Nous avons l’Œil et vous possédiez la Tête. Nous avions un accord. Nous ne sommes pas certains de ce qu’il en ressortira, mais il est clair que ces deux ressources doivent se rencontrer et agir pour gouverner. Vous devez redevenir maître en votre domaine, cher Grand Roi. Sans cela, je crains que nos arrangements en pâtissent. Je soutiendrai toujours votre place de suzerain, mais qu’en sera-t-il de tout le Conseil s’il réalise que vous avez perdu la main ? Nous devons y remédier au plus vite. Bien entendu, vous pourrez compter sur les troupes d’Esli. N’est-ce pas là le but principal de nos Elfes et de la formation que nous leur offrons en continu ?
Veuillez agréer mon respect, mes amitiés et mon soutien,
Toron, représentant d’Esli
1. Collision
Kalan, appuyé contre son amie Ahia en forme de jument, marchait perdu dans ses pensées. Son frère Nessan n’avait repris connaissance qu’après une journée entière de marche, puis avait à nouveau plongé dans le coma. Son état ne s’était pas amélioré depuis. Le jeune Sombre ne s’attendait donc pas à l’entendre gémir.
— Kalan ? demanda Nessan d’une voix rauque, soulevant la tête avec difficulté.
Kalan se tourna promptement vers son frère. Il était heureux de le voir à nouveau conscient, mais inquiet par le ton de sa voix.
— Je suis là Ness, tout va bien. On est en sécurité, assura-t-il d’une voix réconfortante.
Nessan ne sembla même pas l’entendre. Il se contenta d’ouvrir grand les yeux puis se débattit en tous sens. Solidement accroché sur le dos d’Ahia, il s’affolait de se sentir coincé. Son corps entier donnait de violents coups pour s’extirper. Une peine immense s’abattit sur le cœur de Kalan qui tenta de lui venir en aide.
— Calme-toi, Nessan ! lui cria-t-il. Je vais te détacher.
Mais il n’arrivait à rien. Nessan gesticulait et criait des absurdités, les yeux écarquillés :
— Du feu, tout brûle ! Arrêtez ! Je vous en supplie, arrêtez ! Laissez-moi ! Je me noie, à l’aide !
La panique gagna également Kalan, impuissant à calmer son frère au regard fou. Ahia s’était arrêtée et regardait le Sombre se tortiller sur son dos. Popi avait sauté des fontes et courait autour d’eux en aboyant. Kalan finit par sauter sur son amie en saisissant son frère à bras le corps. Celui-ci lui envoyait des coups et lui vrillait les tympans. La scène était tout ce qu’il y avait de plus chaotique.
— Ahia, fais quelque chose ! supplia Kalan.
C’était lâche de compter sur elle dans une situation aussi confuse, mais cela porta ses fruits. Elle retrouva la faculté de penser et d’agir. La jument disparut et les frères tombèrent à terre. Sous les traits d’une Hypnotique, elle se jeta sur Nessan et le serra de toutes ses forces. Petit à petit, Kalan sentit son jumeau perdre de sa fougue et s’endormir. Les camarades s’affalèrent sur le sol et Kalan roula à côté de son frère, haletant. Ahia se recula et s’assit, l’air ébranlé. Elle avait une marque violette de petite taille au front, entourant son losange argenté. Kalan était bouleversé de voir son amie en forme d’Hypnotique, bien plus qu’en animal ou en Cornide, mais il essaya de refouler ce sentiment. Ahia souffrait bien assez de son énigmatique différence. Il reprit son souffle avec peine et regarda son jumeau étalé au sol. Malgré son physique frêle, Nessan avait usé de l’énergie du désespoir pour se débattre. Popi vint lui renifler le visage et le lécha en couinant. Il avait perdu la tête, c’était certain, même le chiot s’en rendait compte. Seul point positif, Ahia leur faisait traverser le royaume loin des grands chemins, personne n’avait donc entendu ce vacarme.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demanda Kalan, abasourdi.
— Il a repris connaissance et toutes les douleurs et les peurs en lui ont éclaté, expliqua Ahia tristement. Je sens sa peine depuis le début, il n’est pas beaucoup mieux maintenant qu’il dort, malheureusement.
— C’est toi qui l’as endormi ?
— Oui, je lui ai envoyé toutes les sensations et les pensées d’un sommeil protecteur et ça a fini par payer. D’une certaine façon, c’est une chance qu’il soit si faible parce que j’ai peu de pouvoir et je n’ai réussi que de justesse à le calmer.
— J’ai l’impression qu’on l’a manipulé, je n’aime pas ça…
— Moi non plus, mais j’avais trop peur qu’il se fasse mal pour le laisser faire. Je ne l’ai pas blessé, contrairement à l’Hypnotique aux cheveux rouges, si ça peut te rassurer.
Kalan soupira. Il ne s’y connaissait pas assez en Hypnose pour être rassuré, mais il faisait confiance à Ahia. Il se releva difficilement et aida son amie à se mettre debout. Il voulut se pencher pour porter Nessan, mais la fatigue lui fit tourner la tête. Il chancela et retrouva de justesse son équilibre sur ses deux pieds, bien écartés l’un de l’autre.
— Tiens bon le temps de mettre Nessan sur mon dos, je te porterai, lui transmit en pensées Ahia qui avait repris sa forme équine. On ira se cacher et on dormira un peu. On va mourir bêtement de fatigue si on continue.
Kalan installa la selle, les cordes qui servaient à maintenir Nessan et les fontes. Ahia se coucha ensuite par terre pour faciliter la vie à son ami et Popi sauta à bord. Kalan prit Nessan dans ses bras puis se mit à califourchon sur Ahia, chose qu’il n’aurait jamais pensé faire de sa vie avant de savoir qu’elle était une Omnifaune. C’était le terme qui avait été élu pour qualifier sa capacité à prendre la forme de divers animaux.
Les deux camarades avaient partagé leur vie depuis leurs neuf ans, grandi ensemble et pourtant Ahia n’avait jamais pu confier ce secret à Kalan. Un secret qui concernait également ses origines, fille d’une Hypnotique et d’un Sombre. Les deux camarades étaient partis chacun de leur côté vers l’âge de seize ans, l’une explorant le monde, l’autre travaillant à Réonde avec son frère. Leurs retrouvailles s’étaient avérées plus troublées que prévu. Ahia était venue les secourir alors que les frères se trouvaient en prison et que Nessan souffrait des lourds dégâts psychiques d’un Hypnotique d’Esli. C’était dans un état de désespoir et de peine que Kalan avait eu la surprise de voir son amie ouvrir la porte de sa cellule pour les sauver, lui et son jumeau, d’un terrible avenir.
Il n’avait alors pas pu prendre le temps de comprendre ce que lui montraient ses yeux : sa meilleure amie passait aisément de la forme d’insecte minuscule à mammifère imposant, attaquant tous les gardes de la prison sans que ceux-ci puissent réaliser ce qui se déroulait. Loin de Réonde, Ahia avait pu confier ses secrets à Kalan.
À ce jour, il avait bien intégré l’idée que son amie d’enfance possédait des capacités hors du commun, mais il ne s’était pas encore habitué à toutes les facettes de cette faculté. Lui qui n’était pratiquement jamais monté à cheval de sa vie se tenait à présent sur… Ahia. Il dut se concentrer pour ne pas tomber alors qu’elle se relevait, tenant fermement Nessan. Il le trouvait si affaibli et pourtant il y avait une telle tempête à l’intérieur de son être que cela effraya Kalan. Sa souffrance et ses peurs devaient être démesurées.
— N’en rajoute pas une couche, lui intima Ahia. C’est déjà assez pénible pour moi de supporter les douleurs de Ness, alors ne t’y mets pas. On va trouver une solution, laisse-moi un peu d’espoir ! Prends exemple sur Popi : lui, c’est un compagnon agréable.
Il était vrai qu’Ahia avait aussi des dons d’Empathie et percevait les émotions de ses proches qu’elle le veuille ou non, surtout celles de Kalan avec qui elle avait tissé un lien particulier.
— Oui, c’est juste, il amène beaucoup à cette expédition, admit Kalan en regardant le petit chien, sourire aux lèvres.
Il avait sauvé le chiot d’un avenir misérable et le petit animal profitait depuis de chaque instant. Nessan et lui s’étaient mis dans un sacré bourbier dont il ne voyait pas le fond, mais au moins auraient-ils rendu la vie de Popi meilleure.
La forêt qui jusqu’ici présentait un sol relativement dégagé devint de plus en plus impénétrable. Cependant, il était hors de question de rejoindre le moindre chemin que la garde aurait pu emprunter. Ahia traversa donc les sous-bois en enjambant ronces et buissons. Elle transpirait sous l’effort, bien que cela ne dure pas longtemps. Elle finit par trouver un lieu à l’abri des regards et assez bien dégagé. Kalan se laissa glisser à terre, puis fit descendre Nessan et Popi. Il installa une couche en se servant de la selle et de son tapis pour y allonger son frère puis il lui épongea le front avec sa manche. Son jumeau n’était pas en forme. Le chiot profita du confort que procurait le creux de son épaule pour se rouler en boule, et s’y endormit aussitôt.
— Tiens ! Ça apaise un peu sa peine de sentir le pelage de Popi contre sa joue, remarqua Ahia qui avait pris une forme de Sombre.
Elle s’approcha de Nessan et lui caressa la joue.
— Je ne pensais pas qu’il pouvait sentir cette douceur dans son état, ajouta-t-elle.
— On est visiblement loin de tout savoir sur les Elfes. Et sur les chiens non plus, remarqua Kalan qui essayait de faire plus attention aux autres espèces.
— On devrait peut-être laisser plus souvent Popi l’approcher et lui parler d’une voix douce. Qu’est-ce que tu en dis ?
— Popi n’est surement pas capable de lui parler d’une voix douce.
Ahia lui tira la langue et Kalan esquissa un sourire.
— Je ne suis pas très doué pour les mots doux, admit-il, mais je peux essayer. Pour le moment, je vais plutôt m’écrouler et dormir.
Il se serra contre son frère afin de profiter d’un bout de sa couche et s’endormit comme une pierre.