occupent parfois des places au gouvernement.
– Mais dans ce cas, pourquoi y aller ?
– Qu’est-ce que j’en sais, moi ? (Il haussa les épaules.) Probablement qu’ils sont fascistes aussi.
Logique.
– Si j’étais eux, déclara Charlotte après un instant de réflexion, je profiterai de cette nouvelle vie pour me fondre dans la masse. Ça leur donne des années d’avance. Ils peuvent tout prévoir.
– Je préférerais qu’ils se fassent remarquer et qu’on les récupère.
Elle faillit lui demander s’il pensait vraiment rentrer chez lui. Un coup d’œil à son visage fatigué l’en dissuada. À la place, elle rassembla les assiettes et les couverts.
– À votre tour, proposa Halland avant qu’elle ne se lève. Vous ne m’avez pas dit ce que vous faisiez dans la vie.
– Presque uniquement du secrétariat, éluda-t-elle.
– Et vous aidez régulièrement des types paumés à l’air louche ?
– Non, mais il faut dire qu’on ne croise pas souvent des gens de la Sécurité d’État d’un pays qui n’existe pas encore. C’est quand, chez vous, d’ailleurs ?
– 1971, répondit-il sans hésiter.
Presque impossible à vérifier. Il fallait le croire sur parole.
– Vous devenez de plus en plus intéressant.
– Ah oui ? Secrétariat dans quoi ?
Il ne perdait pas le nord.
– Je travaille pour un journal, le Progrès, et je passe le plus clair de mon temps à retaper les articles au propre. De temps en temps, je vais à la pêche aux informations. Je peux vous aider à retrouver vos échappés.
– Ça peut être utile, concéda-t-il. Quel genre de journal ?
– Social-démocrate, tendance libérale. C’était l’un des rares à embaucher les femmes, et je ne voulais pas me retrouver dans une administration. J’ai grandi dans les faubourgs ouvriers. Je connais encore du monde sur place. Vous n’avez aucune idée de la géographie locale. Vous avez en outre besoin d’un endroit où dormir et de nouveaux habits. Je peux vous fournir tout ça.
– Pourquoi ?
– Je vous l’ai dit, vous m’intéressez.
Il eut l’air de comprendre. Elle proposa :
– Vous viendrez avec moi demain matin. Je vous présenterai à mon chef.
– Sûrement pas.
Il avait pâli.
– Calmez-vous. Je ne parle pas de raconter vos aventures au monde entier, seulement de vous trouver un boulot. Je ne peux pas tout payer pour deux. De plus, si vous entrez au journal, vous aurez une bonne excuse pour fouiller partout. Je n’aurais qu’à dire que vous êtes l’un de mes cousins, j’en ai une vingtaine.
– Vous pensez que ça marchera ?
– Mais oui. Il faudra seulement que j’emprunte des vêtements chez la voisine, son mari fait à peu près votre taille… J’inventerai bien quelque chose.
Il n’argumenta pas plus. Elle finit de débarrasser et fit la vaisselle pendant qu’il se penchait à nouveau sur son plan. Il était plus de onze heures du soir lorsqu’elle finit.
– Vous dormirez dans le canapé, décréta-t-elle. C’est ce que fait ma mère quand elle me rend visite. J’ai des couvertures supplémentaires et vous serez juste à côté du poêle, vous ne devriez pas avoir froid.
– Merci.
Il replia sa carte tandis qu’elle sortait les draps qu’elle lui passa.
– Eh bien, bonne nuit, fit-elle.
– Bonne nuit. Merci pour tout.
Elle lui sourit, puis entra dans sa chambre et referma la porte derrière elle. Pas moyen de fermer à clef. Elle poussa sa commode devant le battant. Mieux valait être prudente lorsqu’on ramenait chez soi des inconnus étranges… Elle l’entendit tourner en rond un long moment dans le salon. Elle s’endormit bien avant lui.